Fragment de la préface au livre “L’Ivresse sans fin des portes tournantes”, textes d’Eduardo Berti, illustrations de Clémentine Mélois. Publié par Le Castor Astral, novembre 2019.
Greguerías ?
Les textes du présent livre sont inspirés d’une forme que cultivait l’écrivain espagnol Ramón Gómez de la Serna (1888-1963) : les greguerías, petites révélations littéraires (« petites bulles » , a-t-on écrit à leur propos) qui étaient, selon leur auteur, le fruit d’un mélange d’humour et de métaphore poétique.
De la Serna était un artiste du bref. Il publia des romans faits de fragments, des recueils de nouvelles comme Le Docteur invraisemblable (faits d’une somme de textes courts autour d’un même personnage central) et surtout des milliers de greguerías, comme par exemple :
La lune est l’œil de verre du ciel.
Les chiens nous tirent la langue comme s’ils nous prenaient pour des médecins.
Le ventilateur rase la barbe de la chaleur. Le chameau a sa pomme d’Adam sur le dos.
À chaque coup qu’il tire, le canon recule comme effrayé par ce qu’il vient de faire.
Dans ses greguerías, traduites comme criailleries par son ami Valery Larbaud, Gómez de la Serna dépouille l’apho- risme de toute prétention didactique ou morale – prétention qu’on trouve, par exemple, dans les « pensées » de Pascal – afin de poser sur les objets un regard étonné et singulier, d’une manière que les formalistes russes auraient qualifiée d’étrangeté. Il ne s’agit pas chez lui d’un « regard adamique » (le regard vierge d’un Adam qui découvre les objets du monde), mais plutôt d’une optique qui se projette au-delà des perceptions courantes et qui, souvent, finit par trouver des correspondances ou similitudes frappantes entre deux objets a priori indépendants ou entre un objet et une certaine activité humaine. De là que plusieurs fois dans les greguerías les choses semblent vivantes : le canon est effrayé à cause de son acte.
Certaines greguerías sont surtout poétiques (« Le cygne orgueilleux semble porter sous son aile le dossier de ses poèmes »), d’autres font penser aux dictionnaires subjectifs ou arbitraires (« Pinces : crabes non comestibles ») dans le sillage du Dictionnaire du diable d’Ambrose Bierce, et tout cela n’est qu’une synthèse rapide.
Ramón, comme il se nommait lui-même et comme disaient les Espagnols à une époque où il y avait aussi Juan Ramón (Jiménez), se revendiquait comme l’inventeur des greguerías. Il est indéniable, toutefois, qu’il y eut au moins un précurseur célèbre (l’allemand George C. Lichtenberg : « Les sabliers ne nous rappellent point seulement le rapide cours du temps, mais, à la fois, la poussière où nous tomberons un jour »), plus un illustre contemporain (Jules Renard : « La puce est un grain de tabac à ressort ») et, si on fait quelques recherches, on arrivera à les détecter avant la lettre tantôt dans les haïkus, tantôt dans des textes classiques comme le William Shakespeare de Victor Hugo (« La rumeur est la fumée du bruit ») ou comme les lettres de Cyrano de Bergerac, où on lit que « l’herbe est le poil de la terre ».
De la Serna n’a pas manqué de disciples et de complices, bien entendu. Depuis les « aérolites » de Carlos Edmundo de Ory (« Le vent c’est Dieu qui passe en dansant ») jusqu’aux « ambages » de César Fernández Moreno (« Les oreilles mettent le nez entre parenthèses »), pour ne mentionner que deux cas.
Ce livre, modestement, aspire à appartenir à cette famille. Il a été écrit sans hâte au long de plusieurs années et ne veut pas finir ici, car le plaisir de gréguériser est un vice trop agréable. Un choix plus restreint de ces greguerías a été publié en France (Les Petits Miroirs, version bilingue chez Meet Editions, traduction de Jean-Marie Saint-Lu) et aussi en Espagne en tant qu’appendice de la dernière réédition de mon livre La vida imposible (Páginas de Espuma, Madrid).
Dans cette nouvelle version, publiée par Le Castor Astral, on retrouve quelques greguerías traduites par Saint-Lu, mais aussi une grande série de greguerías inédites (directement écrites en français ou traduites par moi-même de l’espagnol au français) ainsi que parmi les miennes, une vingtaine de « greguerías trouvées », sorties de la plume d’une série d’auteurs qui pour certains ignoraient l’existence de cette forme et de Gómez de la Serna.