Pour parler sérieusement de la fin, le plus simple et le plus logique n’est-il pas de commencer par le commencement ? Alors, une fois n’est pas coutume, nous allons commencer par rendre à Saint Jean un hommage appuyé. Non pas seulement  parce qu’il est, comme chacun sait, le dernier et le plus jeune des douze apôtres, et l’auteur du dernier des quatre évangiles canoniques. Non pas non plus parce qu’il serait l’auteur du dernier des livres de la Bible chrétienne, l’Apocalypse, un singulier écrit où, à grands coups de visions fantastiques pleines de cavaliers, de trompettes, de coupes, de sceaux, de dragons et de bêtes, une certaine fin des temps se trouve largement évoquée. Ces points sont importants, certes, et ils n’ont pas peu contribué à la fascination persistante qu’exerce le personnage. Mais pour nous, il y a bien mieux encore. Ce qui, d’un point de vue oulipien (le seul qui nous intéresse ici), est remarquable chez notre évangéliste, c’est la formidable intuition qui lui a permis de saisir d’emblée le lien intime qui unit deux disciplines que l’on n’avait pas coutume d’associer avant lui, à savoir la théologie d’une part et, d’autre part, la philologie, ou plus simplement la grammaire : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu » ose-t-il affirmer en tête de son évangile. Une déclaration dont, malgré une vingtaine de siècles d’exégèse, de gloses et de commentaires, on n’a peut-être pas encore mesuré toutes les implications[i].

 Si, comme l’a fait Hugo dans un vers fameux (« Car le mot c’est le Verbe et le Verbe c’est Dieu »), l’on prend le mot verbe dans son sens étymologique, (celui de « mot ») n’a-t-on pas là la source de toute la tradition à laquelle les Oulipiens se rattachent, celle qui met le mot à l’origine de la création littéraire ? Je soupçonne fort Mallarmé, pour ne prendre que cet exemple, d’y avoir songé lorsqu’il proclamait la nécessité de « céder l’initiative aux mots[ii] ». « Céder l’initiative aux mots », n’est-ce pas exactement mettre le mot, autrement dit le verbe, au commencement ?

Mais, allez-vous sans doute me dire, en quoi cette vision oulipiennement correcte de la Genèse est-elle en rapport avec le thème qui nous occupe aujourd’hui, celui de la fin des temps ? J’y viens donc, et vous dis sans tarder le fond de ma pensée (admirez en passant ce bel alexandrin) : je suis persuadé que la déclaration johannique est susceptible de nous apporter une aide précieuse dans notre réflexion présente ; il suffit pour cela de prendre les  deux mots « verbe » et « temps » dans leur sens le plus simple, le plus scolaire, et donc le plus immédiatement accessible à tous, leur sens grammatical.

Examinons donc les choses de plus près. Aux temps, désormais bien lointains, où l’on se souciait encore d’enseigner la grammaire aux enfants de France, on leur apprenait que le verbe  a un certain nombre de caractéristiques, et notamment celle de se conjuguer, c’est-à-dire de revêtir des formes différentes en fonction de la diversité des situations, selon la personne, le mode et le temps que l’on veut désigner. Après quoi, on entreprenait de les initier, non sans mal parfois (pour l’initiateur autant que pour l’initié), à l’organisation complexe du système des temps, qui répond non seulement aux trois divisions simples du passé, du présent et du futur, mais permet aussi  d’exprimer le futur dans le passé, ou le passé dans le futur.

Or, tous ces précieux temps grammaticaux, dont les linguistes nous disent qu’ils se sont laborieusement mis en place dans chacune des grandes langues de l’humanité, ne sont pas un acquis pour l’éternité. Comme les civilisations selon Valéry, ils se sont révélés mortels. Force est de constater qu’une partie de plus en plus grande d’entre eux a progressivement disparu de l’usage. Ronsard l’avait bien pressenti, lui qui constatait avec tristesse : « Le temps s’en va, le temps s’en va, Madame», sans éprouver d’ailleurs le besoin de dire à quel temps précisément il faisait allusion, tant le phénomène lui paraissait susceptible de les toucher tous. En ce sens, on peut dire que la fin des temps est déjà en cours, et depuis bien plus longtemps qu’on ne le croit. Qui connaît encore, par exemple,  l’aoriste, qui fut l’un des plus beaux fleurons de la conjugaison grecque ? Et pourtant, cet heureux temps n’est plus. Oui, la véritable fin des temps, ce n’est donc  pas le grand naufage, ni le grand déluge, ni le grand séisme, ni le grand embrasement cosmique tant attendu par les uns, tant redouté par les autres. C’est un lent  et long grignotage,  que seuls perçoivent les amoureux du langage.

Le cas le plus connu, et le plus emblématique, est évidemment celui de l’imparfait du subjonctif. On sait que dès le mileu du XIXème siècle les gens de goût, n’hésitant pas à braver la stricte correction grammaticale, évitaient d’employer dans leur textes les formes de ce temps, qu’ils jugeaient par trop malsonnantes et ridicules. Fallait-il que l’on fût déjà bien laxiste pour que l’on laissât faire et ne s’indignât point de cet abandon !

 Mais d’autres temps de la conjugaison française sont en train de connaître un sort malheureusement analogue. Le passé simple  d’abord, surtout à la première ou à la deuxième personne du pluriel : avec ses aimâtes et ses chantâtes, ses mîmes et ses vîtes, ses bûmes, ses dûmes et ses pûtes, il ne survit chez les collégiens que comme source de plaisanteries. Vient ensuite le passé antérieur  : ce malheureux est fortement perturbé par sa ressemblance avec le plus-que-parfait du subjonctif, qui lui-même ne se distingue guère du conditionnel passé 2ème forme. Pour ne rien dire du futur antérieur qui, bien que capable de ce tour de force qui consiste à introduire le passé dans le futur, aura bientôt sombré dans l’oubli… Et l’on peut craindre que ce mouvement de dépouillement ne continue inexorablement. Si on le laisse faire, le temps finira par tuer les temps et nous mènera à ce qui, pour beaucoup, serait la catastrophe grammaticale ultime, celle où le verbe subsisterait, mais serait entièrement privé des marques du temps. On en serait alors réduit, pour parvenir malgré tout à l’indispensable expression de la temporalité, à recourir à un bien grossier expédient : flanquer d’un adverbe un verbe à l’infinitif, comme c’était le cas dans le parler « petit-nègre », qu’étaient supposés utiliser les indigènes des anciennes colonies françaises.

 Pas question pour nous, vous l’aurez compris, d’accepter sans réagir cette désolante dérive. Il faut impérativement trouver la parade. Comment ? En partant courageusement à la recherche des temps perdus. De grands ancêtres l’ont fait avant nous.Vous devinez sans peine à qui je pense en tout premier. A l’immortel Alphonse Allais, bien entendu, qui, dans un poème fameux, a su réhabiliter avec grâce les formes d’un temps injustement négligé :

 

Complainte amoureuse[iii]

 

Oui dès l’instant que je vous vis


Beauté féroce, vous me plûtes


De l’amour qu’en vos yeux je pris


Sur-le-champ vous vous aperçûtes


Ah ! Fallait-il que vous me plussiez


Qu’ingénument je vous le disse


Qu’avec orgueil vous vous tussiez


Fallait-il que je vous aimasse


Que vous me désespérassiez


Et qu’enfin je m’opiniâtrasse


Et que je vous idolâtrasse


Pour que vous m’assassinassiez[iv] ?

 

Inspirons-nous de cet exemple. Faisons mentir la plate sagesse, faite surtout d’ignorance et de résignation, qui prétend que le temps perdu ne se retrouve jamais plus. N’est-il pas rassurant de penser qu’un peu de grammaire suffit pour éloigner définitivement la vieille crainte humaine de la fin des temps ?

 

[i]On se souvient que Ian Monk s’est posé cette pertinente question : « mais quel est donc ce Verbe qui est au commencement ? », et a démontré de façon convaincante que ce ne pouvait être que  le verbe abaisser. Voir la  Bibliothèque Oulipienne, n° 121 Aux origines du langage

[ii]« L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés », Mallarmé, « Crise de vers », dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. de la Pléiade, 1945, p. 366.

[iii]  Par les bois du Djinn poésies complètes, Alphonse ALLAIS, « édition établie, préfacée et annotée par François Caradec », Fayard, 1997, p131.

[iv]A la réunion de mai 2006, F. Caradec a signalé aux oulipiens qu’une autre version de ce poème est reproduite par P. Larousse, à l’article subjonctif de son Dictionnaire du XIXème siècle : elle est donnée sans nom d’auteur, ce qui pose un problème que seule la science de F. Caradec est capable de résoudre. Elle a en outre la particularité de compter pas moins de 13 vers supplémentaires, qui viennent se glisser entre les vers 4 et 5 de la version figurant dans les œuvres d’Alphonse Allais . Des vers qu’il vaut la peine de reproduire ici,  car on voit que le passé simple y est traité avec autant de révérence que l’imparfait du subjonctif :

Mais de quel air froid vous reçûtes

Tous les soins que je vous rendis !

Combien de soupirs je perdis !

De quelle cruauté vous fûtes !

Et quel profond dédain vous eûtes

Pour les vœux que je vous offris !

En vain je priai, je gémis,

Dans votre dureté vous sûtes

Mépriser tout ce que je fis.

Même un jour je vous écrivis

Un billet tendre que vous lûtes,

Et je ne sais comment vous pûtes

Voir de sang-froid ce que j’y mis.