Texte paru dans La Bibliothèque Oulipienne nº148 -La Fin des temps- Anne F. Garréta

Je dois vous faire part d’une nouvelle qu’il serait déraisonnable de vous cacher plus longtemps. J’imagine qu’elle ne pourra susciter qu’indignation et dénégations. Je suppose que vous préfèreriez l’ignorer indéfiniment.

Mais croyez-moi, ce que je sais, je le sais de source sûre : le Roman est mort.

Vous aller me dire que c’est impossible, qu’hier encore, cet après-midi même, vous l’avez croisé chez votre libraire habituel.

Certes, il était un peu pâle, il avait maigri, son apparence un peu crasseuse —trash, comme on dit aujourd’hui— vous a affligé. Sa parole était confuse ou stéréotypée ; quand il ne ressassait pas, il bavait. Sa mémoire surtout foutait le camp, dramatiquement. Mais cela n’est pas nouveau. Sénile, il l’est depuis longtemps. Pénible déchéance, mais c’était toujours notre bon vieux Roman.

Passer comme cela, en une nuit, en quelques heures, c’est impossible direz-vous. Nous l’aimions tant. Nous souffrions certes de sa sénilité, mais il aurait pu durer encore… Les miracles de la science auraient pu prolonger sa vie, lui rendre, pourquoi pas, quelque jeunesse… On aurait pu re-médier…

Ce n’est d’ailleurs pas ainsi qu’il aurait dû finir, après une vie si aventureuse…

Il n’aura pas, après avoir tant rêvé meurtres et morts violentes, fini assassiné. Pour la belle mort, la mort héroïque, il y a longtemps qu’il n’était plus temps…

Et non, il n’a pas organisé sa disparition, son propre enlèvement pour aller, fuyant la foule de ses adorateurs, mener ailleurs une nouvelle existence plus libre et plus excitante. Le Roman que vous avez vu hier chez votre libraire n’est pas un imposteur, un misérable sosie acharné à sa diffamation ; c’est bel et bien votre bon vieux Roman.

Vous l’avez toujours appelé ainsi, n’est-ce pas, par son prénom. Weren’t you on a first name basis with him ? Vous causiez entre vous des dernières aventures de Roman, vous demandiez des nouvelles de Roman.

Vous ignorez encore toutefois le Last Name de votre ami Roman, celui qui ne peut être révélé qu’à la fin des temps. Et il est temps que vous l’appreniez enfin. Le voici :

Roman Valdemar.

Ne l’avez-vous jamais entendu vous chuchoter ces paroles, qui auraient dû suffir à vous alerter : “je suis mort”?

Car ce n’est plus qu’un cadavre sous hypnose qui sort tous les jours à 5 heures déguisé en marquise.

Le jour où on le réveillera de son sommeil hypnotique et somnambulique, on le verra se décomposer instantanément.

*

 

En effet, il est mort et les familles Mimesis, Fiction, Plot ont le soulagement de vous annoncer le décès de leur parent et allié

Roman Valdemar

Gestionnaire de société,

Médaillé de la Marchandise Exquise,

Compagnon de l’ordre de l’Habitus,

Rappelé à l’inanité en son 20ième siècle.

Elles rappellent à votre souvenir son père,

Aoriste Valdemar,

disparu mystérieusement lors des troubles de l’immédiat après-guerre au cours d’une excursion coloniale.

 

 

Le défunt laisse :

- des bâtards en nombre considérable,

- un héritage depuis longtemps hypothéqué,

- une veuve, Madame Roman Valdemar, née Literatur, ancienne religieuse défroquée et femme galante dont le mysticisme et les charmes n’ont jamais compensé la vertu incertaine, la frivolité et, parfois, la vénalité; aujourd’hui retraitée sans ressources, parkinsonienne, sourde, aveugle et à peu près impotente.

Ni cérémonie, ni fleurs, ni couronnes.

Le corpus sera légué à la science, aussitôt que disponible. Les étudiants de 1ère année pourront s’exercer quelque temps encore à la dissection sur sa sublime putréfaction.

Je vous proposerais bien d’observer 1 minute de silence à sa mémoire. Mais la mémoire, nous en reste-t-il ?

Passons.

*

 

Roland Barthes disait : “Etre d’avant-garde, c’est savoir ce qui est mort ; être d’arrière-garde, c’est l’aimer encore.” Remarque perverse, qui plutôt qu’à une alternative, nous affronte à une double postulation simultanée (baudelairisons, c’est tout ce que nous savons faire…). Car on ne saurait choisir entre arrière- et avant-garde qu’au prix de la dénégation soit de la mort, soit de l’amour de l’objet.

La question où s’efforce de nous piéger R. B. est en réalité la suivante : comment aimer encore ce que l’on sait mort ?

Si j’ai bien lu R. B. (et mon dieu, je l’ai fort lu dans mon oisive jeunesse), il ne nous reste plus à choisir qu’entre la mélancolie et la nécrophilie.

Songez-y.

*

 

Pour ma part, un supplément de mélancolie, pourquoi pas ? Bâtir des mausolées ? Mais ne voyez-vous pas que feu Roman Valdemar, dernier rejeton de la lignée des Aoristes, emporte avec lui la possibilité même de la mélancolie et du mausolée ?

Et passer le reste de ma vie à forniquer dans les chambres froides de la grande morgue où Roman et Littérature ont rejoint Tragédie, Mystère, Belles-Lettres, Oraison funèbre et Epopée, non vraiment, je n’y tiens pas.

Alors que faire ? Quoi foutre ?

Courtiser un autre objet, dont le charme ait pouvoir de nous consoler d’Aoriste, Roman et Littérature, et combler notre désir de Mimesis ?

Il y a déjà d’autres objets. Les objets, ne le savons-nous pas, ça court les rues : 1st person shooters, MMORPGs, simulations en tous genre…

Mais pourquoi sommes nous si difficiles sur nos plaisirs, et pourquoi l’oubli de l’oubli nous élude-t-il ?