Je me souviens qu’il y a quelques années, en janvier 2004, le 25 très exactement (détail qui n’a aucune importance ici, mais que je donne pour le plaisir de l’exactitude historique, car il faut toujours se soucier de l’exactitude historique quand on est historien), j’avais présenté à l’Oulipo une érudition consacrée aux premiers résultats d’un travail que j’avais entamé quelques semaines auparavant. Je m’étais lancé, avec un peu d’audace, et même un brin de témérité, à la recherche de ce que j’avais appelé « Traces oulipiennes dans l’œuvre de Marcel Proust ». J’avais posé comme postulat qu’un écrivain de l’envergure de Proust ne pouvait être totalement étranger à la vision oulipienne des choses, dont tant de ses contemporains (Alphonse Allais, Raymond Roussel) avaient été[1] si proches . Et comme, c’est bien connu, la chance tient en réserve, pour les audacieux, ses plus engageants sourires, je les avais trouvées, ces fameuses traces. Non sans difficulté, je le confesse. Il m’avait fallu pour cela faire un assez long détour par Perec.
J’étais parti de W ou le souvenir d’enfance, et de l’analyse d’un épisode que Perec présente comme étant son tout premier souvenir d’enfance[2]. Il s’agit d’une scène au cours de laquelle le cercle de famille au grand complet « s’extasie devant le fait » que le tout jeune enfant (il a trois ans), assis au milieu de journaux yiddish éparpillés, « ait désigné sur un journal une lettre hébraïque en l’identifiant ». Cette lettre est présentée comme « un signe ayant la forme d’un caré ouvert à son angle inférieur gauche[3] », et elle ressemble fort à la consonne hébraïque mem. Perec, dans les notes qui accompagnent son récit, s’ingénie à mettre en doute la réalité de ce qu’il n’hésite pas à appeler un « pseudo-souvenir ». Avec raison, à mon avis. Car j’ai cru pouvoir montrer que ce souvenir avait une origine très probablement oulipienne : il n’est, à mes yeux, que le produit d’une désarticulation phonétique du genre de celles qu’aimait à pratiquer Raymond Roussel[4]. En effet, si l’on admet que Perec s’est donné pour tâche, dans ce livre, d’explorer les recoins de sa mémoire, et si l’on examine, comme Perec aimait à le faire, le mot « mémoire » dans sa matérialité, que trouve-t-on ? On trouve précisément, à son commencement, les trois lettres qui forment la syllabe mém, laquelle est bien le nom d’une lettre hébraïque, qui équivaut au m de l’alphabet français. C’est donc en interrogeant le signifiant « mémoire » que Perec a reconstitué son souvenir, à moins qu’il ne l’ait purement et simplement inventé. N’a-t-il pas commencé la partie autobiographique de son livre par cette affirmation péremptoire : « je n’ai pas de souvenirs d’enfance » ?
Fort de ce précédent, j’ai proposé une hypothèse du même genre pour expliquer le fameux incipit proustien. Qu’est-ce qui a bien pu pousser Proust à commencer son œuvre par cette phrase : Longtemps je me suis couché de bonne heure ? La réponse m’a paru évidente. C’est un pur et simple plagiat par anticipation de la démarche perecquienne que nous venons de voir à l’oeuvre. Avec une différence cependant, qui en dit long sur le rapport de chacun de nos écrivains à son histoire personnelle. Perec était, on le sait, obsédé par les manques de sa mémoire[5] : il avait tout naturellement éprouvé le besoin d’aller fouiller dans le mot mémoire. Proust, lui, est surtout obsédé par son besoin d’entrer dans la littérature, d’accéder au statut d’écrivain. On se souvient à ce propos que Gérard Genette avait proposé de résumer La recherche ainsi : « Marcel devient écrivain[6] ». C’est donc, tout naturellement, avec le mot littérature qu’il va jouer. Pour donner le coup d’envoi de l’ambitieuse entreprise littéraire qui va occuper le reste de sa vie, il va choisir de appuyé sur les trois premières lettres du mot littérature, qui forment le mot lit. Et c’est ce « lit » qui amène tout naturellement le souvenir relatif à l’heure du coucher, puisque se coucher, c’est précisément « aller au lit ».
Cette parenté étroite entre le lit et la littérature ne nous étonnera guère. Nous allons en retrouver d’autres exemples, où apparaissent aussi, entre Proust et Perec, de troublantes connivences.
Premier exemple
Au tout début d’Espèces d’espaces[7], Perec consacre un chapitre à la page, ce qu’il justifie un peu plus loin par ces mots : « l’espace commence ainsi, avec seulement des mots, des signes tracés sur la page blanche » (p. 21). Ces pages sur la page sont immédiatement suivies d’un chapitre intitulé « le lit » (p.25). Le lien entre les deux chapitres, de même que la parenté entre les deux objets évoqués, sont d’emblée clairement explicités : « On utilise généralement la page dans le sens de sa plus grande dimension. Il en va de même pour le lit. Le lit (ou si l’on préfère le page) est un espace rectangulaire plus long que large, dans lequel, ou sur lequel, on se couche communément dans le sens de la longueur ». On voit que la définition qui est ici donnée du lit (espace rectangulaire, etc) a été conçue pour pouvoir convenir aussi bien à la page qu’au page, le passage de l’un à l’autre se faisant à la faveur di double sens de l’expression « se coucher ». De plus, par un raffinement de précaution, Perec a cru bon de mettre pour exergue à ce chapitre la pseudo-citation suivante : « Longtemps, je me suis couché par écrit ». C’est donc ici, dans un clin d’œil ludique de l’incipit proustien, le deuxième sens de l’expression « se coucher » qui est utilisé. Ayant ainsi retouché la citation proustienne, Perec l’attribue à un certain « Parcel Mroust », dont il obtient le nom en pratiquant sur celui de Marcel Proust l’opération que l’on appelle « antistrophe ». Antistrophe, pour ceux qui l’ignoreraient encore, est un terme de rhétorique ainsi défini par le TLF : « sorte d’anagramme, volontaire ou non, par laquelle on obtient un sens nouveau en permutant deux lettres, deux syllabes de deux mots ou de deux groupes de mots qui se suivent dans la même phrase. Un sot pâle, un pot sale ». C’est donc le mot savant par lequel on désigne ce les gens moins érudits appellent tout simplement une contrepèterie. Retenons le mot et le procédé, car nous aurons à y revenir bientôt.
Deuxième exemple
C’est dans les « 35 variations sur un thème de Marcel Proust[8] que se trouve notre second exemple. On trouve en effet, dans la variation n°27, celle qui est intitulée « Fine déduction », ceci : « Dès mon plus jeune âge, je me suis intéressé à des histoires de plume . Comme il avait joué ailleurs sur le double sens du mo page, il joue ici sur le double sens du mot « plume ».
Il est clair, à la lumière de ces exemples, que Proust et Perec se rencontrent au moins sur ce point : pour eux, tout se passe comme si la page ou la plume avaient nécessairement partie liée avec le page ou le plume. Peut-être la peine vaudrait-il la peine d’entamer une recherche pour retrouver, dans la littérature française, tous les incipit qui se réfèrent, de près ou de loin, au sommeil, donc au lit. Il est à parier que l’on pourrait faire plus d’une agréable découverte…
Mais revenons maintenantà notre Proust. Une fois admise la présence chez lui d’au moins un exemple d’utilisation d’un jeu verbal de type oulipien, il est légitime de poursuivre la recherche pour tenter d’en débusquer d’autres. Je n’ai pas eu besoin d’aller bien loin pour en trouver un, et de taille, exposé aux regards de tous depuis toujours, à une place hautement symbolique, dans le titre même de l’œuvre. Il est clair en effet que A la recherche du temps perdu peut (et sans doute doit) être lu comme une antistrophe, autrement dit une contrepéterie. Derrière le très innocent et très transparent énoncé que semble être « A la recherche du temps perdu », il faut donc lire en réalité un énoncé nettement moins anodin, et nettement plus ambigu : A la recherche du père tendu. Je n’ai pas besoin d’insister sur toutes les implications, tant physiologiques que psychanalytiques, d’un tel énoncé. Je laisse bien volontiers à de plus compétents que moi le soin de les élucider.
Revigoré par cette nouvelle découverte, et continuant à naviguer avec confiance et espoir sur l’océan proustien, j’ai eu le plaisir de repérer récemment un autre exemple d’anticipation d’une contrainte oulipienne qui m’a personnellement beaucoup touché. C’est, d’une manière assez inattendue, en plein coeur d’une somptueuse description du Bois de Boulogne qu’elle apparaît. « Je traversais, raconte le narrateur, des futaies où la lumière du matin qui leur imposait des divisions nouvelles, émondait les arbres, mariait ensemble des tiges diverses et composait des bouquets. Elle attirait adroitement à elle deux arbres ; s’aidant du ciseau puissant du rayon et de l’ombre, elle retranchait à chacun une motié de son tronc et de ses branches, et, tressant ensemble les deux moitiés qui restaient, en faisait soit un seul pilier d’ombre, soit un seul fantôme de clarté dont un réseau d’ombre noire cernait le factice et tremblant contour[9] ». Proust, Du côté de chez Swann, 1913, p. 424
N’est-ce pas là une parfaite description du procédé oulipien de la « greffe », telle que j’ai eu si souvent l’occasion de la pratiquer, notamment sur des alexandrins classiques ?
Il me semble que cette première moisson laisse bien augurer de la suite, et que nous pourrons bientôt élever Proust au rang de plagiaire par anticipation de l’Oulipo. C’est, on en conviendra, une des rares consécrations qui lui manquaient encore…
[2] W ou le souvenir d’enfance, Denoël, 1975, 22-23
[3] Bernard Magné, « Un carré ouvert à son angle inférieur gauche », Revue Index. ENS de Saint-Cloud. Paris 1982.
[4] -"Georges Perec : les jeux de la mémoire et du langage", Perspectives, Revue de l’Université Hébraïque de Jérusalem, n° 8, 2001, 129-144
[5] Sur l’importance du manque chez Perec, voir "Georges Perec, de la judéité à l’esthétique du manque", (“From Jewishness to the Aesthetic of Lack”), Pereckonings, Reading Georges Perec, Yale French Studies, n° 105, 2004, 20-35
[6] Gérard Genette in Figures III résumé repris et modifié dans Palimpsestes : « Marcel finit par devenir écrivain ». On peut trouver bien d’autres résumés sur le site suivant : http ://www. tempsperdu.com/summ…
[7] Espèces d’espaces, Galilée,, 1974, 25
[8]Perec et alii, 35 variations sur un thème de Marcel Proust, Le Castor astral, 2000
[9] Proust, Swann, 1913, p. 424