Un monologue en polychromie véritable

avec sept méthodes de phraséochromie

par l’Ouvroir de peinture potentielle

Bibliothèque Oupeinpienne n° 16

Au crayon qui tue, éditeur

2009

 

 

 

 

 

 

 

 

à Charles Cros,

qui photographia les couleurs

Eh bien oui, ce qui m’amène ici, c’est une drôle d’histoire, dont je vais vous faire de but en blanc le récit, car il y a de quoi, pour moi, marquer ce jour d’une pierre blanche. Voilà, j’ai récemment remarqué  qu’il y a comme un fil rouge qui court entre les œuvres des oulipiens : un goût certain, persistant, pour les couleurs. Cette affirmation visiblement vous surprend, et je vous entends déjà vous récrier : « Comment ? Mais vos oulipiens, ils n’ont jamais songé à coopter Maurice Leblanc, Gustave Lerouge, ou Pierre Larousse… Ni le conte bleu, ni le roman rose ni même le roman noir ne sont leur tasse de thé. En outre, aucun d’entre eux n’a succombé jusqu’ici à l’attrait de l’habit vert, comme s’ils craignaient, s’y attaquant, de faire chou blanc ». A cela je me permettrai d’apporter une double réponse.

 Primo, certains oulipiens, fidèles en cela à l’éclairante leçon donnée par Stendhal avec son mélange de rouge et de noir, de rose et de vert, Gaston Leroux avec sa chambre jaune et sa dame en noir, Boris Vian avec son herbe rouge, ne dédaignent pas d’agrémenter d’une touche colorée les titres de leurs livres. Il n’est que de rappeler, dans l’ordre alphabétique : Noël Arnaud et sa Langue verte, Jacques Bens et son  Rouge grenade, Harry Mathews et  ses Verts champs de moutarde, Raymond Queneau et ses Fleurs bleues, sans oublier bien sûr Quelque chose noir de Jacques Roubaud et L’amour noir d’Albert-Marie Schmitt.

Secundo, les mêmes  oulipiens (ou d’autres à l’occasion, car entre eux c’est bonnet blanc et blanc bonnet) aiment à construire des textes autour de certains assemblages de couleurs. C’est Queneau qui,  introduisant dans son bref récit les sept couleurs du prisme, compose l’exercice de style intitulé « L’arc-en-ciel ». Souvenez-vous, cela commençait ainsi : « Un jour, je me trouvais sur la plate-forme d’un autobus violet. Il y avait là un jeune homme assez ridicule : cou indigo, cordelière au chapeau ». Et cela continuait, dans l’ordre, avec un monsieur bleu, une voix verte, une place jaune, une gare orangée et un pardessus rouge[1]. De son côté, Paul Braffort, dans ses Bibliothèques invisibles, s’était employé à réunir une « bibliothèque chromatique » où apparaissaient, entre autres, un chien jaune, un taxi mauve, une demoiselle aux yeux verts, un complet marron, un cahier gris et une boule noire[2]. Quant à Jacques Roubaud, avec le nom de quatre artères parisiennes, nommément la rue Violet, la rue Bleue, la rue du Chemin Vert et la place du Château-Rouge, il composait, en vers blancs, un poème qu’il a bien dû appeler, avec un brin d’humour noir, « un arc en ciel plein de trous[3]». Pas besoin d’une  grosse dépense de matière grise pour repérer le lien entre toutes ces expériences. C’est comme si le recours récurrent aux ressources variées de la palette avait la vertu de chasser les idées noires, tout en donnant aux écrits oulipiens une couleur plus oulipienne encore.      

 

 

 

 

 
 
 
 
A propos de ce livre
Le Crayon qui tue (éditeur), présentait mercredi 6 mai «De but en blanc», un monologue en polychromie véritable de Marcel Bénabou, avec sept méthodes de phraséochromie par l’Ouvroir de peinture potentielle, l’Oupeinpo.
Le «monologue» de Marcel Bénabou, dans la droite ligne de son travail sur le «langage cuit», explore et permute de façon jouissive les nombreuses expressions de la langue française contenant des noms de couleur. Il se termine par une grille permettant à chacun de se créer ses propres images. Par exemple un avocat marron peut jouer à l’éminence grise au bord de la Mer rouge, une victime de la marée noire peut avoir une trouille verte face à un bas-bleu, etc. etc. Ces couleurs n’ont pas manqué d’inspirer les membres de l’Oupeinpo.Tristan Bastit, l’appliquant à des œuvres antiques et notamment la colère (noire) d’Achille, illustre Loth complètement noir et ses filles au noir dessein par de savantes manipulations de pixels. Jacques Carelman, rivalisant avec Klein, montre 3 monochromes : un casque bleu ayant une peur bleue au cabaret de l’Ange bleu, un Peau-rouge tirant à boulets rouges sur la place Rouge, et un jardinier à la main verte portant l’habit vert square du Vert-GalantThieri Foulc construit, à partir du célèbre tableau de Delacroix La Mort de Sardanapale, un étonnant Peau rouge broyant du noir en ses nuits blanchesOlivier O. Olivier, réalisant «que la place Blanche [est] rendue par un moulin rouge et que «le vin blanc [est] plutôt jaune pâle», renonce à colorier ses croquis pour laisser libre cours à l’imagination du lecteur. George Orrimbe, déjà inventeur de la méthode vocalo coloriste, l’applique avec rigueur et pertinence à ce nouveau sujet pour figurer un auteur de série noire faisant grise mine rue du Château rouge et 3 autres planches mêmement codées. Brian Reffin Smithfabrique une volvelle (disques superposés, voir ici) formée, pour le disque inférieur, de l’Origine du monde de Courbet réduite à sa sélection rouge, et pour le supérieur d’un disque à trous sur lequel on inscrit les expressions contenant le mot rouge, et obtient par cette machine un Rouge voyant rouge au bord de la mer… assez terrifiant. De Jack Vanarsky, enfin, dont ce sont hélas les dernières créations, 4 dessins noir et blanc : chacun illustre une expression (par exemple un gris boit du bordeaux..) à la manière d’un dessin de presse, mais se voit associer une tache formée des couleurs citées.
Un très bel ouvrage qui montre aussi la créativité de l’association trop rare oulipo-oupeinpo : 48 pages, 24 €, à commander au Crayon qui tue, 51 A rue du Volga, Paris XXe.

Élisabeth Chamontin
 

[1] « L’arc-en-ciel », Exercices de style, Gallimard, 1973, p.17

[2] La Bibliothèque oulipienne, 3, Seghers, 1990, p. 252

[3] La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains, Gallimard, 1999, p. 191