À propos de deux quasi-romans de Jacques Audiberti
 
 
« Irrépondable ». Il fallait un néologisme à Jacques Audiberti (qui n’en était pas avare) pour se dérober avec élégance devant une question de Georges Charbonnier à propos de l’orientation de tel ou tel de ses projets narratifs vers le roman  ou vers le théâtre.
Audiberti est l’un des rares auteurs français à avoir pratiqué de façon continue le poème, le drame, le roman, l’essai. Victor Hugo est, sur ce point comme en d’autres, le grand devancier, d’ailleurs référence permanente pour Audiberti. Dans cette même famille, on pourrait ajouter le nom d’Alfred Jarry.
Regardons, par exemple, dans l’œuvre d’Audiberti, deux « romans », sachant que si je mets le mot entre guillemets, c’est qu’il est lisible, certes, sur la couverture des éditions originales, mais que dans ces deux cas il ne s’y trouve certainement pas sans quelque malice. Il s’agit de La beauté de l’amour, roman en vers et de Dimanche m’attend, roman. Le premier est de 1955 ; le second de 1965,  achevé d’imprimer du 16 juin, quand l’auteur, qui avait préparé l’édition, décède le 10 juillet.
            À première vue, ni l’un ni l’autre, n’ont vraiment l’apparence d’un roman : le premier ressemblerait plutôt à un livre de poèmes, le second à un journal ou à des mémoires.
 
            Si l’on écoute Audiberti (dans les Entretiens avec Georges Charbonnier encore) le message « roman en vers » accolé à La beauté de l’amour s’adresserait à la poésie plutôt qu’au roman, à une poésie par trop mallarmisée, dont Audiberti dit qu’elle est : « Nue et offerte. Offerte à quoi ? Offerte à qui ? Offerte peut-être au néant. » Contre celle-ci, le poème peut continuer d’avoir affaire avec la narration, même après Baudelaire et surtout Mallarmé. Le Chêne et chien, roman en vers de Raymond Queneau (1937) le disait déjà, dans une certaine mesure. Le diront encore Une vie ordinaire, roman poème de Georges Perros, ou tel roman versifié de Réjean Ducharme. On se souvient que l’avait accompli, plus antérieurement, Raymond Roussel. Soit.
Mais si l’on pose qu’Audiberti adresse aussi, par là, quelque message au roman lui-même en tant qu’art (et sans toutefois ignorer que dans ses « du même auteur » successifs La beauté de l’amour sera toujours classé parmi les poèmes…), on a certainement quelque chose à glaner.
            La beauté de l’amour se compose de vingt-quatre unités numérotées en chiffres romains, comprenant, toutes : 1) un titre bref, 2) une suite de vers, le plus souvent des quatrains comptés rimés. Vingt de ces vingt-quatre unités (V, IX, XVIII et XIX exceptées) donnent, 3) entre le titre et les vers, une sorte de carton narratif, comme dans un film muet, ou semblables encore aux titres développés de Boccace, de Cervantès, de Dickens, de Dumas… La rédaction de ces cartons est extrêmement concrète, précise, concise. Chacun est isolé sur une page qui lui est réservée. Les cartons s’enchaînent et racontent. Ils forment un récitatif. Intercalés, sont les arias. De fait, la table des matières mentionne, à partir de XVII jusqu’à XXIV, un « Chant second » mais, chose curieuse, néglige de gratifier I à XVI de « Chant premier ». Cantate, épopée… rien n’empêche le lecteur de nommer ainsi le « roman ». Pourtant, il y a une datation de l’histoire racontée, 1880, des personnages avec noms et diminutifs (Glaouvlos-Glaou ; Kalaïnaré-Kalaï), un mystère d’arbres volés, un amour, des retournements de situation, des voyages d’île en île (d’une île grecque à l’île América), un exil, une séparation, un oubli mal consenti dans le vacarme d’une usine d’engrenages en pleine activité…
            Les actes sont posés dans leur suite, ils n’ont pas à être commentés, justifiés, éclaircis. Ils conservent une large part de mystère. Il n’y a pas d’accumulation narrative gorgeant de significations les mobiles supposés des personnages.
            On peut à bon droit se demander ce que le vers français a à faire avec le roman, genre international et de langue véhiculaire ? Quelle idée d’aller chercher des difficultés de traduction pour un art transparent qui se vante de n’en avoir cure ?
 « Pour que le navire avance plus vite, on lui parle de la mer. » Tel est le « carton » du n°XIV : je comprends que le roman flotte et va sur l’élément versifié. À moins que l’élément versifié soit le vent, ou la vapeur, qui est aussi une sorte de vent. Suit une chanson de marins « Tire avant, navire de l’homme ! » La beauté de l’amour est un roman, c’est aussi un poème.
 
En l’honneur de la vie aux funèbres trompettes,
j’entreprends d’écouter, dans mon corps, jour par jour…
 
            Non, ces deux parfaits alexandrins classiques, comme les aimait Audiberti, ne sont pas tirés d’un des chants de La beauté de l’amour. En fait, masqués par une disposition de prose, ils forment l’incipit de Dimanche m’attend. Ces deux premiers vers en appellent deux autres, si l’on veut rester dans la logique traditionnelle de la forme. Mais, abruptement, Audiberti nous ôte ce pain-là de la bouche. Nous voilà prévenus. « En l’honneur de la vie aux funèbres trompettes, j’entreprends d’écouter, dans mon corps, jour par jour, l’écho de ce futur qui ne cesse, dès qu’on le touche, de devenir du passé. » Tel est le premier paragraphe complet, comme si, en complément du message de La beauté de l’amour, il fallait ici faire flotter le vers sur la prose du roman. On sait qu’Audiberti ne cessera, toute sa vie, de pratiquer la poésie régulière, non sans la déclarer, ici même, dans Dimanche m’attend, « finie », mais finie dans l’histoire des lettres ou finie dans celle d’Audiberti seulement ?
            Dimanche m’attend, porte sur les rabats une façon de préface signée J. A., parenthésant en quelque sorte les 289 pages du livre. « Qu’est-ce qu’un “journal” ? Un roman. (…) Le “journal”, roman annelé, s’allonge petit à petit, engouffrant les sentiments que le héros, c’est-à-dire l’auteur, reçoit de ses rencontres et de ses expériences. » Remarquons que si journal il y a, le texte ne présente aucune marque extérieure de datation ou de localisation systématiques.
            « Le héros, c’est-à-dire l’auteur »… Cette fois, contrairement à Kalaï et Glaou, le personnage central est bien Jacques Audiberti, alias « je » ou « j’ », dont on voit passer les dadas et les obsessions : Dieu, la langue française assiégée, les agréables gens de théâtre, la culpabilité du massacre des juifs, le corps, la fin du sexe, la maladie… Tout doucement ce roman s’achemine vers un statut de dernier roman et de dernier livre qui de l’œuvre sera la clef de voûte. Commencer par Dimanche m’attend pour lire Audiberti ne serait sans doute pas de mauvaise politique.
C’est un livre testamentaire, mais dirait-on seulement auto-testamentaire. Il n’y a rien d’autre à transmettre (et quand bien même, à qui ?) qu’un retour final sur sa propre matière première : le concert concret et actualitaire d’une vie où s’enracinent au présent – le temps le plus bref qui soit – les histoires à raconter, comme les coups de gueule chantés.
            À plusieurs reprises, Audiberti s’insurge (lui qui ne manifeste habituellement aucune aigreur ou fatuité d’auteur) contre une mécompréhension de sa démarche qui, lit-il trop souvent, se mettrait en position de « mystifier » ses lecteurs. Je vois Dimanche m’attend comme la confession finale, comme la conviction dernière que le roman, le drame, le poème d’Audiberti, si délirants qu’ils peuvent paraître, ont des fondations concrètes liées intimement à l’homme qui les élabore et jusqu’où le lecteur peut aller voir. Par exemple, l’histoire d’amour de La beauté de l’amour est belle jusqu’à la séparation et jusqu’à l’oubli même du visage aimé, inclus. Il n’est pas besoin de s’étaler ou d’en faire l’aveu pour que le lecteur puisse fort bien en subodorer des indices aussi discrets que sincères.
            De toute façon, l’homme-auteur n’est ni simple ni un, mais plusieurs fois double. Il est vivant et mort ; il est vers et prose ; il est poème et roman ; il est Jacob et l’ange en train de se combattre : « Jacob et son ange, saisis de concert dans l’instabilité suspendue d’un mouvement partagé, loin du monde et tout de même en plein dedans, irréalitaires et pourtant saisissants d’actualité, vous les voyez, ne me dites pas non ! »
 
 
Paru dans la revue L’Atelier du roman n°40, 2004.