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Anna et moi, nous nous sommes connus au collège, je vous l’ai dit. Anna était dans la dernière classe, en terminale. C’était ma première année d’enseignement. C’était une bonne élève et aussi très belle, avec des cheveux noirs coupés courts, comme c’était la mode à l’époque. La première fois que je lui ai adressé la parole, je m’en souviens encore, j’ai rougi, bafouillé, et finalement je me suis emporté, en l’accusant de se moquer de moi, d’être insolente. De ce jour, je ne l’ai plus interrogée, plus regardée, c’était comme si je faisais cours pour toute la classe, sauf elle. Cela a duré un an. Et un soir, peu avant les examens de fin d’année, alors que je sortais de la salle de classe, un homme m’attendait.

C’était un petit homme courtaud, la soixantaine, un peu chauve, et bien mis, comme un paysan en costume de dimanche. « Monsieur Darezzo ? » J’ai hoché la tête, il a poursuivi : « Je suis monsieur Catane. Ottavio Catane. Le grand-père d’Anna, Anna Catane. » Il avait le ton brusque et la maladresse de ceux qui craignent de ne pas savoir parler. Puis il a ajouté, soudain mal à l’aise : « Est-ce qu’on peut causer ? » Je l’ai fait entrer dans la classe, j’ai seulement allumé le néon au-dessus du tableau noir, et nous nous sommes assis sur deux sièges, côte à côte, devant un bureau d’écolier. Soudain, il s’est mis à parler, avec un fort accent toscan, parfois des mots de patois. Ses paroles s’enchaînaient mal, comme un discours répété sur le chemin du collège, mais sous l’émotion, les phrases lui venaient avec difficulté, dans le désordre. Pourtant, la tension dans sa voix prouvait qu’il fallait qu’il les dise, toutes ces phrases, et il faisait de son mieux.

« Voilà, c’est à propos de ma petite-fille… A propos d’Anna. Une fille sérieuse, intelligente, n’est-ce pas ? » Je l’ai encouragé du regard. « Elle travaille beaucoup, beaucoup, en algèbre, en italien, en français aussi, monsieur Darezzo, elle travaille beaucoup. Et elle aide sa mère, mon fils est mort à la guerre, c’est difficile. C’est une très gentille fille, monsieur. » J’ai acquiescé, sans l’interrompre. Les mains de monsieur Catane étaient posées sur l’écritoire, il déplaçait lentement ses doigts sur le bois, comme pour en sentir chaque fibre. « Monsieur d’Arezzo, je ne suis pas allé à l’école comme vous, et ma petite-fille, elle est tout pour moi. Elle est si jolie, et pas coquette. Elle est très bonne en gymnastique, aussi. Le soir, elle travaille tard, et le matin aussi. Elle ne sort pas beaucoup, et elle a dix-huit ans cette année, elle veut devenir professeur de français, elle aussi, vous comprenez, alors elle travaille… » Le silence s’est installé, embarrassant.

Je l’ai reconnu, ce silence. C’était celui d’un jeune berger que j’avais rencontré, quelques années auparavant, juste après la guerre. Avec un ami, pas Luca, pour une fois, j’étais allé en Sardaigne, pour les vacances. Ce jour là, nous avions abandonné les rochers rouges des criques pour nous aventurer plus profond dans la montagne. Nous déjeunions, à l’abri frais d’un pin, du fromage de brebis et du pain, quand le berger a surgi d’un sentier, avec ses chèvres. Il s’est arrêté, surpris, mon ami a lancé : « Viens manger avec nous, viens. »

Le berger devait avoir douze ans, pas beaucoup plus. Il est resté immobile, sans oser s’approcher. Les chèvres, peu à peu, s’égaillaient autour de lui, il les surveillait du coin de l’œil. Puis, comme mon ami insistait, il a pris un quart de miche, et, avec son couteau, une tranche de fromage. Il a dit : « merci », et rien de plus. Il s’est assis, s’est mis à manger lentement, en surveillant son troupeau famélique. De sa poche, il a sorti un oignon, l’a pelé avec précaution. Il a pris une bouchée de pain, un peu de fromage et a mordu dans l’oignon. Il mangeait lentement, buvant de temps en temps d’une gourde accrochée à sa ceinture. Il est resté à nous écouter parler, sans répondre à aucune de nos questions, puis il est parti, après un second « merci », comme effrayé par tant de mots. Dans le regard de M. Catane, j’ai lu, un instant, la même détresse que dans celui du berger, et le même malaise s’est emparé de moi.

Alors, j’ai dit : « Mais, monsieur Catane, Anna a de bons résultats, je vous assure », j’ai fouillé dans mon cartable : « Regardez, douze, quinze, quatorze, ce sont de bonnes notes, vraiment de bonnes notes. » J’étalais devant moi mes carnets, et lui a secoué la tête, posé sa main sur mon bras. Le geste m’a surpris, désarmé, comment vous dire, presque mis à nu. C’était un geste naturel, plein de vie à l’état brut, j’avais oublié la force de ce contact entre deux chaleurs. Il a dit : « Ce n’est pas ça, monsieur Darezzo, c’est la petite, c’est Anna. Elle sent que vous ne l’aimez pas, et ça la chagrine, ça la fait pleurer, parce que vous êtes son professeur préféré, et elle travaille beaucoup le français, beaucoup. » Mon regard évitait celui du vieux M. Catane, sa main était toujours posée sur mon bras. Et là, il s’est passé une chose incroyable, je voulais énoncer quelque chose d’anodin, comme : « Mais monsieur Catane, je vous assure que j’aime beaucoup Anna », mais j’étais si troublé que la seule phrase qui me soit venue, c’est : « Mais monsieur Catane, Anna… Anna, je l’aime. »

Il y a eu de nouveau le silence, mais cette fois-ci, c’était différent. C’était un silence qui aurait pu durer toute la nuit, avec seulement le bruit de nos souffles dans la salle. Il a dit : « Monsieur Darezzo… C’est bientôt, la fin du collège, n’est-ce pas ? » J’étais incapable de la moindre parole. Il a ajouté, en maintenant sa pression sur mon poignet : « Voulez-vous venir dîner dimanche ? Venez avec votre femme, ou votre fiancée. Vous avez des enfants ? » J’ai bredouillé : « Je ne suis pas marié », et le vieux M. Catane a souri, il a dit : « C’est parfait, alors, à dimanche. »

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