Bernard et les silences d’Aliénor
Marcel Bénabou
Je commencerai par remercier très chaleureusement Luc de Goustine pour m’avoir invité à participer à cette rencontre, alors que mes compétences sur Bernard de Ventadour sont sans commune mesure avec celles de tous les orateurs et oratrices qui m’ont précédé, et dont j’ai suivi les communications avec un très vif intérêt. Au point que je me suis demandé, à plusieurs reprises, s’il ne valait pas mieux que, comme Bernard de Ventadour le déclare par deux fois dans les derniers vers de sa “canso de l’alouette”, je renonce à prendre la parole… Ce qui m’en a dissuadé, c’est un détail qui, pour moi qui suis superstitieusement attentif aux mots, a semblé déterminant. Avec une singulière prescience, nos amis organisateurs ont placé mon intervention presque à la fin de cette seconde journée, à l’avant- dernière place ou, pour le dire dans le langage choisi qui sied à notre assemblée, en pénultième position. Une place qui me rassure, car elle est celle qui convenait le mieux au rôle qui m’incombe. Et cela pour deux raisons. La première : les inévitables résonances poétiques, et plus précisément mallarméennes, de l’adjectif “pénultième”. On ne peut l’entendre ni le prononcer sans que s’impose à la mémoire la phrase fameuse de Mallarmé qui apparait au début du Démon de l’analogie, avec son rythme décalé : « La Pénultième /est / morte », que Mallarmé qualifie de “lambeaux maudits d’une phrase absurde”. Or, il se trouve que c’est un mot que François Le Lionnais, le Président-Fondateur de l’Oulipo, dans un texte important sur lequel j’aurai à revenir, trouvait si chargé d’émotion qu’il l’avait rangé dans la liste de ce qu’il appelait des “poèmes de peu de mots”, aux côtés de voisins aussi illustres que l’arthurien Excalibur, le nervalien Tour abolie, ou le mallarméen et néanmoins marmoréen Calme bloc. La deuxième raison : dans des rencontres savantes comme celle-ci, l’avant-dernière communication, la pénultième donc, arrive à un moment très particulier : celui où les esprits des participants, emplis de toutes les robustes nourritures qui leur ont été fournies à jet continu, pendant trois longues et studieuses matinées, par des oratrices et des orateurs pleins de science, commencent à aspirer à des nourritures un peu plus légères. Quelque chose comme un dessert, donc. Et c’est précisément ce que j’aimerais vous apporter. J’ai pris la précaution de me référer, dans les quelques lignes présentant mon intervention, à “une érudition de type de celle de Borges ou de Perec”, manière de suggérer l’aspect ludique de mon propos, qui relève moins de la science positive que de la rêverie, ou plutôt, disons, de la divagation. Divagation : encore un mot emprunté à Mallarmé qui, en réunissant sous ce titre une partie de ses a su lui donner la respectabilité qui jusque là lui manquait.
Ces précautions une fois prises (un peu longuement peut-être, mais il fallait au moins cela pour capter un peu de votre précieuse bienveillance), je peux m’attaquer à mon sujet, à savoir m’interroger sur le mystère du livre blanc d’Aliénor, explorer le cheminement qui a pu mener la reine à la réalisation d’une telle oeuvre, que je considère comme d’une grande importance dans l’histoire de la poésie, et observer le rôle qu’a pu jouer, dans ce cheminement, l’influence de Bernard de Ventadour et de certains de ses prédécesseurs.
Je me permettrai, pour les besoins de ma démonstration, de procéder au rappel de quelques faits. Et d’abord à propos d’Aliénor. Nous savons tous ici combien il est difficile d’éviter les poncifs ou les outrances quand il s’agit d’évoquer cette femme d’exception, figure majeure d’un siècle, le douzième, au cours duquel elle a su occuper, quasiment sans discontinuer, le devant de la scène historique : tour à tour épouse de Louis VII de France et d’Henri II d’Angleterre, deux fois reine donc (de France puis d’Angleterre) et mère de trois rois, mais aussi femme passionnément attachée à sa liberté, guerrière croisée, amante incestueuse, conspiratrice, révoltée, captive, veuve, moniale, et j’en passe… Nous savons tous aussi que chaque époque a eu sur elle ses clichés, qui tantôt se confortent, tantôt se contredisent, et l’on aurait bien du souci si l’on se mêlait de vouloir réduire la distance qui sépare l’Aliénor de la légende de l’Aliénor de l’histoire…
Pour ce qui me concerne ici, je partirai d’une constatation qui souffre peu de contestation : parmi les mérites qu’on a bien voulu reconnaître à Aliénor figure toujours, et en bonne place, son intérêt, voire sa passion, pour la littérature, et plus généralement pour ce qu’on appellerait aujourd’hui la culture. Une passion largement favorisée par les circonstances, puisqu’elle prenait ses racines dans le brillant passé familial de la future double reine. La cour des ducs d’Aquitaine, où elle a reçu une éducation soignée et savamment diversifiée, jouit d’un grand renom dans le siècle comme centre d’une culture particulièrement raffinée. Aliénor se trouve être la petite-fille de Guillaume IX qui, issu d’une lignée princière, s’adonne lui-même à la poésie et est considéré comme le premier des troubadours. Elle est la fille du successeur de Guillaume IX, Guillaume X, qui a réuni autour de lui des troubadours comme Eble II de Ventadour, Cercamon, Marcabru, Jaufré Rudel. On comprend donc que, fidèle à ces brillants antécédents, elle ait décidé de reprendre le flambeau, et de suivre une voie analogue : elle aura à coeur, elle aussi, de faire de sa cour une cour lettrée, accueillant entre autres sa fille Marie de Champagne, protectrice de Chrétien de Troyes et de Gautier d’Arras.
Essayons maintenant d’approcher de plus près quelques uns des personnages qui ont pu exercer une influence directe sur l’esprit d’Aliénor, lui inspirer quelques uns de ses comportements. Nous pouvons en sélectionner trois, qui ont la particularité d’être étroitement liés entre eux par toutes sortes de liens, et qui forment une remarquable série. Je vais les passer en revue, en insistant sur quelques traits qui me semblent importants pour la suite de ma démonstration.
En tête, s’impose sans conteste la séduisante et très moderne figure du déjà nommé grand-père, Guillaume IX, personnage dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est haut en couleurs, aussi grand seigneur que grand poète. On sait qu’il présente, dans ses productions poétiques, comme Janus, un “double front” : certains de ses textes sont d’un libertin, volontiers grossier et cynique, au point que l’on a pu consacrer tout un article à “son extraordinaire insolence”; d’autres au contraire sont d’une grande délicatesse, très proches de ce qui sera ensuite le grand chant du “trobar” (l’art de dire l’amour), qui a connu le prodigieux destin que nous savons. Pour expliquer ces inspirations en apparence contradictoires, on fait généralement appel à la chronologie : les poèmes du premier groupe remonteraient à la jeunesse, ceux du second à l’âge mûr, ou même à la vieillesse. Il y a cependant d’autres hypothèses, plus “unitaristes” qui considèrent qu’il s’agit plutôt des deux faces inséparables d’une même pièce. Quoi qu’il en soit de ce point, ce qui nous intéresse ici, c’est le plus original de ses poèmes, le plus fameux aussi, considéré par beaucoup comme une des plus belles réussites de la lyrique occitane, à savoir “Farai un vers de dreit nien”, ce que l’on peut traduire : “Je ferai un poème de pur néant”. Certes, A. Jeanroy le voyait seulement comme une fatrasie, mais il a, à mes yeux, une tout autre importance. Elle lui vient d’un trait bien particulier : c’est là qu’apparaît pour la première fois, dans la poésie des troubadours, un certain intérêt, pour ne pas dire une certaine fascination pour le “nien” (le néant). Ce trait a frappé Jacques Jouet, poète, oulipien, et acharné forgeur de monostiques : il a par exemple procédé, il y a quelques années, à la monostication, une à une, de toutes les Fables de La Fontaine, une louable entreprise en vérité, qui eût dû lui attirer la gratitude des élèves des écoles à l’heure de la récitation, si l’exercice de la récitation n’avait hélas déserté les classes où s’enseigne encore, tant bien que mal, le français. Mais ne nous égarons pas…Mon ami Jacques Jouet, donc, a récemment composé ce monostique qu’il a dédié à Guillaume IX, et où il fait au néant toute la place qui lui revient : “Son aile de néant lui permet de chanter.” On peut s’interroger sur les raisons de cette fascination pour le néant. Elle pourrait bien avoir en partie sa source dans la théologie négative, dont on sait qu’elle ne peut parler de Dieu qu’en disant ce qu’il n’est pas. Comme le dit J. Roubaud, “avec ses innombrables étincelles et illuminations paradoxales autour du concept de néant”, cette théologie “passionne les penseurs de l’avant-garde du XIème siècle”. Il n’est pas difficile en effet d’imaginer que l’atmosphère sophistiquée de la cour de Poitiers était propice à ce type de préoccupations et de spéculations. Mais un autre trait important apparaît dans le poème de Guillaume IX, un trait dont Aliénor saura se souvenir : la mise en avant du souci de la transmission, qui occupe toute la dernière strophe, et dont voici une traduction : “ J’ai fait le chant ne sais sur qui ; /
Et je l’enverrai à celui / Qui me l’enverra par un autre / Vers le Poitou /Pour qu’on m’envoie de son étui /La contreclé”. Voilà qui promet à la célébration du néant un bel avenir !
Après Guillaume IX, le second personnage de notre série est Eble II de Ventadour, dit lo Cantador : encore un seigneur doublé d’un poète. Il était vicomte, fort lié à Guillaume IX dont il était le vassal et avec lequel, raconte Geoffroi de Vigeois, il rivalisait en “courtoisie”. Son oeuvre, hélas, ne nous est pas parvenue, mais les allusions à sa personne, à son art ou à son influence sur les troubadours limousins et périgourdins ne manquent pas chez quelques uns de ses contemporains, tels que, entre autres, Marcabru qui parle de la “troupe du seigneur Eble” ou Bernart Marti qui lui envoie une canso.
Enfin le troisième, et non le moindre, de la série n’est autre que notre cher Bernard de Ventadour. De naissance sans doute moins huppée que les deux précédents, il fut longtemps lié à Eble II, lequel l’initia au “trobar”. On sait que son nom et au moins une partie de son oeuvre sont étroitement attachés à Aliénor, qui l’accueillit un temps auprès d’elle et à qui il dédia une canso (« domna vostre suis e serai ») où elle est désignée comme « la reine des Normands ». De nombreuses “cansos”, chansons d’amour, firent et font encore sa grandiose réputation.
Mais on sait bien que l’amour qu’il chante est d’un genre très particulier. C’est cet amour dit “courtois”, la “fin’ amor”, sur la nature duquel (ou de laquelle) il a déjà été beaucoup écrit, beaucoup débattu. L’on n’a pas même hésité à faire appel à Freud et à Lacan pour parler à ce sujet de “névrose courtoise”. Cela prend la forme, chez Bernard, d’un amour sublimé, apparemment dégagé de sa gangue de chair, et où l’amoureux oscille sans cesse de l’enthousiasme au désespoir, du plaisir à la souffrance, de l’angoisse à l’euphorie. C’est ce que Pierre Bec, dans son étude sur la douleur chez Bernard de Ventadour”, a pu appeler le « caractère cyclothymique de la fin’amor», qui maintient une continuelle tension dans la canso, et qui se traduit concrètement par un recours constant à l’antithèse. C’est ce côté sombre de l’amour qu’il nous faut retenir ici, et plus particulièrement un trait que Jean-Charles Huchet, analysant les rapports complexes du troubadour et de sa dame, a appelé “la logique de l’anéantissement” qui est à l’oeuvre chez Bernard de Ventadour. “Anéantissement”, c’est un mot qui revient pas moins de cinq fois du début à la fin de son article : “le troubadour accepte de n’être rien pour que la dame soit tout”. Comme le dit Jacques Roubaud, le “néant”, apparaît ici comme “l’envers sombre de l’amour, inséparable de lui”. On peut aussi rappeler à ce sujet, l’exposé fait ici même par Milena Mikhailova et ce qu’elle a appellé “la déréalisation du sujet amoureux”. Il faut évidemment se souvenir des derniers vers de la fameuse “canso de l’alouette” où Bernard, qui se considère et se proclame mort puisque tué par sa dame (Mort m’a, e per mort li respon), dit sa détermination à renoncer à la dame aussi bien qu’au chant.
Nous avons donc, avec ces trois figures qui forment comme une chaîne, dont le dernier maillon est le plus déterminant, l’arrière-plan familial et le contexte littéraire qui étaient ceux dans lesquels a baigné Aliénor. C’est la fréquentation, directe ou indirecte, de leurs oeuvres qui, nous semble-t-il, a pu la mener à prendre conscience d’une réalité troublante, dont elle fut apparemment la première à mesurer toute la portée, à savoir l’existence de cette obsession du “rien”, de cette “maladie du néant”, comme l’appelle J. Roubaud dans ses analyses sur “l’éros mélancolique” Maladie dont on verra apparaître une nouvelle et remarquable illustration quelques décennies plus tard, vers 1230, avec la “tenson du néant” d’Aimeric de Peguilhan et Albertet de Sisteron : « mas ieu faz zo q’anc om non fes . tenzon d’aizo qi res non es » (« mais moi je fais ce que jamais homme ne fit, tenson sur ce qui n’existe pas »). Ici, comme le dit Francesca Manzari : « L’objet du chant devient alors ce qui échappe, un mouvement dans le vide, une forme qui rend insaisissable son contenu ». On sait que cette tenson s’inscrit dans le prolongement exact du texte précédemment évoqué de Guillaume IX, le “vers de dreit nien”, auquel d’ailleurs elle se réfère explicitement.
Remarquons au passage que la prise de conscience de cette maladie, qui chez d’autres eût pu être génératrice de retrait, de passivité, voire de franche dépression, n’a pas empêché Aliénor de mener la vie extraordinairement active et trépidante que l’on sait. L’explication de cette apparente contradiction n’est pas impossible à imaginer. C’est sans doute une question de chronologie : il est fort probable que la découverte de la maladie s’est faite assez tardivement, et qu’elle n’est venue véritablement hanter l’esprit de la reine qu’à la fin de sa vie. Quoi qu’il en soit, nous voici maintenant un peu mieux armés pour aborder le problème qui nous occupe : comprendre les dispositions qu’Aliénor, animée manifestement, comme son grand-père Guillaume IX, par le souci de transmettre quelque chose à la méditation des générations à venir, a cru devoir prendre avant sa mort. Rappelons le dispositif, tel du moins qu’on peut le voir aujourd’hui : il y a les trois gisants figurant des membres de sa famille (son second mari Henri II Plantagenet, son fils Richard Coeur de Lion, et sa belle-fille, Isabelle d’Angoulême, la femme de Jean Sans Terre), et puis son propre gisant, qui la représente avec le visage, à la pureté stylisée, d’une femme encore jeune, coiffée de la couronne, et tenant de ses deux mains, en dessous de sa poitrine, un livre ouvert.
Que peut bien signifier ce choix ? A coup sûr, l’objet livre est un objet éminemment symbolique, voire métaphorique. En cette fin du douzième siècle, il a partie liée, d’une façon quasi mécanique, avec la religion. C’est pourquoi l’on a pu proposer de voir, dans le livre d’Aliénor, un livre pieux, un psautier par exemple. Hypothèse qui s’appuie sur une constatation historique indéniable : pendant tout le Moyen-Âge, les « lectures féminines » qui figurent sur les représentations se trouvent être des lectures religieuses. Mais avons-nous bien, dans le cas qui nous occupe, la représentation d’une « lecture féminine » ? Rien n’est moins sûr, bien qu’on ait pris l’habitude d’affirmer qu’il s’agit de la première représentation d’une « femme lectrice » dans le monde occidental. En réalité, si l’on regarde bien les choses, Aliénor ne lit pas. Comme tous les gisants, elle a les yeux fermés. Ce vers quoi ses yeux se portent, derrière ses paupières closes, c’est plutôt vers le ciel que vers le livre. Elle semble s’adonner bien moins à la lecture qu’à une sorte de paisible et sereine méditation. Il est clair qu’ici le livre figuré ne renvoie pas à une catégorie particulière de lecture, qu’elle soit religieuse ou autre. Il est là pour rappeler, ou plutôt pour symboliser, les liens qu’Aliénor a entretenus sa vie durant, par tradition familiale autant que par choix personnel et par l’influence de son entourage, avec le monde des lettres, et qu’elle entend continuer d’entretenir dans l’éternité de l’outre-tombe.
Il est par ailleurs une autre excellente raison pour laquelle on peut affirmer sans crainte qu’Aliénor ne lit pas et ne peut pas lire : le livre qu’elle tient n’est porteur d’aucun texte visible. Et, à moins d’imaginer qu’il ait été enduit d’une encre sympathique suffisamment persistante pour avoir tenu huit siècles sans avoir livré ses secrets, il s’agit donc d’un livre blanc, ou encore d’un livre muet (liber mutus).
De ce blanc, de ce mutisme, il faut maintenant essayer de rendre compte. Il me semble, c’est l’hypothèse à laquelle depuis le début je souhaitais arriver, qu’on ne peut le comprendre que si on accepte de le mettre en étroite relation avec cette “obsession du néant”, cette “maladie du rien”, sur laquelle j’ai cru devoir attirer votre attention. Le choix du livre muet peut alors apparaître, pour la reine sur son vieil âge, comme une façon de se situer dans la continuité du cheminement entamé par son grand-père avec son poème de “dreit rien” et poursuivi après lui par divers troubadours, et principalement par Bernard de Ventadour. Celui-ci, comme le rappelle Jean Claude Huchet, a utilisé le formalisme de la canso pour “baliser les étapes d’une ascèse poétique, d’un rituel qui encadre la rencontre du troubadour avec cette figure de l’impossible qu’est la Dame et organise le processus de son anéantissement”.
Mais Aliénor a le courage d’accomplir un pas décisif. Elle sait qu’au terme de ce cheminement, de cette marche vers le néant, il ne peut y avoir que le silence, le silence dans lequel, nous l’avons vu, Bernart, en amoureux malheureux, menace de se retitrer, sans pour autant se résigner à s’y enfermer vraiment. Mais elle est bien consciente aussi de cette aporie, depuis longtemps dénoncée, qui fait que l’on ne peut dire le silence sans aussitôt le rompre. Rappelons-nous ces vers de la tenson du néant : « nient a nom donc si-l nomatz parlares mal grat qe n’ajatz » : “le néant a un nom, donc si vous le nommez, vous parlerez, même si cela doit vous déplaire ». C’est pourquoi elle décide d’en donner une représentation matérielle : le livre de marbre aux pages vierges que ses mains tiennent est chargé de dessiner très exactement les contours d’un texte volontairement absent, et ce faisant, il permet de donner une présence à cette absence.
Nous avons là une démarche originale en Occident, mais dont on trouve comme un lointain écho en peinture dans une scène fréquemment représentée par des artistes chinois ou japonais. On y voit deux hommes, à l’allure de sages ou d’érudits, qui sont assis et semblent écouter de la musique. Mais lorsqu’on regarde de plus près le tableau, on découvre que l’instrument auquel ils prêtent une oreille si attentive a une étrange particularité : c’est un luth entièrement dépourvu de cordes, incapable donc de produire le moindre son. On comprend ainsi que le véritable héros, celui qui est au centre de la scène et qui lui donne son sens, c’est le silence. Notons au passage qu’on a volontiers recours, dans la poésie chinoise ou japonaise, au « luth sans corde » pour dire le silence. Ainsi le japonais Ryokan (1758-1831), qui fut moine et ermite, poète et calligraphe, et qui demeure une des grandes figures du bouddhisme zen, écrit :
« Une nuit paisible derrière ma cabane au toit de paille / Je joue du luth sans corde /Sa musique portée par le vent disparaît dans les nuages / Elle devient celle du ruisseau/ S’étend toujours plus loin et remplit la vallée / Traverse montagnes et forêts / Seul un être fermé aux bruits du dehors / Peut entendre cette musique merveilleuse ».
Livre blanc ici, instrument muet là, la parenté, par-delà les âges et les civilisations, mérite au moins d’être relevée.
Cela une fois admis, nous pouvons faire un pas de plus, et montrer combien le geste audacieux d’Aliénor, portant à son point extrême ce qui n’était qu’en germe dans les cansos de ses trouvères favoris, s’est révélé fructueux. Il nous faut d’abord souligner son caractère extraordinairement prémonitoire : il annonce, ou plutôt il amorce, dans l’histoire de la poésie, et pas seulement de la poésie française, un mécanisme dont les effets n’apparaîtront au grand jour que bien des siècles plus tard. On sait que, depuis Hölderlin ou Rimbaud sans doute, et certainement depuis la Crise de vers de Mallarmé, les poètes sont entrés dans l’ère du soupçon. Plus question de faire confiance aux mots, de s’en remettre entièrement à eux, comme on le faisait au bon vieux temps. Le dire poétique s’est heurté de plus en plus rudement aux insuffisances et aux pièges du langage. Pour le poète, le passage de l’émotion à l’expression verbale ne va plus de soi : ce passage est souvent fort délicat, dans la mesure où, comme chacun sait, l’ordre des mots ne peut se confondre avec l’ordre des choses, et moins encore avec celui des sentiments ou des émotions, le mot étant, par essence, condamné à demeurer à la périphérie de l’objet qu’il prétend désigner. Bien des auteurs, qui ont dénoncé à qui mieux mieux les tares du langage, sont là pour l’attester. Souvenons-nous du constat résigné de Dante : “Multa per intellectum videmus quibus signa vocalia desunt». Souvenons-nous de Diderot confessant dans une de ses lettres : “Ce qui s’échappe de moi ne vaut jamais ce qui s’y passe”. Souvenons-nous de Novalis constatant que « bien des choses sont trop délicates pour être pensées, encore plus pour être exprimées ». Souvenons-nous de Proust avouant “s’astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l’expression”. Souvenons-nous de Bergson affirmant avec regret : « Nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage ». Souvenons-nous de Daumal déclarant « Il y a une certaine intensité de la pensée où les mots n’ont plus part ». Souvenons-nous de Paulhan constatant : “Il arrive qu’une émotion, un désir nous semble personnel –unique- au point qu’aucun mot ne semble lui convenir”. Et la difficulté est parfois telle qu’elle conduit au renoncement pur et simple, comme chez Beckett, qui proclame : «Surmonter, cela va de soi, le funeste penchant à l’expression.» Tout se passe comme si certaines expériences, intimes ou collectives, ne pouvaient plus être traduites en mots, comme s’il y avait des circonstances où le langage, irrémédiablement, atteint ses limites et se trouve contraint de battre en retraite. D’où un continuel et progressif cheminement vers le silence.
Comment en effet, sinon par le silence, prendre acte de l’érosion de la parole, de son irrépressible penchant vers le ressasement ? On n’en finirait pas de relever les déclarations de tous ceux, poètes ou prosateurs, qui se situent résolument dans cette problématique et ont cédé à la tentation de glorifier le silence. C’est Keats avec son fameux “Heard melodies are sweet, but those unheard / Are sweeter”. Ce sont, un peu moins universellement célébrés, Virgilio et Homero Exposito, qui proclament, dans les derniers vers d’une chanson intitulée « Vete de mi », »es mejor el verso aquel / que no podemos recordar". Mais souvenons-nous de Vigny : “À voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse / Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse.” Ou bien de Laforgue : “Mon Dieu, que tout fait signe de se taire ! Mon Dieu, qu’on est follement solitaire !”. On trouve aussi ce vers d’Edmond Haraucourt : Les plus beaux vers sont ceux qu’on n’écrira jamais. Et l’on n’aurait garde enfin d’oublier, pour clore arbitrairement cette courte série, celui du trop, hélas, méconnu Mallurset, qui a su si harmonieusement mêler aux accents de Musset l’esprit de Mallarmé : Sur le vide papier sont les chants les plus beaux.
De cette approche, qui nous permet d’associer Aliénor, et à travers elle notre troubadour, à l’un des courants majeurs de la poésie contemporaine, nous pouvons passer à une autre. Elle nous permettra, celle-là, d’interpréter le livre blanc comme une sorte de cénotaphe, de monument élevé à tous les livres non écrits, à tous ces ouvrages fantômes qui ont occupé des années durant l’esprit de leurs concepteurs, mais qui n’ont finalement jamais vu le jour, et dont il est rendu compte, avec une sympathie manifeste, dans des travaux comme ceux de Jean-Yves Jouannais ou Enrique Vila-Matas.
Mais il est encore une autre voie à explorer, celle où le silence n’est pas la conséquence de l’épuisement du langage ou de son absence, où il est au contraire, si l’on ose dire, la continuation de la parole par d’autres moyens. “L’art de se taire” apparaît alors comme un indispensable complément de l’art de parler. C’est ce qui se produit précisément avec le poème de zéro mot, dont François Le Lionnais a fait la théorie, dans le texte que j’évoquais dès mon introduction. Que dit-il exactement ? Après avoir rappelé l’intérêt que Queneau et lui-même portaient aux « poèmes de peu de mots», après en avoir esquissé une classification et avoir appelé de ses voeux la constitution d’une anthologie, François Le Lionnais élargit, comme il aime volontiers à le faire, son propos initial et, jetant sur l’ensemble de la production poétique universelle son habituel regard d’aigle, pose cette affirmation : «D’une manière plus générale, l’étude de la validité des poèmes dont le nombre de mots est compris entre 0 et + l’infini mériterait d’être entreprise et poursuivie scientifiquement. Qu’est-ce qu’un poème de zéro mot ? c’est une émotion ressentie comme douée d’une qualité poétique potentielle et qui a été exprimée avec moins d’un mot. Il est vraisemblable que tous les poèmes connus (à quelques exceptions près) ont commencé par être des poèmes de zéro mot.”
On a depuis longtemps noté l’importance des blancs lorsqu’ils sont savamment distribués dans un texte : ils ont la faculté de stimuler l’imagination du lecteur, forcé d’aller puiser dans son propre fonds de quoi rétablir les liens manquants. Mais qu’arrive-t-il quand le blanc a tout recouvert, quand il règne en maître sur la page, qu’il constitue à lui seul tout le poème ? N’est-ce pas, pour le lecteur, l’ouverture d’un champ immense offert à son imagination, à sa liberté ? Car, comme le rappelle Kandinsky, « Le blanc agit sur notre âme comme un silence, un rien avant tout commencement ». Il faut ici pourtant prendre garde à ce que l’on dit. Le poème de zéro mot, tel que le conçoit Le Lionnais, n’est pas exactement un “rien”, un “pur néant” : il existe bel et bien, car, exactement comme le Dieu de Saint Anselme, son idée et sa réalité sont inséparables, indissolubles. Il s’apparente aussi à l’éclair, dont il a l’intensité aussi bien que la fugacité : comme lui, il passe sans laisser de trace, mais on sait qu’il est passé. L’on n’a pas encore, nous semble-t-il, assez mesuré l’utilité de ce concept en histoire littéraire. Il permet de résoudre bien des énigmes. Il nous aide en particulier à trouver une explication rationnelle pour les périodes de prétendu silence qu’ont connues tant de grands poètes (Rimbaud, Valéry en particulier). Ne peut-on pas, ne doit-on pas même, considérer ces périodes comme ayant été consacrées à la composition de poèmes de zéro mot ?
Tels sont donc quelques uns des résultats auxquels, de proche en proche, nous a menés notre divagation sur le livre blanc d’Aliénor. Elle nous a, et c’est pour nous l’avancée essentielle, donné l’occasion d’utiliser cet outil conceptuel précieux qu’est le poème de zéro mot. Grâce à lui, nous pouvons donc, revenant sur nos pas, proposer une nouvelle hypothèse sur la nature véritable de ce fameux livre : c’est tout simplement, osons le dire, une anthologie de cansos de zéro mot. François Le Lionnais avait affirmé que “malgré toute (sa) richesse, l’anthologie des poèmes en zéro mot tiendrait aisément sur un timbre-poste”. Elle tient encore mieux sur une page de marbre vierge.
Reste maintenant à affecter un auteur à cette anthologie. Nous proposerons résolument Eble II de Ventadour. Pour deux raisons au moins : il occupe une place centrale parmi les poètes de son temps ; il se situe en outre à la jonction entre deux êtres particulièrement chers au coeur d’Aliénor. Par une étrange prémonition, il semble bien qu’en lui rendant cet hommage muet et pourtant si éloquent, Aliénor ait eu en tête une pensée fort semblable à celle que devait exprimer, quelques siècles plus tard, Maurice Blanchot, et que je rappelle ici : “Les chemins et les travaux de l’esprit qui tente l’impossible sont des sujets de méditation inépuisable. On admire les fruits visibles de son art, mais on ne cesse de songer aux opérations qui n’ont abouti à rien de visible et dont tout l’acte a été dans une absence impénétrable et pure”.
Absence impénétrable et pure : assurément, on ne saurait mieux dire. Alors, n’est-il pas temps, après cela, de mettre fin à cette divagation, et de rendre ses droits imprescriptibles au silence ?
Bernard et les silences d’Aliénor
Marcel Bénabou
Je commencerai par remercier très chaleureusement Luc de Goustine pour m’avoir invité à participer à cette rencontre, alors que mes compétences sur Bernard de Ventadour sont sans commune mesure avec celles de tous les orateurs et oratrices qui m’ont précédé, et dont j’ai suivi les communications avec un très vif intérêt. Au point que je me suis demandé, à plusieurs reprises, s’il ne valait pas mieux que, comme Bernard de Ventadour le déclare par deux fois dans les derniers vers de sa “canso de l’alouette”, je renonce à prendre la parole… Ce qui m’en a dissuadé, c’est un détail qui, pour moi qui suis superstitieusement attentif aux mots, a semblé déterminant. Avec une singulière prescience, nos amis organisateurs ont placé mon intervention presque à la fin de cette seconde journée, à l’avant- dernière place ou, pour le dire dans le langage choisi qui sied à notre assemblée, en pénultième position. Une place qui me rassure, car elle est celle qui convenait le mieux au rôle qui m’incombe. Et cela pour deux raisons. La première : les inévitables résonances poétiques, et plus précisément mallarméennes, de l’adjectif “pénultième”. On ne peut l’entendre ni le prononcer sans que s’impose à la mémoire la phrase fameuse de Mallarmé qui apparait au début du Démon de l’analogie, avec son rythme décalé : « La Pénultième /est / morte », que Mallarmé qualifie de “lambeaux maudits d’une phrase absurde”. Or, il se trouve que c’est un mot que François Le Lionnais, le Président-Fondateur de l’Oulipo, dans un texte important sur lequel j’aurai à revenir, trouvait si chargé d’émotion qu’il l’avait rangé dans la liste de ce qu’il appelait des “poèmes de peu de mots”, aux côtés de voisins aussi illustres que l’arthurien Excalibur, le nervalien Tour abolie, ou le mallarméen et néanmoins marmoréen Calme bloc. La deuxième raison : dans des rencontres savantes comme celle-ci, l’avant-dernière communication, la pénultième donc, arrive à un moment très particulier : celui où les esprits des participants, emplis de toutes les robustes nourritures qui leur ont été fournies à jet continu, pendant trois longues et studieuses matinées, par des oratrices et des orateurs pleins de science, commencent à aspirer à des nourritures un peu plus légères. Quelque chose comme un dessert, donc. Et c’est précisément ce que j’aimerais vous apporter. J’ai pris la précaution de me référer, dans les quelques lignes présentant mon intervention, à “une érudition de type de celle de Borges ou de Perec”, manière de suggérer l’aspect ludique de mon propos, qui relève moins de la science positive que de la rêverie, ou plutôt, disons, de la divagation. Divagation : encore un mot emprunté à Mallarmé qui, en réunissant sous ce titre une partie de ses a su lui donner la respectabilité qui jusque là lui manquait.
Ces précautions une fois prises (un peu longuement peut-être, mais il fallait au moins cela pour capter un peu de votre précieuse bienveillance), je peux m’attaquer à mon sujet, à savoir m’interroger sur le mystère du livre blanc d’Aliénor, explorer le cheminement qui a pu mener la reine à la réalisation d’une telle oeuvre, que je considère comme d’une grande importance dans l’histoire de la poésie, et observer le rôle qu’a pu jouer, dans ce cheminement, l’influence de Bernard de Ventadour et de certains de ses prédécesseurs.
Je me permettrai, pour les besoins de ma démonstration, de procéder au rappel de quelques faits. Et d’abord à propos d’Aliénor. Nous savons tous ici combien il est difficile d’éviter les poncifs ou les outrances quand il s’agit d’évoquer cette femme d’exception, figure majeure d’un siècle, le douzième, au cours duquel elle a su occuper, quasiment sans discontinuer, le devant de la scène historique : tour à tour épouse de Louis VII de France et d’Henri II d’Angleterre, deux fois reine donc (de France puis d’Angleterre) et mère de trois rois, mais aussi femme passionnément attachée à sa liberté, guerrière croisée, amante incestueuse, conspiratrice, révoltée, captive, veuve, moniale, et j’en passe… Nous savons tous aussi que chaque époque a eu sur elle ses clichés, qui tantôt se confortent, tantôt se contredisent, et l’on aurait bien du souci si l’on se mêlait de vouloir réduire la distance qui sépare l’Aliénor de la légende de l’Aliénor de l’histoire…
Pour ce qui me concerne ici, je partirai d’une constatation qui souffre peu de contestation : parmi les mérites qu’on a bien voulu reconnaître à Aliénor figure toujours, et en bonne place, son intérêt, voire sa passion, pour la littérature, et plus généralement pour ce qu’on appellerait aujourd’hui la culture. Une passion largement favorisée par les circonstances, puisqu’elle prenait ses racines dans le brillant passé familial de la future double reine. La cour des ducs d’Aquitaine, où elle a reçu une éducation soignée et savamment diversifiée, jouit d’un grand renom dans le siècle comme centre d’une culture particulièrement raffinée. Aliénor se trouve être la petite-fille de Guillaume IX qui, issu d’une lignée princière, s’adonne lui-même à la poésie et est considéré comme le premier des troubadours. Elle est la fille du successeur de Guillaume IX, Guillaume X, qui a réuni autour de lui des troubadours comme Eble II de Ventadour, Cercamon, Marcabru, Jaufré Rudel. On comprend donc que, fidèle à ces brillants antécédents, elle ait décidé de reprendre le flambeau, et de suivre une voie analogue : elle aura à coeur, elle aussi, de faire de sa cour une cour lettrée, accueillant entre autres sa fille Marie de Champagne, protectrice de Chrétien de Troyes et de Gautier d’Arras.
Essayons maintenant d’approcher de plus près quelques uns des personnages qui ont pu exercer une influence directe sur l’esprit d’Aliénor, lui inspirer quelques uns de ses comportements. Nous pouvons en sélectionner trois, qui ont la particularité d’être étroitement liés entre eux par toutes sortes de liens, et qui forment une remarquable série. Je vais les passer en revue, en insistant sur quelques traits qui me semblent importants pour la suite de ma démonstration.
En tête, s’impose sans conteste la séduisante et très moderne figure du déjà nommé grand-père, Guillaume IX, personnage dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est haut en couleurs, aussi grand seigneur que grand poète. On sait qu’il présente, dans ses productions poétiques, comme Janus, un “double front” : certains de ses textes sont d’un libertin, volontiers grossier et cynique, au point que l’on a pu consacrer tout un article à “son extraordinaire insolence”; d’autres au contraire sont d’une grande délicatesse, très proches de ce qui sera ensuite le grand chant du “trobar” (l’art de dire l’amour), qui a connu le prodigieux destin que nous savons. Pour expliquer ces inspirations en apparence contradictoires, on fait généralement appel à la chronologie : les poèmes du premier groupe remonteraient à la jeunesse, ceux du second à l’âge mûr, ou même à la vieillesse. Il y a cependant d’autres hypothèses, plus “unitaristes” qui considèrent qu’il s’agit plutôt des deux faces inséparables d’une même pièce. Quoi qu’il en soit de ce point, ce qui nous intéresse ici, c’est le plus original de ses poèmes, le plus fameux aussi, considéré par beaucoup comme une des plus belles réussites de la lyrique occitane, à savoir “Farai un vers de dreit nien”, ce que l’on peut traduire : “Je ferai un poème de pur néant”. Certes, A. Jeanroy le voyait seulement comme une fatrasie, mais il a, à mes yeux, une tout autre importance. Elle lui vient d’un trait bien particulier : c’est là qu’apparaît pour la première fois, dans la poésie des troubadours, un certain intérêt, pour ne pas dire une certaine fascination pour le “nien” (le néant). Ce trait a frappé Jacques Jouet, poète, oulipien, et acharné forgeur de monostiques : il a par exemple procédé, il y a quelques années, à la monostication, une à une, de toutes les Fables de La Fontaine, une louable entreprise en vérité, qui eût dû lui attirer la gratitude des élèves des écoles à l’heure de la récitation, si l’exercice de la récitation n’avait hélas déserté les classes où s’enseigne encore, tant bien que mal, le français. Mais ne nous égarons pas…Mon ami Jacques Jouet, donc, a récemment composé ce monostique qu’il a dédié à Guillaume IX, et où il fait au néant toute la place qui lui revient : “Son aile de néant lui permet de chanter.” On peut s’interroger sur les raisons de cette fascination pour le néant. Elle pourrait bien avoir en partie sa source dans la théologie négative, dont on sait qu’elle ne peut parler de Dieu qu’en disant ce qu’il n’est pas. Comme le dit J. Roubaud, “avec ses innombrables étincelles et illuminations paradoxales autour du concept de néant”, cette théologie “passionne les penseurs de l’avant-garde du XIème siècle”. Il n’est pas difficile en effet d’imaginer que l’atmosphère sophistiquée de la cour de Poitiers était propice à ce type de préoccupations et de spéculations. Mais un autre trait important apparaît dans le poème de Guillaume IX, un trait dont Aliénor saura se souvenir : la mise en avant du souci de la transmission, qui occupe toute la dernière strophe, et dont voici une traduction : “ J’ai fait le chant ne sais sur qui ; /
Et je l’enverrai à celui / Qui me l’enverra par un autre / Vers le Poitou /Pour qu’on m’envoie de son étui /La contreclé”. Voilà qui promet à la célébration du néant un bel avenir !
Après Guillaume IX, le second personnage de notre série est Eble II de Ventadour, dit lo Cantador : encore un seigneur doublé d’un poète. Il était vicomte, fort lié à Guillaume IX dont il était le vassal et avec lequel, raconte Geoffroi de Vigeois, il rivalisait en “courtoisie”. Son oeuvre, hélas, ne nous est pas parvenue, mais les allusions à sa personne, à son art ou à son influence sur les troubadours limousins et périgourdins ne manquent pas chez quelques uns de ses contemporains, tels que, entre autres, Marcabru qui parle de la “troupe du seigneur Eble” ou Bernart Marti qui lui envoie une canso.
Enfin le troisième, et non le moindre, de la série n’est autre que notre cher Bernard de Ventadour. De naissance sans doute moins huppée que les deux précédents, il fut longtemps lié à Eble II, lequel l’initia au “trobar”. On sait que son nom et au moins une partie de son oeuvre sont étroitement attachés à Aliénor, qui l’accueillit un temps auprès d’elle et à qui il dédia une canso (« domna vostre suis e serai ») où elle est désignée comme « la reine des Normands ». De nombreuses “cansos”, chansons d’amour, firent et font encore sa grandiose réputation.
Mais on sait bien que l’amour qu’il chante est d’un genre très particulier. C’est cet amour dit “courtois”, la “fin’ amor”, sur la nature duquel (ou de laquelle) il a déjà été beaucoup écrit, beaucoup débattu. L’on n’a pas même hésité à faire appel à Freud et à Lacan pour parler à ce sujet de “névrose courtoise”. Cela prend la forme, chez Bernard, d’un amour sublimé, apparemment dégagé de sa gangue de chair, et où l’amoureux oscille sans cesse de l’enthousiasme au désespoir, du plaisir à la souffrance, de l’angoisse à l’euphorie. C’est ce que Pierre Bec, dans son étude sur la douleur chez Bernard de Ventadour”, a pu appeler le « caractère cyclothymique de la fin’amor», qui maintient une continuelle tension dans la canso, et qui se traduit concrètement par un recours constant à l’antithèse. C’est ce côté sombre de l’amour qu’il nous faut retenir ici, et plus particulièrement un trait que Jean-Charles Huchet, analysant les rapports complexes du troubadour et de sa dame, a appelé “la logique de l’anéantissement” qui est à l’oeuvre chez Bernard de Ventadour. “Anéantissement”, c’est un mot qui revient pas moins de cinq fois du début à la fin de son article : “le troubadour accepte de n’être rien pour que la dame soit tout”. Comme le dit Jacques Roubaud, le “néant”, apparaît ici comme “l’envers sombre de l’amour, inséparable de lui”. On peut aussi rappeler à ce sujet, l’exposé fait ici même par Milena Mikhailova et ce qu’elle a appellé “la déréalisation du sujet amoureux”. Il faut évidemment se souvenir des derniers vers de la fameuse “canso de l’alouette” où Bernard, qui se considère et se proclame mort puisque tué par sa dame (Mort m’a, e per mort li respon), dit sa détermination à renoncer à la dame aussi bien qu’au chant.
Nous avons donc, avec ces trois figures qui forment comme une chaîne, dont le dernier maillon est le plus déterminant, l’arrière-plan familial et le contexte littéraire qui étaient ceux dans lesquels a baigné Aliénor. C’est la fréquentation, directe ou indirecte, de leurs oeuvres qui, nous semble-t-il, a pu la mener à prendre conscience d’une réalité troublante, dont elle fut apparemment la première à mesurer toute la portée, à savoir l’existence de cette obsession du “rien”, de cette “maladie du néant”, comme l’appelle J. Roubaud dans ses analyses sur “l’éros mélancolique” Maladie dont on verra apparaître une nouvelle et remarquable illustration quelques décennies plus tard, vers 1230, avec la “tenson du néant” d’Aimeric de Peguilhan et Albertet de Sisteron : « mas ieu faz zo q’anc om non fes . tenzon d’aizo qi res non es » (« mais moi je fais ce que jamais homme ne fit, tenson sur ce qui n’existe pas »). Ici, comme le dit Francesca Manzari : « L’objet du chant devient alors ce qui échappe, un mouvement dans le vide, une forme qui rend insaisissable son contenu ». On sait que cette tenson s’inscrit dans le prolongement exact du texte précédemment évoqué de Guillaume IX, le “vers de dreit nien”, auquel d’ailleurs elle se réfère explicitement.
Remarquons au passage que la prise de conscience de cette maladie, qui chez d’autres eût pu être génératrice de retrait, de passivité, voire de franche dépression, n’a pas empêché Aliénor de mener la vie extraordinairement active et trépidante que l’on sait. L’explication de cette apparente contradiction n’est pas impossible à imaginer. C’est sans doute une question de chronologie : il est fort probable que la découverte de la maladie s’est faite assez tardivement, et qu’elle n’est venue véritablement hanter l’esprit de la reine qu’à la fin de sa vie. Quoi qu’il en soit, nous voici maintenant un peu mieux armés pour aborder le problème qui nous occupe : comprendre les dispositions qu’Aliénor, animée manifestement, comme son grand-père Guillaume IX, par le souci de transmettre quelque chose à la méditation des générations à venir, a cru devoir prendre avant sa mort. Rappelons le dispositif, tel du moins qu’on peut le voir aujourd’hui : il y a les trois gisants figurant des membres de sa famille (son second mari Henri II Plantagenet, son fils Richard Coeur de Lion, et sa belle-fille, Isabelle d’Angoulême, la femme de Jean Sans Terre), et puis son propre gisant, qui la représente avec le visage, à la pureté stylisée, d’une femme encore jeune, coiffée de la couronne, et tenant de ses deux mains, en dessous de sa poitrine, un livre ouvert.
Que peut bien signifier ce choix ? A coup sûr, l’objet livre est un objet éminemment symbolique, voire métaphorique. En cette fin du douzième siècle, il a partie liée, d’une façon quasi mécanique, avec la religion. C’est pourquoi l’on a pu proposer de voir, dans le livre d’Aliénor, un livre pieux, un psautier par exemple. Hypothèse qui s’appuie sur une constatation historique indéniable : pendant tout le Moyen-Âge, les « lectures féminines » qui figurent sur les représentations se trouvent être des lectures religieuses. Mais avons-nous bien, dans le cas qui nous occupe, la représentation d’une « lecture féminine » ? Rien n’est moins sûr, bien qu’on ait pris l’habitude d’affirmer qu’il s’agit de la première représentation d’une « femme lectrice » dans le monde occidental. En réalité, si l’on regarde bien les choses, Aliénor ne lit pas. Comme tous les gisants, elle a les yeux fermés. Ce vers quoi ses yeux se portent, derrière ses paupières closes, c’est plutôt vers le ciel que vers le livre. Elle semble s’adonner bien moins à la lecture qu’à une sorte de paisible et sereine méditation. Il est clair qu’ici le livre figuré ne renvoie pas à une catégorie particulière de lecture, qu’elle soit religieuse ou autre. Il est là pour rappeler, ou plutôt pour symboliser, les liens qu’Aliénor a entretenus sa vie durant, par tradition familiale autant que par choix personnel et par l’influence de son entourage, avec le monde des lettres, et qu’elle entend continuer d’entretenir dans l’éternité de l’outre-tombe.
Il est par ailleurs une autre excellente raison pour laquelle on peut affirmer sans crainte qu’Aliénor ne lit pas et ne peut pas lire : le livre qu’elle tient n’est porteur d’aucun texte visible. Et, à moins d’imaginer qu’il ait été enduit d’une encre sympathique suffisamment persistante pour avoir tenu huit siècles sans avoir livré ses secrets, il s’agit donc d’un livre blanc, ou encore d’un livre muet (liber mutus).
De ce blanc, de ce mutisme, il faut maintenant essayer de rendre compte. Il me semble, c’est l’hypothèse à laquelle depuis le début je souhaitais arriver, qu’on ne peut le comprendre que si on accepte de le mettre en étroite relation avec cette “obsession du néant”, cette “maladie du rien”, sur laquelle j’ai cru devoir attirer votre attention. Le choix du livre muet peut alors apparaître, pour la reine sur son vieil âge, comme une façon de se situer dans la continuité du cheminement entamé par son grand-père avec son poème de “dreit rien” et poursuivi après lui par divers troubadours, et principalement par Bernard de Ventadour. Celui-ci, comme le rappelle Jean Claude Huchet, a utilisé le formalisme de la canso pour “baliser les étapes d’une ascèse poétique, d’un rituel qui encadre la rencontre du troubadour avec cette figure de l’impossible qu’est la Dame et organise le processus de son anéantissement”.
Mais Aliénor a le courage d’accomplir un pas décisif. Elle sait qu’au terme de ce cheminement, de cette marche vers le néant, il ne peut y avoir que le silence, le silence dans lequel, nous l’avons vu, Bernart, en amoureux malheureux, menace de se retitrer, sans pour autant se résigner à s’y enfermer vraiment. Mais elle est bien consciente aussi de cette aporie, depuis longtemps dénoncée, qui fait que l’on ne peut dire le silence sans aussitôt le rompre. Rappelons-nous ces vers de la tenson du néant : « nient a nom donc si-l nomatz parlares mal grat qe n’ajatz » : “le néant a un nom, donc si vous le nommez, vous parlerez, même si cela doit vous déplaire ». C’est pourquoi elle décide d’en donner une représentation matérielle : le livre de marbre aux pages vierges que ses mains tiennent est chargé de dessiner très exactement les contours d’un texte volontairement absent, et ce faisant, il permet de donner une présence à cette absence.
Nous avons là une démarche originale en Occident, mais dont on trouve comme un lointain écho en peinture dans une scène fréquemment représentée par des artistes chinois ou japonais. On y voit deux hommes, à l’allure de sages ou d’érudits, qui sont assis et semblent écouter de la musique. Mais lorsqu’on regarde de plus près le tableau, on découvre que l’instrument auquel ils prêtent une oreille si attentive a une étrange particularité : c’est un luth entièrement dépourvu de cordes, incapable donc de produire le moindre son. On comprend ainsi que le véritable héros, celui qui est au centre de la scène et qui lui donne son sens, c’est le silence. Notons au passage qu’on a volontiers recours, dans la poésie chinoise ou japonaise, au « luth sans corde » pour dire le silence. Ainsi le japonais Ryokan (1758-1831), qui fut moine et ermite, poète et calligraphe, et qui demeure une des grandes figures du bouddhisme zen, écrit :
« Une nuit paisible derrière ma cabane au toit de paille / Je joue du luth sans corde /Sa musique portée par le vent disparaît dans les nuages / Elle devient celle du ruisseau/ S’étend toujours plus loin et remplit la vallée / Traverse montagnes et forêts / Seul un être fermé aux bruits du dehors / Peut entendre cette musique merveilleuse ».
Livre blanc ici, instrument muet là, la parenté, par-delà les âges et les civilisations, mérite au moins d’être relevée.
Cela une fois admis, nous pouvons faire un pas de plus, et montrer combien le geste audacieux d’Aliénor, portant à son point extrême ce qui n’était qu’en germe dans les cansos de ses trouvères favoris, s’est révélé fructueux. Il nous faut d’abord souligner son caractère extraordinairement prémonitoire : il annonce, ou plutôt il amorce, dans l’histoire de la poésie, et pas seulement de la poésie française, un mécanisme dont les effets n’apparaîtront au grand jour que bien des siècles plus tard. On sait que, depuis Hölderlin ou Rimbaud sans doute, et certainement depuis la Crise de vers de Mallarmé, les poètes sont entrés dans l’ère du soupçon. Plus question de faire confiance aux mots, de s’en remettre entièrement à eux, comme on le faisait au bon vieux temps. Le dire poétique s’est heurté de plus en plus rudement aux insuffisances et aux pièges du langage. Pour le poète, le passage de l’émotion à l’expression verbale ne va plus de soi : ce passage est souvent fort délicat, dans la mesure où, comme chacun sait, l’ordre des mots ne peut se confondre avec l’ordre des choses, et moins encore avec celui des sentiments ou des émotions, le mot étant, par essence, condamné à demeurer à la périphérie de l’objet qu’il prétend désigner. Bien des auteurs, qui ont dénoncé à qui mieux mieux les tares du langage, sont là pour l’attester. Souvenons-nous du constat résigné de Dante : “Multa per intellectum videmus quibus signa vocalia desunt». Souvenons-nous de Diderot confessant dans une de ses lettres : “Ce qui s’échappe de moi ne vaut jamais ce qui s’y passe”. Souvenons-nous de Novalis constatant que « bien des choses sont trop délicates pour être pensées, encore plus pour être exprimées ». Souvenons-nous de Proust avouant “s’astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l’expression”. Souvenons-nous de Bergson affirmant avec regret : « Nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage ». Souvenons-nous de Daumal déclarant « Il y a une certaine intensité de la pensée où les mots n’ont plus part ». Souvenons-nous de Paulhan constatant : “Il arrive qu’une émotion, un désir nous semble personnel –unique- au point qu’aucun mot ne semble lui convenir”. Et la difficulté est parfois telle qu’elle conduit au renoncement pur et simple, comme chez Beckett, qui proclame : «Surmonter, cela va de soi, le funeste penchant à l’expression.» Tout se passe comme si certaines expériences, intimes ou collectives, ne pouvaient plus être traduites en mots, comme s’il y avait des circonstances où le langage, irrémédiablement, atteint ses limites et se trouve contraint de battre en retraite. D’où un continuel et progressif cheminement vers le silence.
Comment en effet, sinon par le silence, prendre acte de l’érosion de la parole, de son irrépressible penchant vers le ressasement ? On n’en finirait pas de relever les déclarations de tous ceux, poètes ou prosateurs, qui se situent résolument dans cette problématique et ont cédé à la tentation de glorifier le silence. C’est Keats avec son fameux “Heard melodies are sweet, but those unheard / Are sweeter”. Ce sont, un peu moins universellement célébrés, Virgilio et Homero Exposito, qui proclament, dans les derniers vers d’une chanson intitulée « Vete de mi », »es mejor el verso aquel / que no podemos recordar". Mais souvenons-nous de Vigny : “À voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse / Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse.” Ou bien de Laforgue : “Mon Dieu, que tout fait signe de se taire ! Mon Dieu, qu’on est follement solitaire !”. On trouve aussi ce vers d’Edmond Haraucourt : Les plus beaux vers sont ceux qu’on n’écrira jamais. Et l’on n’aurait garde enfin d’oublier, pour clore arbitrairement cette courte série, celui du trop, hélas, méconnu Mallurset, qui a su si harmonieusement mêler aux accents de Musset l’esprit de Mallarmé : Sur le vide papier sont les chants les plus beaux.
De cette approche, qui nous permet d’associer Aliénor, et à travers elle notre troubadour, à l’un des courants majeurs de la poésie contemporaine, nous pouvons passer à une autre. Elle nous permettra, celle-là, d’interpréter le livre blanc comme une sorte de cénotaphe, de monument élevé à tous les livres non écrits, à tous ces ouvrages fantômes qui ont occupé des années durant l’esprit de leurs concepteurs, mais qui n’ont finalement jamais vu le jour, et dont il est rendu compte, avec une sympathie manifeste, dans des travaux comme ceux de Jean-Yves Jouannais ou Enrique Vila-Matas.
Mais il est encore une autre voie à explorer, celle où le silence n’est pas la conséquence de l’épuisement du langage ou de son absence, où il est au contraire, si l’on ose dire, la continuation de la parole par d’autres moyens. “L’art de se taire” apparaît alors comme un indispensable complément de l’art de parler. C’est ce qui se produit précisément avec le poème de zéro mot, dont François Le Lionnais a fait la théorie, dans le texte que j’évoquais dès mon introduction. Que dit-il exactement ? Après avoir rappelé l’intérêt que Queneau et lui-même portaient aux « poèmes de peu de mots», après en avoir esquissé une classification et avoir appelé de ses voeux la constitution d’une anthologie, François Le Lionnais élargit, comme il aime volontiers à le faire, son propos initial et, jetant sur l’ensemble de la production poétique universelle son habituel regard d’aigle, pose cette affirmation : «D’une manière plus générale, l’étude de la validité des poèmes dont le nombre de mots est compris entre 0 et + l’infini mériterait d’être entreprise et poursuivie scientifiquement. Qu’est-ce qu’un poème de zéro mot ? c’est une émotion ressentie comme douée d’une qualité poétique potentielle et qui a été exprimée avec moins d’un mot. Il est vraisemblable que tous les poèmes connus (à quelques exceptions près) ont commencé par être des poèmes de zéro mot.”
On a depuis longtemps noté l’importance des blancs lorsqu’ils sont savamment distribués dans un texte : ils ont la faculté de stimuler l’imagination du lecteur, forcé d’aller puiser dans son propre fonds de quoi rétablir les liens manquants. Mais qu’arrive-t-il quand le blanc a tout recouvert, quand il règne en maître sur la page, qu’il constitue à lui seul tout le poème ? N’est-ce pas, pour le lecteur, l’ouverture d’un champ immense offert à son imagination, à sa liberté ? Car, comme le rappelle Kandinsky, « Le blanc agit sur notre âme comme un silence, un rien avant tout commencement ». Il faut ici pourtant prendre garde à ce que l’on dit. Le poème de zéro mot, tel que le conçoit Le Lionnais, n’est pas exactement un “rien”, un “pur néant” : il existe bel et bien, car, exactement comme le Dieu de Saint Anselme, son idée et sa réalité sont inséparables, indissolubles. Il s’apparente aussi à l’éclair, dont il a l’intensité aussi bien que la fugacité : comme lui, il passe sans laisser de trace, mais on sait qu’il est passé. L’on n’a pas encore, nous semble-t-il, assez mesuré l’utilité de ce concept en histoire littéraire. Il permet de résoudre bien des énigmes. Il nous aide en particulier à trouver une explication rationnelle pour les périodes de prétendu silence qu’ont connues tant de grands poètes (Rimbaud, Valéry en particulier). Ne peut-on pas, ne doit-on pas même, considérer ces périodes comme ayant été consacrées à la composition de poèmes de zéro mot ?
Tels sont donc quelques uns des résultats auxquels, de proche en proche, nous a menés notre divagation sur le livre blanc d’Aliénor. Elle nous a, et c’est pour nous l’avancée essentielle, donné l’occasion d’utiliser cet outil conceptuel précieux qu’est le poème de zéro mot. Grâce à lui, nous pouvons donc, revenant sur nos pas, proposer une nouvelle hypothèse sur la nature véritable de ce fameux livre : c’est tout simplement, osons le dire, une anthologie de cansos de zéro mot. François Le Lionnais avait affirmé que “malgré toute (sa) richesse, l’anthologie des poèmes en zéro mot tiendrait aisément sur un timbre-poste”. Elle tient encore mieux sur une page de marbre vierge.
Reste maintenant à affecter un auteur à cette anthologie. Nous proposerons résolument Eble II de Ventadour. Pour deux raisons au moins : il occupe une place centrale parmi les poètes de son temps ; il se situe en outre à la jonction entre deux êtres particulièrement chers au coeur d’Aliénor. Par une étrange prémonition, il semble bien qu’en lui rendant cet hommage muet et pourtant si éloquent, Aliénor ait eu en tête une pensée fort semblable à celle que devait exprimer, quelques siècles plus tard, Maurice Blanchot, et que je rappelle ici : “Les chemins et les travaux de l’esprit qui tente l’impossible sont des sujets de méditation inépuisable. On admire les fruits visibles de son art, mais on ne cesse de songer aux opérations qui n’ont abouti à rien de visible et dont tout l’acte a été dans une absence impénétrable et pure”.
Absence impénétrable et pure : assurément, on ne saurait mieux dire. Alors, n’est-il pas temps, après cela, de mettre fin à cette divagation, et de rendre ses droits imprescriptibles au silence ?
Bernard et les silences d’Aliénor
Marcel Bénabou
Je commencerai par remercier très chaleureusement Luc de Goustine pour m’avoir invité à participer à cette rencontre, alors que mes compétences sur Bernard de Ventadour sont sans commune mesure avec celles de tous les orateurs et oratrices qui m’ont précédé, et dont j’ai suivi les communications avec un très vif intérêt. Au point que je me suis demandé, à plusieurs reprises, s’il ne valait pas mieux que, comme Bernard de Ventadour le déclare par deux fois dans les derniers vers de sa “canso de l’alouette”, je renonce à prendre la parole… Ce qui m’en a dissuadé, c’est un détail qui, pour moi qui suis superstitieusement attentif aux mots, a semblé déterminant. Avec une singulière prescience, nos amis organisateurs ont placé mon intervention presque à la fin de cette seconde journée, à l’avant- dernière place ou, pour le dire dans le langage choisi qui sied à notre assemblée, en pénultième position. Une place qui me rassure, car elle est celle qui convenait le mieux au rôle qui m’incombe. Et cela pour deux raisons. La première : les inévitables résonances poétiques, et plus précisément mallarméennes, de l’adjectif “pénultième”. On ne peut l’entendre ni le prononcer sans que s’impose à la mémoire la phrase fameuse de Mallarmé qui apparait au début du Démon de l’analogie, avec son rythme décalé : « La Pénultième /est / morte », que Mallarmé qualifie de “lambeaux maudits d’une phrase absurde”. Or, il se trouve que c’est un mot que François Le Lionnais, le Président-Fondateur de l’Oulipo, dans un texte important sur lequel j’aurai à revenir, trouvait si chargé d’émotion qu’il l’avait rangé dans la liste de ce qu’il appelait des “poèmes de peu de mots”, aux côtés de voisins aussi illustres que l’arthurien Excalibur, le nervalien Tour abolie, ou le mallarméen et néanmoins marmoréen Calme bloc. La deuxième raison : dans des rencontres savantes comme celle-ci, l’avant-dernière communication, la pénultième donc, arrive à un moment très particulier : celui où les esprits des participants, emplis de toutes les robustes nourritures qui leur ont été fournies à jet continu, pendant trois longues et studieuses matinées, par des oratrices et des orateurs pleins de science, commencent à aspirer à des nourritures un peu plus légères. Quelque chose comme un dessert, donc. Et c’est précisément ce que j’aimerais vous apporter. J’ai pris la précaution de me référer, dans les quelques lignes présentant mon intervention, à “une érudition de type de celle de Borges ou de Perec”, manière de suggérer l’aspect ludique de mon propos, qui relève moins de la science positive que de la rêverie, ou plutôt, disons, de la divagation. Divagation : encore un mot emprunté à Mallarmé qui, en réunissant sous ce titre une partie de ses a su lui donner la respectabilité qui jusque là lui manquait.
Ces précautions une fois prises (un peu longuement peut-être, mais il fallait au moins cela pour capter un peu de votre précieuse bienveillance), je peux m’attaquer à mon sujet, à savoir m’interroger sur le mystère du livre blanc d’Aliénor, explorer le cheminement qui a pu mener la reine à la réalisation d’une telle oeuvre, que je considère comme d’une grande importance dans l’histoire de la poésie, et observer le rôle qu’a pu jouer, dans ce cheminement, l’influence de Bernard de Ventadour et de certains de ses prédécesseurs.
Je me permettrai, pour les besoins de ma démonstration, de procéder au rappel de quelques faits. Et d’abord à propos d’Aliénor. Nous savons tous ici combien il est difficile d’éviter les poncifs ou les outrances quand il s’agit d’évoquer cette femme d’exception, figure majeure d’un siècle, le douzième, au cours duquel elle a su occuper, quasiment sans discontinuer, le devant de la scène historique : tour à tour épouse de Louis VII de France et d’Henri II d’Angleterre, deux fois reine donc (de France puis d’Angleterre) et mère de trois rois, mais aussi femme passionnément attachée à sa liberté, guerrière croisée, amante incestueuse, conspiratrice, révoltée, captive, veuve, moniale, et j’en passe… Nous savons tous aussi que chaque époque a eu sur elle ses clichés, qui tantôt se confortent, tantôt se contredisent, et l’on aurait bien du souci si l’on se mêlait de vouloir réduire la distance qui sépare l’Aliénor de la légende de l’Aliénor de l’histoire…
Pour ce qui me concerne ici, je partirai d’une constatation qui souffre peu de contestation : parmi les mérites qu’on a bien voulu reconnaître à Aliénor figure toujours, et en bonne place, son intérêt, voire sa passion, pour la littérature, et plus généralement pour ce qu’on appellerait aujourd’hui la culture. Une passion largement favorisée par les circonstances, puisqu’elle prenait ses racines dans le brillant passé familial de la future double reine. La cour des ducs d’Aquitaine, où elle a reçu une éducation soignée et savamment diversifiée, jouit d’un grand renom dans le siècle comme centre d’une culture particulièrement raffinée. Aliénor se trouve être la petite-fille de Guillaume IX qui, issu d’une lignée princière, s’adonne lui-même à la poésie et est considéré comme le premier des troubadours. Elle est la fille du successeur de Guillaume IX, Guillaume X, qui a réuni autour de lui des troubadours comme Eble II de Ventadour, Cercamon, Marcabru, Jaufré Rudel. On comprend donc que, fidèle à ces brillants antécédents, elle ait décidé de reprendre le flambeau, et de suivre une voie analogue : elle aura à coeur, elle aussi, de faire de sa cour une cour lettrée, accueillant entre autres sa fille Marie de Champagne, protectrice de Chrétien de Troyes et de Gautier d’Arras.
Essayons maintenant d’approcher de plus près quelques uns des personnages qui ont pu exercer une influence directe sur l’esprit d’Aliénor, lui inspirer quelques uns de ses comportements. Nous pouvons en sélectionner trois, qui ont la particularité d’être étroitement liés entre eux par toutes sortes de liens, et qui forment une remarquable série. Je vais les passer en revue, en insistant sur quelques traits qui me semblent importants pour la suite de ma démonstration.
En tête, s’impose sans conteste la séduisante et très moderne figure du déjà nommé grand-père, Guillaume IX, personnage dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est haut en couleurs, aussi grand seigneur que grand poète. On sait qu’il présente, dans ses productions poétiques, comme Janus, un “double front” : certains de ses textes sont d’un libertin, volontiers grossier et cynique, au point que l’on a pu consacrer tout un article à “son extraordinaire insolence”; d’autres au contraire sont d’une grande délicatesse, très proches de ce qui sera ensuite le grand chant du “trobar” (l’art de dire l’amour), qui a connu le prodigieux destin que nous savons. Pour expliquer ces inspirations en apparence contradictoires, on fait généralement appel à la chronologie : les poèmes du premier groupe remonteraient à la jeunesse, ceux du second à l’âge mûr, ou même à la vieillesse. Il y a cependant d’autres hypothèses, plus “unitaristes” qui considèrent qu’il s’agit plutôt des deux faces inséparables d’une même pièce. Quoi qu’il en soit de ce point, ce qui nous intéresse ici, c’est le plus original de ses poèmes, le plus fameux aussi, considéré par beaucoup comme une des plus belles réussites de la lyrique occitane, à savoir “Farai un vers de dreit nien”, ce que l’on peut traduire : “Je ferai un poème de pur néant”. Certes, A. Jeanroy le voyait seulement comme une fatrasie, mais il a, à mes yeux, une tout autre importance. Elle lui vient d’un trait bien particulier : c’est là qu’apparaît pour la première fois, dans la poésie des troubadours, un certain intérêt, pour ne pas dire une certaine fascination pour le “nien” (le néant). Ce trait a frappé Jacques Jouet, poète, oulipien, et acharné forgeur de monostiques : il a par exemple procédé, il y a quelques années, à la monostication, une à une, de toutes les Fables de La Fontaine, une louable entreprise en vérité, qui eût dû lui attirer la gratitude des élèves des écoles à l’heure de la récitation, si l’exercice de la récitation n’avait hélas déserté les classes où s’enseigne encore, tant bien que mal, le français. Mais ne nous égarons pas…Mon ami Jacques Jouet, donc, a récemment composé ce monostique qu’il a dédié à Guillaume IX, et où il fait au néant toute la place qui lui revient : “Son aile de néant lui permet de chanter.” On peut s’interroger sur les raisons de cette fascination pour le néant. Elle pourrait bien avoir en partie sa source dans la théologie négative, dont on sait qu’elle ne peut parler de Dieu qu’en disant ce qu’il n’est pas. Comme le dit J. Roubaud, “avec ses innombrables étincelles et illuminations paradoxales autour du concept de néant”, cette théologie “passionne les penseurs de l’avant-garde du XIème siècle”. Il n’est pas difficile en effet d’imaginer que l’atmosphère sophistiquée de la cour de Poitiers était propice à ce type de préoccupations et de spéculations. Mais un autre trait important apparaît dans le poème de Guillaume IX, un trait dont Aliénor saura se souvenir : la mise en avant du souci de la transmission, qui occupe toute la dernière strophe, et dont voici une traduction : “ J’ai fait le chant ne sais sur qui ; /
Et je l’enverrai à celui / Qui me l’enverra par un autre / Vers le Poitou /Pour qu’on m’envoie de son étui /La contreclé”. Voilà qui promet à la célébration du néant un bel avenir !
Après Guillaume IX, le second personnage de notre série est Eble II de Ventadour, dit lo Cantador : encore un seigneur doublé d’un poète. Il était vicomte, fort lié à Guillaume IX dont il était le vassal et avec lequel, raconte Geoffroi de Vigeois, il rivalisait en “courtoisie”. Son oeuvre, hélas, ne nous est pas parvenue, mais les allusions à sa personne, à son art ou à son influence sur les troubadours limousins et périgourdins ne manquent pas chez quelques uns de ses contemporains, tels que, entre autres, Marcabru qui parle de la “troupe du seigneur Eble” ou Bernart Marti qui lui envoie une canso.
Enfin le troisième, et non le moindre, de la série n’est autre que notre cher Bernard de Ventadour. De naissance sans doute moins huppée que les deux précédents, il fut longtemps lié à Eble II, lequel l’initia au “trobar”. On sait que son nom et au moins une partie de son oeuvre sont étroitement attachés à Aliénor, qui l’accueillit un temps auprès d’elle et à qui il dédia une canso (« domna vostre suis e serai ») où elle est désignée comme « la reine des Normands ». De nombreuses “cansos”, chansons d’amour, firent et font encore sa grandiose réputation.
Mais on sait bien que l’amour qu’il chante est d’un genre très particulier. C’est cet amour dit “courtois”, la “fin’ amor”, sur la nature duquel (ou de laquelle) il a déjà été beaucoup écrit, beaucoup débattu. L’on n’a pas même hésité à faire appel à Freud et à Lacan pour parler à ce sujet de “névrose courtoise”. Cela prend la forme, chez Bernard, d’un amour sublimé, apparemment dégagé de sa gangue de chair, et où l’amoureux oscille sans cesse de l’enthousiasme au désespoir, du plaisir à la souffrance, de l’angoisse à l’euphorie. C’est ce que Pierre Bec, dans son étude sur la douleur chez Bernard de Ventadour”, a pu appeler le « caractère cyclothymique de la fin’amor», qui maintient une continuelle tension dans la canso, et qui se traduit concrètement par un recours constant à l’antithèse. C’est ce côté sombre de l’amour qu’il nous faut retenir ici, et plus particulièrement un trait que Jean-Charles Huchet, analysant les rapports complexes du troubadour et de sa dame, a appelé “la logique de l’anéantissement” qui est à l’oeuvre chez Bernard de Ventadour. “Anéantissement”, c’est un mot qui revient pas moins de cinq fois du début à la fin de son article : “le troubadour accepte de n’être rien pour que la dame soit tout”. Comme le dit Jacques Roubaud, le “néant”, apparaît ici comme “l’envers sombre de l’amour, inséparable de lui”. On peut aussi rappeler à ce sujet, l’exposé fait ici même par Milena Mikhailova et ce qu’elle a appellé “la déréalisation du sujet amoureux”. Il faut évidemment se souvenir des derniers vers de la fameuse “canso de l’alouette” où Bernard, qui se considère et se proclame mort puisque tué par sa dame (Mort m’a, e per mort li respon), dit sa détermination à renoncer à la dame aussi bien qu’au chant.
Nous avons donc, avec ces trois figures qui forment comme une chaîne, dont le dernier maillon est le plus déterminant, l’arrière-plan familial et le contexte littéraire qui étaient ceux dans lesquels a baigné Aliénor. C’est la fréquentation, directe ou indirecte, de leurs oeuvres qui, nous semble-t-il, a pu la mener à prendre conscience d’une réalité troublante, dont elle fut apparemment la première à mesurer toute la portée, à savoir l’existence de cette obsession du “rien”, de cette “maladie du néant”, comme l’appelle J. Roubaud dans ses analyses sur “l’éros mélancolique” Maladie dont on verra apparaître une nouvelle et remarquable illustration quelques décennies plus tard, vers 1230, avec la “tenson du néant” d’Aimeric de Peguilhan et Albertet de Sisteron : « mas ieu faz zo q’anc om non fes . tenzon d’aizo qi res non es » (« mais moi je fais ce que jamais homme ne fit, tenson sur ce qui n’existe pas »). Ici, comme le dit Francesca Manzari : « L’objet du chant devient alors ce qui échappe, un mouvement dans le vide, une forme qui rend insaisissable son contenu ». On sait que cette tenson s’inscrit dans le prolongement exact du texte précédemment évoqué de Guillaume IX, le “vers de dreit nien”, auquel d’ailleurs elle se réfère explicitement.
Remarquons au passage que la prise de conscience de cette maladie, qui chez d’autres eût pu être génératrice de retrait, de passivité, voire de franche dépression, n’a pas empêché Aliénor de mener la vie extraordinairement active et trépidante que l’on sait. L’explication de cette apparente contradiction n’est pas impossible à imaginer. C’est sans doute une question de chronologie : il est fort probable que la découverte de la maladie s’est faite assez tardivement, et qu’elle n’est venue véritablement hanter l’esprit de la reine qu’à la fin de sa vie. Quoi qu’il en soit, nous voici maintenant un peu mieux armés pour aborder le problème qui nous occupe : comprendre les dispositions qu’Aliénor, animée manifestement, comme son grand-père Guillaume IX, par le souci de transmettre quelque chose à la méditation des générations à venir, a cru devoir prendre avant sa mort. Rappelons le dispositif, tel du moins qu’on peut le voir aujourd’hui : il y a les trois gisants figurant des membres de sa famille (son second mari Henri II Plantagenet, son fils Richard Coeur de Lion, et sa belle-fille, Isabelle d’Angoulême, la femme de Jean Sans Terre), et puis son propre gisant, qui la représente avec le visage, à la pureté stylisée, d’une femme encore jeune, coiffée de la couronne, et tenant de ses deux mains, en dessous de sa poitrine, un livre ouvert.
Que peut bien signifier ce choix ? A coup sûr, l’objet livre est un objet éminemment symbolique, voire métaphorique. En cette fin du douzième siècle, il a partie liée, d’une façon quasi mécanique, avec la religion. C’est pourquoi l’on a pu proposer de voir, dans le livre d’Aliénor, un livre pieux, un psautier par exemple. Hypothèse qui s’appuie sur une constatation historique indéniable : pendant tout le Moyen-Âge, les « lectures féminines » qui figurent sur les représentations se trouvent être des lectures religieuses. Mais avons-nous bien, dans le cas qui nous occupe, la représentation d’une « lecture féminine » ? Rien n’est moins sûr, bien qu’on ait pris l’habitude d’affirmer qu’il s’agit de la première représentation d’une « femme lectrice » dans le monde occidental. En réalité, si l’on regarde bien les choses, Aliénor ne lit pas. Comme tous les gisants, elle a les yeux fermés. Ce vers quoi ses yeux se portent, derrière ses paupières closes, c’est plutôt vers le ciel que vers le livre. Elle semble s’adonner bien moins à la lecture qu’à une sorte de paisible et sereine méditation. Il est clair qu’ici le livre figuré ne renvoie pas à une catégorie particulière de lecture, qu’elle soit religieuse ou autre. Il est là pour rappeler, ou plutôt pour symboliser, les liens qu’Aliénor a entretenus sa vie durant, par tradition familiale autant que par choix personnel et par l’influence de son entourage, avec le monde des lettres, et qu’elle entend continuer d’entretenir dans l’éternité de l’outre-tombe.
Il est par ailleurs une autre excellente raison pour laquelle on peut affirmer sans crainte qu’Aliénor ne lit pas et ne peut pas lire : le livre qu’elle tient n’est porteur d’aucun texte visible. Et, à moins d’imaginer qu’il ait été enduit d’une encre sympathique suffisamment persistante pour avoir tenu huit siècles sans avoir livré ses secrets, il s’agit donc d’un livre blanc, ou encore d’un livre muet (liber mutus).
De ce blanc, de ce mutisme, il faut maintenant essayer de rendre compte. Il me semble, c’est l’hypothèse à laquelle depuis le début je souhaitais arriver, qu’on ne peut le comprendre que si on accepte de le mettre en étroite relation avec cette “obsession du néant”, cette “maladie du rien”, sur laquelle j’ai cru devoir attirer votre attention. Le choix du livre muet peut alors apparaître, pour la reine sur son vieil âge, comme une façon de se situer dans la continuité du cheminement entamé par son grand-père avec son poème de “dreit rien” et poursuivi après lui par divers troubadours, et principalement par Bernard de Ventadour. Celui-ci, comme le rappelle Jean Claude Huchet, a utilisé le formalisme de la canso pour “baliser les étapes d’une ascèse poétique, d’un rituel qui encadre la rencontre du troubadour avec cette figure de l’impossible qu’est la Dame et organise le processus de son anéantissement”.
Mais Aliénor a le courage d’accomplir un pas décisif. Elle sait qu’au terme de ce cheminement, de cette marche vers le néant, il ne peut y avoir que le silence, le silence dans lequel, nous l’avons vu, Bernart, en amoureux malheureux, menace de se retitrer, sans pour autant se résigner à s’y enfermer vraiment. Mais elle est bien consciente aussi de cette aporie, depuis longtemps dénoncée, qui fait que l’on ne peut dire le silence sans aussitôt le rompre. Rappelons-nous ces vers de la tenson du néant : « nient a nom donc si-l nomatz parlares mal grat qe n’ajatz » : “le néant a un nom, donc si vous le nommez, vous parlerez, même si cela doit vous déplaire ». C’est pourquoi elle décide d’en donner une représentation matérielle : le livre de marbre aux pages vierges que ses mains tiennent est chargé de dessiner très exactement les contours d’un texte volontairement absent, et ce faisant, il permet de donner une présence à cette absence.
Nous avons là une démarche originale en Occident, mais dont on trouve comme un lointain écho en peinture dans une scène fréquemment représentée par des artistes chinois ou japonais. On y voit deux hommes, à l’allure de sages ou d’érudits, qui sont assis et semblent écouter de la musique. Mais lorsqu’on regarde de plus près le tableau, on découvre que l’instrument auquel ils prêtent une oreille si attentive a une étrange particularité : c’est un luth entièrement dépourvu de cordes, incapable donc de produire le moindre son. On comprend ainsi que le véritable héros, celui qui est au centre de la scène et qui lui donne son sens, c’est le silence. Notons au passage qu’on a volontiers recours, dans la poésie chinoise ou japonaise, au « luth sans corde » pour dire le silence. Ainsi le japonais Ryokan (1758-1831), qui fut moine et ermite, poète et calligraphe, et qui demeure une des grandes figures du bouddhisme zen, écrit :
« Une nuit paisible derrière ma cabane au toit de paille / Je joue du luth sans corde /Sa musique portée par le vent disparaît dans les nuages / Elle devient celle du ruisseau/ S’étend toujours plus loin et remplit la vallée / Traverse montagnes et forêts / Seul un être fermé aux bruits du dehors / Peut entendre cette musique merveilleuse ».
Livre blanc ici, instrument muet là, la parenté, par-delà les âges et les civilisations, mérite au moins d’être relevée.
Cela une fois admis, nous pouvons faire un pas de plus, et montrer combien le geste audacieux d’Aliénor, portant à son point extrême ce qui n’était qu’en germe dans les cansos de ses trouvères favoris, s’est révélé fructueux. Il nous faut d’abord souligner son caractère extraordinairement prémonitoire : il annonce, ou plutôt il amorce, dans l’histoire de la poésie, et pas seulement de la poésie française, un mécanisme dont les effets n’apparaîtront au grand jour que bien des siècles plus tard. On sait que, depuis Hölderlin ou Rimbaud sans doute, et certainement depuis la Crise de vers de Mallarmé, les poètes sont entrés dans l’ère du soupçon. Plus question de faire confiance aux mots, de s’en remettre entièrement à eux, comme on le faisait au bon vieux temps. Le dire poétique s’est heurté de plus en plus rudement aux insuffisances et aux pièges du langage. Pour le poète, le passage de l’émotion à l’expression verbale ne va plus de soi : ce passage est souvent fort délicat, dans la mesure où, comme chacun sait, l’ordre des mots ne peut se confondre avec l’ordre des choses, et moins encore avec celui des sentiments ou des émotions, le mot étant, par essence, condamné à demeurer à la périphérie de l’objet qu’il prétend désigner. Bien des auteurs, qui ont dénoncé à qui mieux mieux les tares du langage, sont là pour l’attester. Souvenons-nous du constat résigné de Dante : “Multa per intellectum videmus quibus signa vocalia desunt». Souvenons-nous de Diderot confessant dans une de ses lettres : “Ce qui s’échappe de moi ne vaut jamais ce qui s’y passe”. Souvenons-nous de Novalis constatant que « bien des choses sont trop délicates pour être pensées, encore plus pour être exprimées ». Souvenons-nous de Proust avouant “s’astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l’expression”. Souvenons-nous de Bergson affirmant avec regret : « Nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage ». Souvenons-nous de Daumal déclarant « Il y a une certaine intensité de la pensée où les mots n’ont plus part ». Souvenons-nous de Paulhan constatant : “Il arrive qu’une émotion, un désir nous semble personnel –unique- au point qu’aucun mot ne semble lui convenir”. Et la difficulté est parfois telle qu’elle conduit au renoncement pur et simple, comme chez Beckett, qui proclame : «Surmonter, cela va de soi, le funeste penchant à l’expression.» Tout se passe comme si certaines expériences, intimes ou collectives, ne pouvaient plus être traduites en mots, comme s’il y avait des circonstances où le langage, irrémédiablement, atteint ses limites et se trouve contraint de battre en retraite. D’où un continuel et progressif cheminement vers le silence.
Comment en effet, sinon par le silence, prendre acte de l’érosion de la parole, de son irrépressible penchant vers le ressasement ? On n’en finirait pas de relever les déclarations de tous ceux, poètes ou prosateurs, qui se situent résolument dans cette problématique et ont cédé à la tentation de glorifier le silence. C’est Keats avec son fameux “Heard melodies are sweet, but those unheard / Are sweeter”. Ce sont, un peu moins universellement célébrés, Virgilio et Homero Exposito, qui proclament, dans les derniers vers d’une chanson intitulée « Vete de mi », »es mejor el verso aquel / que no podemos recordar". Mais souvenons-nous de Vigny : “À voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse / Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse.” Ou bien de Laforgue : “Mon Dieu, que tout fait signe de se taire ! Mon Dieu, qu’on est follement solitaire !”. On trouve aussi ce vers d’Edmond Haraucourt : Les plus beaux vers sont ceux qu’on n’écrira jamais. Et l’on n’aurait garde enfin d’oublier, pour clore arbitrairement cette courte série, celui du trop, hélas, méconnu Mallurset, qui a su si harmonieusement mêler aux accents de Musset l’esprit de Mallarmé : Sur le vide papier sont les chants les plus beaux.
De cette approche, qui nous permet d’associer Aliénor, et à travers elle notre troubadour, à l’un des courants majeurs de la poésie contemporaine, nous pouvons passer à une autre. Elle nous permettra, celle-là, d’interpréter le livre blanc comme une sorte de cénotaphe, de monument élevé à tous les livres non écrits, à tous ces ouvrages fantômes qui ont occupé des années durant l’esprit de leurs concepteurs, mais qui n’ont finalement jamais vu le jour, et dont il est rendu compte, avec une sympathie manifeste, dans des travaux comme ceux de Jean-Yves Jouannais ou Enrique Vila-Matas.
Mais il est encore une autre voie à explorer, celle où le silence n’est pas la conséquence de l’épuisement du langage ou de son absence, où il est au contraire, si l’on ose dire, la continuation de la parole par d’autres moyens. “L’art de se taire” apparaît alors comme un indispensable complément de l’art de parler. C’est ce qui se produit précisément avec le poème de zéro mot, dont François Le Lionnais a fait la théorie, dans le texte que j’évoquais dès mon introduction. Que dit-il exactement ? Après avoir rappelé l’intérêt que Queneau et lui-même portaient aux « poèmes de peu de mots», après en avoir esquissé une classification et avoir appelé de ses voeux la constitution d’une anthologie, François Le Lionnais élargit, comme il aime volontiers à le faire, son propos initial et, jetant sur l’ensemble de la production poétique universelle son habituel regard d’aigle, pose cette affirmation : «D’une manière plus générale, l’étude de la validité des poèmes dont le nombre de mots est compris entre 0 et + l’infini mériterait d’être entreprise et poursuivie scientifiquement. Qu’est-ce qu’un poème de zéro mot ? c’est une émotion ressentie comme douée d’une qualité poétique potentielle et qui a été exprimée avec moins d’un mot. Il est vraisemblable que tous les poèmes connus (à quelques exceptions près) ont commencé par être des poèmes de zéro mot.”
On a depuis longtemps noté l’importance des blancs lorsqu’ils sont savamment distribués dans un texte : ils ont la faculté de stimuler l’imagination du lecteur, forcé d’aller puiser dans son propre fonds de quoi rétablir les liens manquants. Mais qu’arrive-t-il quand le blanc a tout recouvert, quand il règne en maître sur la page, qu’il constitue à lui seul tout le poème ? N’est-ce pas, pour le lecteur, l’ouverture d’un champ immense offert à son imagination, à sa liberté ? Car, comme le rappelle Kandinsky, « Le blanc agit sur notre âme comme un silence, un rien avant tout commencement ». Il faut ici pourtant prendre garde à ce que l’on dit. Le poème de zéro mot, tel que le conçoit Le Lionnais, n’est pas exactement un “rien”, un “pur néant” : il existe bel et bien, car, exactement comme le Dieu de Saint Anselme, son idée et sa réalité sont inséparables, indissolubles. Il s’apparente aussi à l’éclair, dont il a l’intensité aussi bien que la fugacité : comme lui, il passe sans laisser de trace, mais on sait qu’il est passé. L’on n’a pas encore, nous semble-t-il, assez mesuré l’utilité de ce concept en histoire littéraire. Il permet de résoudre bien des énigmes. Il nous aide en particulier à trouver une explication rationnelle pour les périodes de prétendu silence qu’ont connues tant de grands poètes (Rimbaud, Valéry en particulier). Ne peut-on pas, ne doit-on pas même, considérer ces périodes comme ayant été consacrées à la composition de poèmes de zéro mot ?
Tels sont donc quelques uns des résultats auxquels, de proche en proche, nous a menés notre divagation sur le livre blanc d’Aliénor. Elle nous a, et c’est pour nous l’avancée essentielle, donné l’occasion d’utiliser cet outil conceptuel précieux qu’est le poème de zéro mot. Grâce à lui, nous pouvons donc, revenant sur nos pas, proposer une nouvelle hypothèse sur la nature véritable de ce fameux livre : c’est tout simplement, osons le dire, une anthologie de cansos de zéro mot. François Le Lionnais avait affirmé que “malgré toute (sa) richesse, l’anthologie des poèmes en zéro mot tiendrait aisément sur un timbre-poste”. Elle tient encore mieux sur une page de marbre vierge.
Reste maintenant à affecter un auteur à cette anthologie. Nous proposerons résolument Eble II de Ventadour. Pour deux raisons au moins : il occupe une place centrale parmi les poètes de son temps ; il se situe en outre à la jonction entre deux êtres particulièrement chers au coeur d’Aliénor. Par une étrange prémonition, il semble bien qu’en lui rendant cet hommage muet et pourtant si éloquent, Aliénor ait eu en tête une pensée fort semblable à celle que devait exprimer, quelques siècles plus tard, Maurice Blanchot, et que je rappelle ici : “Les chemins et les travaux de l’esprit qui tente l’impossible sont des sujets de méditation inépuisable. On admire les fruits visibles de son art, mais on ne cesse de songer aux opérations qui n’ont abouti à rien de visible et dont tout l’acte a été dans une absence impénétrable et pure”.
Absence impénétrable et pure : assurément, on ne saurait mieux dire. Alors, n’est-il pas temps, après cela, de mettre fin à cette divagation, et de rendre ses droits imprescriptibles au silence ?
Bernard et les silences d’Aliénor
Marcel Bénabou
Je commencerai par remercier très chaleureusement Luc de Goustine pour m’avoir invité à participer à cette rencontre, alors que mes compétences sur Bernard de Ventadour sont sans commune mesure avec celles de tous les orateurs et oratrices qui m’ont précédé, et dont j’ai suivi les communications avec un très vif intérêt. Au point que je me suis demandé, à plusieurs reprises, s’il ne valait pas mieux que, comme Bernard de Ventadour le déclare par deux fois dans les derniers vers de sa “canso de l’alouette”, je renonce à prendre la parole… Ce qui m’en a dissuadé, c’est un détail qui, pour moi qui suis superstitieusement attentif aux mots, a semblé déterminant. Avec une singulière prescience, nos amis organisateurs ont placé mon intervention presque à la fin de cette seconde journée, à l’avant- dernière place ou, pour le dire dans le langage choisi qui sied à notre assemblée, en pénultième position. Une place qui me rassure, car elle est celle qui convenait le mieux au rôle qui m’incombe. Et cela pour deux raisons. La première : les inévitables résonances poétiques, et plus précisément mallarméennes, de l’adjectif “pénultième”. On ne peut l’entendre ni le prononcer sans que s’impose à la mémoire la phrase fameuse de Mallarmé qui apparait au début du Démon de l’analogie, avec son rythme décalé : « La Pénultième /est / morte », que Mallarmé qualifie de “lambeaux maudits d’une phrase absurde”. Or, il se trouve que c’est un mot que François Le Lionnais, le Président-Fondateur de l’Oulipo, dans un texte important sur lequel j’aurai à revenir, trouvait si chargé d’émotion qu’il l’avait rangé dans la liste de ce qu’il appelait des “poèmes de peu de mots”, aux côtés de voisins aussi illustres que l’arthurien Excalibur, le nervalien Tour abolie, ou le mallarméen et néanmoins marmoréen Calme bloc. La deuxième raison : dans des rencontres savantes comme celle-ci, l’avant-dernière communication, la pénultième donc, arrive à un moment très particulier : celui où les esprits des participants, emplis de toutes les robustes nourritures qui leur ont été fournies à jet continu, pendant trois longues et studieuses matinées, par des oratrices et des orateurs pleins de science, commencent à aspirer à des nourritures un peu plus légères. Quelque chose comme un dessert, donc. Et c’est précisément ce que j’aimerais vous apporter. J’ai pris la précaution de me référer, dans les quelques lignes présentant mon intervention, à “une érudition de type de celle de Borges ou de Perec”, manière de suggérer l’aspect ludique de mon propos, qui relève moins de la science positive que de la rêverie, ou plutôt, disons, de la divagation. Divagation : encore un mot emprunté à Mallarmé qui, en réunissant sous ce titre une partie de ses a su lui donner la respectabilité qui jusque là lui manquait.
Ces précautions une fois prises (un peu longuement peut-être, mais il fallait au moins cela pour capter un peu de votre précieuse bienveillance), je peux m’attaquer à mon sujet, à savoir m’interroger sur le mystère du livre blanc d’Aliénor, explorer le cheminement qui a pu mener la reine à la réalisation d’une telle oeuvre, que je considère comme d’une grande importance dans l’histoire de la poésie, et observer le rôle qu’a pu jouer, dans ce cheminement, l’influence de Bernard de Ventadour et de certains de ses prédécesseurs.
Je me permettrai, pour les besoins de ma démonstration, de procéder au rappel de quelques faits. Et d’abord à propos d’Aliénor. Nous savons tous ici combien il est difficile d’éviter les poncifs ou les outrances quand il s’agit d’évoquer cette femme d’exception, figure majeure d’un siècle, le douzième, au cours duquel elle a su occuper, quasiment sans discontinuer, le devant de la scène historique : tour à tour épouse de Louis VII de France et d’Henri II d’Angleterre, deux fois reine donc (de France puis d’Angleterre) et mère de trois rois, mais aussi femme passionnément attachée à sa liberté, guerrière croisée, amante incestueuse, conspiratrice, révoltée, captive, veuve, moniale, et j’en passe… Nous savons tous aussi que chaque époque a eu sur elle ses clichés, qui tantôt se confortent, tantôt se contredisent, et l’on aurait bien du souci si l’on se mêlait de vouloir réduire la distance qui sépare l’Aliénor de la légende de l’Aliénor de l’histoire…
Pour ce qui me concerne ici, je partirai d’une constatation qui souffre peu de contestation : parmi les mérites qu’on a bien voulu reconnaître à Aliénor figure toujours, et en bonne place, son intérêt, voire sa passion, pour la littérature, et plus généralement pour ce qu’on appellerait aujourd’hui la culture. Une passion largement favorisée par les circonstances, puisqu’elle prenait ses racines dans le brillant passé familial de la future double reine. La cour des ducs d’Aquitaine, où elle a reçu une éducation soignée et savamment diversifiée, jouit d’un grand renom dans le siècle comme centre d’une culture particulièrement raffinée. Aliénor se trouve être la petite-fille de Guillaume IX qui, issu d’une lignée princière, s’adonne lui-même à la poésie et est considéré comme le premier des troubadours. Elle est la fille du successeur de Guillaume IX, Guillaume X, qui a réuni autour de lui des troubadours comme Eble II de Ventadour, Cercamon, Marcabru, Jaufré Rudel. On comprend donc que, fidèle à ces brillants antécédents, elle ait décidé de reprendre le flambeau, et de suivre une voie analogue : elle aura à coeur, elle aussi, de faire de sa cour une cour lettrée, accueillant entre autres sa fille Marie de Champagne, protectrice de Chrétien de Troyes et de Gautier d’Arras.
Essayons maintenant d’approcher de plus près quelques uns des personnages qui ont pu exercer une influence directe sur l’esprit d’Aliénor, lui inspirer quelques uns de ses comportements. Nous pouvons en sélectionner trois, qui ont la particularité d’être étroitement liés entre eux par toutes sortes de liens, et qui forment une remarquable série. Je vais les passer en revue, en insistant sur quelques traits qui me semblent importants pour la suite de ma démonstration.
En tête, s’impose sans conteste la séduisante et très moderne figure du déjà nommé grand-père, Guillaume IX, personnage dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est haut en couleurs, aussi grand seigneur que grand poète. On sait qu’il présente, dans ses productions poétiques, comme Janus, un “double front” : certains de ses textes sont d’un libertin, volontiers grossier et cynique, au point que l’on a pu consacrer tout un article à “son extraordinaire insolence”; d’autres au contraire sont d’une grande délicatesse, très proches de ce qui sera ensuite le grand chant du “trobar” (l’art de dire l’amour), qui a connu le prodigieux destin que nous savons. Pour expliquer ces inspirations en apparence contradictoires, on fait généralement appel à la chronologie : les poèmes du premier groupe remonteraient à la jeunesse, ceux du second à l’âge mûr, ou même à la vieillesse. Il y a cependant d’autres hypothèses, plus “unitaristes” qui considèrent qu’il s’agit plutôt des deux faces inséparables d’une même pièce. Quoi qu’il en soit de ce point, ce qui nous intéresse ici, c’est le plus original de ses poèmes, le plus fameux aussi, considéré par beaucoup comme une des plus belles réussites de la lyrique occitane, à savoir “Farai un vers de dreit nien”, ce que l’on peut traduire : “Je ferai un poème de pur néant”. Certes, A. Jeanroy le voyait seulement comme une fatrasie, mais il a, à mes yeux, une tout autre importance. Elle lui vient d’un trait bien particulier : c’est là qu’apparaît pour la première fois, dans la poésie des troubadours, un certain intérêt, pour ne pas dire une certaine fascination pour le “nien” (le néant). Ce trait a frappé Jacques Jouet, poète, oulipien, et acharné forgeur de monostiques : il a par exemple procédé, il y a quelques années, à la monostication, une à une, de toutes les Fables de La Fontaine, une louable entreprise en vérité, qui eût dû lui attirer la gratitude des élèves des écoles à l’heure de la récitation, si l’exercice de la récitation n’avait hélas déserté les classes où s’enseigne encore, tant bien que mal, le français. Mais ne nous égarons pas…Mon ami Jacques Jouet, donc, a récemment composé ce monostique qu’il a dédié à Guillaume IX, et où il fait au néant toute la place qui lui revient : “Son aile de néant lui permet de chanter.” On peut s’interroger sur les raisons de cette fascination pour le néant. Elle pourrait bien avoir en partie sa source dans la théologie négative, dont on sait qu’elle ne peut parler de Dieu qu’en disant ce qu’il n’est pas. Comme le dit J. Roubaud, “avec ses innombrables étincelles et illuminations paradoxales autour du concept de néant”, cette théologie “passionne les penseurs de l’avant-garde du XIème siècle”. Il n’est pas difficile en effet d’imaginer que l’atmosphère sophistiquée de la cour de Poitiers était propice à ce type de préoccupations et de spéculations. Mais un autre trait important apparaît dans le poème de Guillaume IX, un trait dont Aliénor saura se souvenir : la mise en avant du souci de la transmission, qui occupe toute la dernière strophe, et dont voici une traduction : “ J’ai fait le chant ne sais sur qui ; /
Et je l’enverrai à celui / Qui me l’enverra par un autre / Vers le Poitou /Pour qu’on m’envoie de son étui /La contreclé”. Voilà qui promet à la célébration du néant un bel avenir !
Après Guillaume IX, le second personnage de notre série est Eble II de Ventadour, dit lo Cantador : encore un seigneur doublé d’un poète. Il était vicomte, fort lié à Guillaume IX dont il était le vassal et avec lequel, raconte Geoffroi de Vigeois, il rivalisait en “courtoisie”. Son oeuvre, hélas, ne nous est pas parvenue, mais les allusions à sa personne, à son art ou à son influence sur les troubadours limousins et périgourdins ne manquent pas chez quelques uns de ses contemporains, tels que, entre autres, Marcabru qui parle de la “troupe du seigneur Eble” ou Bernart Marti qui lui envoie une canso.
Enfin le troisième, et non le moindre, de la série n’est autre que notre cher Bernard de Ventadour. De naissance sans doute moins huppée que les deux précédents, il fut longtemps lié à Eble II, lequel l’initia au “trobar”. On sait que son nom et au moins une partie de son oeuvre sont étroitement attachés à Aliénor, qui l’accueillit un temps auprès d’elle et à qui il dédia une canso (« domna vostre suis e serai ») où elle est désignée comme « la reine des Normands ». De nombreuses “cansos”, chansons d’amour, firent et font encore sa grandiose réputation.
Mais on sait bien que l’amour qu’il chante est d’un genre très particulier. C’est cet amour dit “courtois”, la “fin’ amor”, sur la nature duquel (ou de laquelle) il a déjà été beaucoup écrit, beaucoup débattu. L’on n’a pas même hésité à faire appel à Freud et à Lacan pour parler à ce sujet de “névrose courtoise”. Cela prend la forme, chez Bernard, d’un amour sublimé, apparemment dégagé de sa gangue de chair, et où l’amoureux oscille sans cesse de l’enthousiasme au désespoir, du plaisir à la souffrance, de l’angoisse à l’euphorie. C’est ce que Pierre Bec, dans son étude sur la douleur chez Bernard de Ventadour”, a pu appeler le « caractère cyclothymique de la fin’amor», qui maintient une continuelle tension dans la canso, et qui se traduit concrètement par un recours constant à l’antithèse. C’est ce côté sombre de l’amour qu’il nous faut retenir ici, et plus particulièrement un trait que Jean-Charles Huchet, analysant les rapports complexes du troubadour et de sa dame, a appelé “la logique de l’anéantissement” qui est à l’oeuvre chez Bernard de Ventadour. “Anéantissement”, c’est un mot qui revient pas moins de cinq fois du début à la fin de son article : “le troubadour accepte de n’être rien pour que la dame soit tout”. Comme le dit Jacques Roubaud, le “néant”, apparaît ici comme “l’envers sombre de l’amour, inséparable de lui”. On peut aussi rappeler à ce sujet, l’exposé fait ici même par Milena Mikhailova et ce qu’elle a appellé “la déréalisation du sujet amoureux”. Il faut évidemment se souvenir des derniers vers de la fameuse “canso de l’alouette” où Bernard, qui se considère et se proclame mort puisque tué par sa dame (Mort m’a, e per mort li respon), dit sa détermination à renoncer à la dame aussi bien qu’au chant.
Nous avons donc, avec ces trois figures qui forment comme une chaîne, dont le dernier maillon est le plus déterminant, l’arrière-plan familial et le contexte littéraire qui étaient ceux dans lesquels a baigné Aliénor. C’est la fréquentation, directe ou indirecte, de leurs oeuvres qui, nous semble-t-il, a pu la mener à prendre conscience d’une réalité troublante, dont elle fut apparemment la première à mesurer toute la portée, à savoir l’existence de cette obsession du “rien”, de cette “maladie du néant”, comme l’appelle J. Roubaud dans ses analyses sur “l’éros mélancolique” Maladie dont on verra apparaître une nouvelle et remarquable illustration quelques décennies plus tard, vers 1230, avec la “tenson du néant” d’Aimeric de Peguilhan et Albertet de Sisteron : « mas ieu faz zo q’anc om non fes . tenzon d’aizo qi res non es » (« mais moi je fais ce que jamais homme ne fit, tenson sur ce qui n’existe pas »). Ici, comme le dit Francesca Manzari : « L’objet du chant devient alors ce qui échappe, un mouvement dans le vide, une forme qui rend insaisissable son contenu ». On sait que cette tenson s’inscrit dans le prolongement exact du texte précédemment évoqué de Guillaume IX, le “vers de dreit nien”, auquel d’ailleurs elle se réfère explicitement.
Remarquons au passage que la prise de conscience de cette maladie, qui chez d’autres eût pu être génératrice de retrait, de passivité, voire de franche dépression, n’a pas empêché Aliénor de mener la vie extraordinairement active et trépidante que l’on sait. L’explication de cette apparente contradiction n’est pas impossible à imaginer. C’est sans doute une question de chronologie : il est fort probable que la découverte de la maladie s’est faite assez tardivement, et qu’elle n’est venue véritablement hanter l’esprit de la reine qu’à la fin de sa vie. Quoi qu’il en soit, nous voici maintenant un peu mieux armés pour aborder le problème qui nous occupe : comprendre les dispositions qu’Aliénor, animée manifestement, comme son grand-père Guillaume IX, par le souci de transmettre quelque chose à la méditation des générations à venir, a cru devoir prendre avant sa mort. Rappelons le dispositif, tel du moins qu’on peut le voir aujourd’hui : il y a les trois gisants figurant des membres de sa famille (son second mari Henri II Plantagenet, son fils Richard Coeur de Lion, et sa belle-fille, Isabelle d’Angoulême, la femme de Jean Sans Terre), et puis son propre gisant, qui la représente avec le visage, à la pureté stylisée, d’une femme encore jeune, coiffée de la couronne, et tenant de ses deux mains, en dessous de sa poitrine, un livre ouvert.
Que peut bien signifier ce choix ? A coup sûr, l’objet livre est un objet éminemment symbolique, voire métaphorique. En cette fin du douzième siècle, il a partie liée, d’une façon quasi mécanique, avec la religion. C’est pourquoi l’on a pu proposer de voir, dans le livre d’Aliénor, un livre pieux, un psautier par exemple. Hypothèse qui s’appuie sur une constatation historique indéniable : pendant tout le Moyen-Âge, les « lectures féminines » qui figurent sur les représentations se trouvent être des lectures religieuses. Mais avons-nous bien, dans le cas qui nous occupe, la représentation d’une « lecture féminine » ? Rien n’est moins sûr, bien qu’on ait pris l’habitude d’affirmer qu’il s’agit de la première représentation d’une « femme lectrice » dans le monde occidental. En réalité, si l’on regarde bien les choses, Aliénor ne lit pas. Comme tous les gisants, elle a les yeux fermés. Ce vers quoi ses yeux se portent, derrière ses paupières closes, c’est plutôt vers le ciel que vers le livre. Elle semble s’adonner bien moins à la lecture qu’à une sorte de paisible et sereine méditation. Il est clair qu’ici le livre figuré ne renvoie pas à une catégorie particulière de lecture, qu’elle soit religieuse ou autre. Il est là pour rappeler, ou plutôt pour symboliser, les liens qu’Aliénor a entretenus sa vie durant, par tradition familiale autant que par choix personnel et par l’influence de son entourage, avec le monde des lettres, et qu’elle entend continuer d’entretenir dans l’éternité de l’outre-tombe.
Il est par ailleurs une autre excellente raison pour laquelle on peut affirmer sans crainte qu’Aliénor ne lit pas et ne peut pas lire : le livre qu’elle tient n’est porteur d’aucun texte visible. Et, à moins d’imaginer qu’il ait été enduit d’une encre sympathique suffisamment persistante pour avoir tenu huit siècles sans avoir livré ses secrets, il s’agit donc d’un livre blanc, ou encore d’un livre muet (liber mutus).
De ce blanc, de ce mutisme, il faut maintenant essayer de rendre compte. Il me semble, c’est l’hypothèse à laquelle depuis le début je souhaitais arriver, qu’on ne peut le comprendre que si on accepte de le mettre en étroite relation avec cette “obsession du néant”, cette “maladie du rien”, sur laquelle j’ai cru devoir attirer votre attention. Le choix du livre muet peut alors apparaître, pour la reine sur son vieil âge, comme une façon de se situer dans la continuité du cheminement entamé par son grand-père avec son poème de “dreit rien” et poursuivi après lui par divers troubadours, et principalement par Bernard de Ventadour. Celui-ci, comme le rappelle Jean Claude Huchet, a utilisé le formalisme de la canso pour “baliser les étapes d’une ascèse poétique, d’un rituel qui encadre la rencontre du troubadour avec cette figure de l’impossible qu’est la Dame et organise le processus de son anéantissement”.
Mais Aliénor a le courage d’accomplir un pas décisif. Elle sait qu’au terme de ce cheminement, de cette marche vers le néant, il ne peut y avoir que le silence, le silence dans lequel, nous l’avons vu, Bernart, en amoureux malheureux, menace de se retitrer, sans pour autant se résigner à s’y enfermer vraiment. Mais elle est bien consciente aussi de cette aporie, depuis longtemps dénoncée, qui fait que l’on ne peut dire le silence sans aussitôt le rompre. Rappelons-nous ces vers de la tenson du néant : « nient a nom donc si-l nomatz parlares mal grat qe n’ajatz » : “le néant a un nom, donc si vous le nommez, vous parlerez, même si cela doit vous déplaire ». C’est pourquoi elle décide d’en donner une représentation matérielle : le livre de marbre aux pages vierges que ses mains tiennent est chargé de dessiner très exactement les contours d’un texte volontairement absent, et ce faisant, il permet de donner une présence à cette absence.
Nous avons là une démarche originale en Occident, mais dont on trouve comme un lointain écho en peinture dans une scène fréquemment représentée par des artistes chinois ou japonais. On y voit deux hommes, à l’allure de sages ou d’érudits, qui sont assis et semblent écouter de la musique. Mais lorsqu’on regarde de plus près le tableau, on découvre que l’instrument auquel ils prêtent une oreille si attentive a une étrange particularité : c’est un luth entièrement dépourvu de cordes, incapable donc de produire le moindre son. On comprend ainsi que le véritable héros, celui qui est au centre de la scène et qui lui donne son sens, c’est le silence. Notons au passage qu’on a volontiers recours, dans la poésie chinoise ou japonaise, au « luth sans corde » pour dire le silence. Ainsi le japonais Ryokan (1758-1831), qui fut moine et ermite, poète et calligraphe, et qui demeure une des grandes figures du bouddhisme zen, écrit :
« Une nuit paisible derrière ma cabane au toit de paille / Je joue du luth sans corde /Sa musique portée par le vent disparaît dans les nuages / Elle devient celle du ruisseau/ S’étend toujours plus loin et remplit la vallée / Traverse montagnes et forêts / Seul un être fermé aux bruits du dehors / Peut entendre cette musique merveilleuse ».
Livre blanc ici, instrument muet là, la parenté, par-delà les âges et les civilisations, mérite au moins d’être relevée.
Cela une fois admis, nous pouvons faire un pas de plus, et montrer combien le geste audacieux d’Aliénor, portant à son point extrême ce qui n’était qu’en germe dans les cansos de ses trouvères favoris, s’est révélé fructueux. Il nous faut d’abord souligner son caractère extraordinairement prémonitoire : il annonce, ou plutôt il amorce, dans l’histoire de la poésie, et pas seulement de la poésie française, un mécanisme dont les effets n’apparaîtront au grand jour que bien des siècles plus tard. On sait que, depuis Hölderlin ou Rimbaud sans doute, et certainement depuis la Crise de vers de Mallarmé, les poètes sont entrés dans l’ère du soupçon. Plus question de faire confiance aux mots, de s’en remettre entièrement à eux, comme on le faisait au bon vieux temps. Le dire poétique s’est heurté de plus en plus rudement aux insuffisances et aux pièges du langage. Pour le poète, le passage de l’émotion à l’expression verbale ne va plus de soi : ce passage est souvent fort délicat, dans la mesure où, comme chacun sait, l’ordre des mots ne peut se confondre avec l’ordre des choses, et moins encore avec celui des sentiments ou des émotions, le mot étant, par essence, condamné à demeurer à la périphérie de l’objet qu’il prétend désigner. Bien des auteurs, qui ont dénoncé à qui mieux mieux les tares du langage, sont là pour l’attester. Souvenons-nous du constat résigné de Dante : “Multa per intellectum videmus quibus signa vocalia desunt». Souvenons-nous de Diderot confessant dans une de ses lettres : “Ce qui s’échappe de moi ne vaut jamais ce qui s’y passe”. Souvenons-nous de Novalis constatant que « bien des choses sont trop délicates pour être pensées, encore plus pour être exprimées ». Souvenons-nous de Proust avouant “s’astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l’expression”. Souvenons-nous de Bergson affirmant avec regret : « Nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage ». Souvenons-nous de Daumal déclarant « Il y a une certaine intensité de la pensée où les mots n’ont plus part ». Souvenons-nous de Paulhan constatant : “Il arrive qu’une émotion, un désir nous semble personnel –unique- au point qu’aucun mot ne semble lui convenir”. Et la difficulté est parfois telle qu’elle conduit au renoncement pur et simple, comme chez Beckett, qui proclame : «Surmonter, cela va de soi, le funeste penchant à l’expression.» Tout se passe comme si certaines expériences, intimes ou collectives, ne pouvaient plus être traduites en mots, comme s’il y avait des circonstances où le langage, irrémédiablement, atteint ses limites et se trouve contraint de battre en retraite. D’où un continuel et progressif cheminement vers le silence.
Comment en effet, sinon par le silence, prendre acte de l’érosion de la parole, de son irrépressible penchant vers le ressasement ? On n’en finirait pas de relever les déclarations de tous ceux, poètes ou prosateurs, qui se situent résolument dans cette problématique et ont cédé à la tentation de glorifier le silence. C’est Keats avec son fameux “Heard melodies are sweet, but those unheard / Are sweeter”. Ce sont, un peu moins universellement célébrés, Virgilio et Homero Exposito, qui proclament, dans les derniers vers d’une chanson intitulée « Vete de mi », »es mejor el verso aquel / que no podemos recordar". Mais souvenons-nous de Vigny : “À voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse / Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse.” Ou bien de Laforgue : “Mon Dieu, que tout fait signe de se taire ! Mon Dieu, qu’on est follement solitaire !”. On trouve aussi ce vers d’Edmond Haraucourt : Les plus beaux vers sont ceux qu’on n’écrira jamais. Et l’on n’aurait garde enfin d’oublier, pour clore arbitrairement cette courte série, celui du trop, hélas, méconnu Mallurset, qui a su si harmonieusement mêler aux accents de Musset l’esprit de Mallarmé : Sur le vide papier sont les chants les plus beaux.
De cette approche, qui nous permet d’associer Aliénor, et à travers elle notre troubadour, à l’un des courants majeurs de la poésie contemporaine, nous pouvons passer à une autre. Elle nous permettra, celle-là, d’interpréter le livre blanc comme une sorte de cénotaphe, de monument élevé à tous les livres non écrits, à tous ces ouvrages fantômes qui ont occupé des années durant l’esprit de leurs concepteurs, mais qui n’ont finalement jamais vu le jour, et dont il est rendu compte, avec une sympathie manifeste, dans des travaux comme ceux de Jean-Yves Jouannais ou Enrique Vila-Matas.
Mais il est encore une autre voie à explorer, celle où le silence n’est pas la conséquence de l’épuisement du langage ou de son absence, où il est au contraire, si l’on ose dire, la continuation de la parole par d’autres moyens. “L’art de se taire” apparaît alors comme un indispensable complément de l’art de parler. C’est ce qui se produit précisément avec le poème de zéro mot, dont François Le Lionnais a fait la théorie, dans le texte que j’évoquais dès mon introduction. Que dit-il exactement ? Après avoir rappelé l’intérêt que Queneau et lui-même portaient aux « poèmes de peu de mots», après en avoir esquissé une classification et avoir appelé de ses voeux la constitution d’une anthologie, François Le Lionnais élargit, comme il aime volontiers à le faire, son propos initial et, jetant sur l’ensemble de la production poétique universelle son habituel regard d’aigle, pose cette affirmation : «D’une manière plus générale, l’étude de la validité des poèmes dont le nombre de mots est compris entre 0 et + l’infini mériterait d’être entreprise et poursuivie scientifiquement. Qu’est-ce qu’un poème de zéro mot ? c’est une émotion ressentie comme douée d’une qualité poétique potentielle et qui a été exprimée avec moins d’un mot. Il est vraisemblable que tous les poèmes connus (à quelques exceptions près) ont commencé par être des poèmes de zéro mot.”
On a depuis longtemps noté l’importance des blancs lorsqu’ils sont savamment distribués dans un texte : ils ont la faculté de stimuler l’imagination du lecteur, forcé d’aller puiser dans son propre fonds de quoi rétablir les liens manquants. Mais qu’arrive-t-il quand le blanc a tout recouvert, quand il règne en maître sur la page, qu’il constitue à lui seul tout le poème ? N’est-ce pas, pour le lecteur, l’ouverture d’un champ immense offert à son imagination, à sa liberté ? Car, comme le rappelle Kandinsky, « Le blanc agit sur notre âme comme un silence, un rien avant tout commencement ». Il faut ici pourtant prendre garde à ce que l’on dit. Le poème de zéro mot, tel que le conçoit Le Lionnais, n’est pas exactement un “rien”, un “pur néant” : il existe bel et bien, car, exactement comme le Dieu de Saint Anselme, son idée et sa réalité sont inséparables, indissolubles. Il s’apparente aussi à l’éclair, dont il a l’intensité aussi bien que la fugacité : comme lui, il passe sans laisser de trace, mais on sait qu’il est passé. L’on n’a pas encore, nous semble-t-il, assez mesuré l’utilité de ce concept en histoire littéraire. Il permet de résoudre bien des énigmes. Il nous aide en particulier à trouver une explication rationnelle pour les périodes de prétendu silence qu’ont connues tant de grands poètes (Rimbaud, Valéry en particulier). Ne peut-on pas, ne doit-on pas même, considérer ces périodes comme ayant été consacrées à la composition de poèmes de zéro mot ?
Tels sont donc quelques uns des résultats auxquels, de proche en proche, nous a menés notre divagation sur le livre blanc d’Aliénor. Elle nous a, et c’est pour nous l’avancée essentielle, donné l’occasion d’utiliser cet outil conceptuel précieux qu’est le poème de zéro mot. Grâce à lui, nous pouvons donc, revenant sur nos pas, proposer une nouvelle hypothèse sur la nature véritable de ce fameux livre : c’est tout simplement, osons le dire, une anthologie de cansos de zéro mot. François Le Lionnais avait affirmé que “malgré toute (sa) richesse, l’anthologie des poèmes en zéro mot tiendrait aisément sur un timbre-poste”. Elle tient encore mieux sur une page de marbre vierge.
Reste maintenant à affecter un auteur à cette anthologie. Nous proposerons résolument Eble II de Ventadour. Pour deux raisons au moins : il occupe une place centrale parmi les poètes de son temps ; il se situe en outre à la jonction entre deux êtres particulièrement chers au coeur d’Aliénor. Par une étrange prémonition, il semble bien qu’en lui rendant cet hommage muet et pourtant si éloquent, Aliénor ait eu en tête une pensée fort semblable à celle que devait exprimer, quelques siècles plus tard, Maurice Blanchot, et que je rappelle ici : “Les chemins et les travaux de l’esprit qui tente l’impossible sont des sujets de méditation inépuisable. On admire les fruits visibles de son art, mais on ne cesse de songer aux opérations qui n’ont abouti à rien de visible et dont tout l’acte a été dans une absence impénétrable et pure”.
Absence impénétrable et pure : assurément, on ne saurait mieux dire. Alors, n’est-il pas temps, après cela, de mettre fin à cette divagation, et de rendre ses droits imprescriptibles au silence ? ALNE
CAHEIR TRMI ESTREL * DRIECTRCIE : LICE FAURE * REDACTEUR NE CHEF : HECTOR ED GALAND
JULLIARD
30-34, Fue de P’Lnverate PARES-V7-
LE RACISME DANS LE MONDE
+163-167
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Juifs et Arabes au Maroc
cas est simplement inimagi nalle : la diférence yest posée d’emblée L’on est juif comme on respire, et l’on se sait juif avant toute autre science. Ce n’est pas une qualité accessoire dont on pourcait u prendre conscience que par hasard et tardivement, c’est une déter- mination essenticle qui influera sur toute la vie.
Le courage le plus natorel
Car la vie juive a une irrédoc- tible originalité. Et d’abord, elle est sentie comme telle par celni qui la vit : pour chaque juif, la odélité plus ou moins exigtante à certaines traditions, c’est,leplussouveat,laforme la plus immédiate de la Edélité à soi-même. Revendiquer sa
actes de courage. Mais c’est aussi le plus inévitable. Gar le refos d e la judeité n’est pas
Quitonque écrit sur les juits
Car les juifs du Maroe sont b01euj son ed reste que une réalité concrète, que Ton croit devoir s’en justifier : 1
peut aisément discerner et dé nombrer. En Europe, l’on cite Airsiveut-il Eviter quion hai parfois le cas d’enfants élevés reproche d’isoler abstraitement, dans l’ignorance de lear dri- et arbitrairement, au sein d’une gi nc, et p oi sabissent un r eri - population donnéc, un élement table choc psychologique
lors- que rien ne distingue plus des
qu’ils apprennentqu’ils sont juits, t’est-à-dire différents des autres, et différents de ce qu’ils dologique est vraiment superflu.
croyaient Etre. Au Maroc, le
MARCEL B E N
ABOU
Palomar s’invite…
« À la suite d’une série de mésaventures intellectuelles qui ne méritent pas qu’on les rappelle, monsieur Palomar a décidé que son activité principale sera de regarder les choses du dehors» : c’est ainsi que Calvino présente le héros de son livre, héros qu’il s’est appliqué à suivre dans cette activité de « regardeur ». Une activité qui, comme on sait, a mené monsieur Palomar en bien des lieux : sur la plage, dans le jardin, en ville, au zoo, en voyage, etc. Il est pourtant quelques lieux où Calvino, moins soucieux d’exhaustivité que son collègue oulipien Perec, a omis de le conduire. Négligence ? Sûrement pas. Tout le monde sait que l’oulipien ignore la négligence. Il me plaît de croire que Calvino a obéi à une motivation bien plus honorable : il voulait, dans sa grande générosité, laisser à l’un ou l’autre de ses collègues le soin, et le plaisir, de faire vivre à son héros de nouvelles expériences visuelles. M’appuyant sur ce consentement muet, je me suis permis de transporter Palomar dans un univers qui l’aurait sûrement fasciné, celui des romans de Zola. Et, de même que Virgile accompagnait Dante dans sa visite de l’Enfer et du Purgatoire, c’est donc Zola qui accompagnera monsieur Palomar, lui prêtera avec largesse son regard et sa plume, pour lui faire découvrir deux de ses lieux les plus représentatifs : le gigantesque marché des Halles, du temps où celles-ci étaient au coeur de Paris, et l’inoubliable Assommoir du père Colombe.
1. Monsieur Palomar aux Halles.
Monsieur Palomar nourrit depuis peu une dévotion pour tout ce qui concerne la terre et ses produits, auxquels il accorde une attention minutieuse. Il pense que les réflexions inspirées par un marché à celui qui y entre avec son panier à provisions impliquent l’usage de multiples connaissances, transmises de génération en génération, dans différentes branches de la science, en l’occurrence la botanique, la diététique et la gastronomie. Ainsi, pour la seule botanique, monsieur Palomar est fier de savoir que les légumes sont classés en huit familles, qu’il se plaît à énumérer, comme il le faisait enfant devant son père agronome, en donnant pour chacune quelques exemples : la famille des légumes-fleurs (artichaut, chou-fleur, brocoli); celle des légumes-feuilles (chou, épinard, salade, endive) ; celle des légumes-fruits (concombre, aubergine, courgette, tomate); celle des légumes à bulbe (oignon, échalote, ail) ; celle des légumes-tubercules (topinambour, pomme de terre) ; celle des légumes-graines (haricot, petit pois, maïs, fève, lentille) ; celle des légumes-racines (radis, carotte, céleri-rave, betterave) et enfin celle des légumes-tiges (asperge, céleri, fenouil). Sa mémoire est nettement moins précise pour tout ce qui touche à la diététique et à la gastronomie, mais cela, pour l’instant, ne le dérange pas. Car aujourd’hui, dans la fraîcheur du petit matin, il a dirigé ses pas vers les Halles centrales, ce vaste ensemble édifié par Baltard pour nourrir Paris. Sans aucun modèle en tête, et désireux avant tout de satisfaire son insatiable appétit de couleurs, monsieur Palomar n’a pas hésité à monter sur un banc pour observer le jour se levant sur les légumes.
Ce qu’il a devant les yeux, c’est une véritable mer. Elle s’étend de la pointe Saint-Eustache à la rue des Halles. Et, aux deux bouts, dans les deux carrefours, le flot grandit encore, les légumes submergent les pavés. Ces tas moutonnants comme des flots pressés, ce fleuve de verdure prennent des ombres délicates et perlées, des violets attendris, des roses teintés de lait, des verts noyés dans des jaunes, toutes les pâleurs qui font du ciel une soie changeante. Et, à mesure que l’incendie du matin monte en jets de flammes au fond de la rue Rambuteau, les légumes s’éveillent davantage. Les salades, les laitues, les scaroles, les chicorées, ouvertes et grasses encore de terreau, montrent leurs cœurs éclatants ; les paquets d’épinards, les paquets d’oseille, les bouquets d’artichauts, les entassements de haricots et de pois, les empilements de romaines, liées d’un brin de paille, chantent toute la gamme du vert, gamme soutenue qui va en se mourant, jusqu’aux panachures des pieds de céleris et des bottes de poireaux. Mais les notes aiguës, ce qui, pour monsieur Palomar, chante le plus haut, ce sont toujours les taches vives des carottes, les taches pures des navets, semées en quantité le long du marché, l’éclairant du bariolage de leurs deux couleurs.
Au carrefour de la rue des Halles, les choux font des montagnes, vers lesquelles monsieur Palomar lève son regard : d’abord les énormes choux blancs, serrés et durs comme des boulets de métal pâle ; ensuite les choux frisés, dont les grandes feuilles ressemblent à des vasques de bronze ; enfin les choux rouges, que l’aube change en des floraisons superbes, lie de vin, avec des meurtrissures de carmin et de pourpre sombre.
Tournant les yeux vers l’autre bout, le carrefour de la pointe Saint-Eustache, monsieur Palomar voit l’entrée de la rue Rambuteau barrée par une barricade de potirons orangés, sur deux rangs, s’étalant, élargissant leurs ventres. Et le vernis mordoré d’un panier d’oignons, le rouge saignant d’un tas de tomates, l’effacement jaunâtre d’un lot de concombres, le violet sombre d’une grappe d’aubergines, çà et là, s’allument ; pendant que de gros radis noirs, rangés en nappes de deuil, laissent encore quelques trous de ténèbres au milieu des joies vibrantes du réveil.
A ce spectacle, monsieur Palomar ne peut s’empêcher de battre des mains. Il trouve ces gredins de légumes extravagants, fous, sublimes. Et il est persuadé qu’ils ne sont pas morts, qu’arrachés de la veille, ils attendaient le soleil du matin pour lui dire adieu sur le pavé des Halles. Il les voit vivre, ouvrir leurs feuilles, comme s’ils avaient encore les pieds tranquilles et chauds dans le fumier. Il dit même qu’il entend là le râle de tous les potagers de la banlieue. « C’est crânement beau, tout de même », murmure monsieur Palomar, en extase.
2. Monsieur Palomar à l’Assommoir
Monsieur Palomar arrive devant l’Assommoir du père Colombe, au coin de la rue des Poissonniers et du boulevard de Rochechouart. Il regarde l’enseigne qui porte, en longues lettres bleues, ce seul mot : Distillation. Le comptoir énorme, avec sa fontaine et ses mesures d’étain, ses files de verres, gobelets, flûtes, coupes, s’allonge à gauche en entrant. La vaste salle, tout autour, est ornée de gros tonneaux peints en jaune clair. Sur des étagères, des carafes, des pichets, des bouteilles de liqueurs, des bocaux de fruits, toutes sortes de fioles s’alignent en bon ordre. Monsieur Palomar se désole de ne pouvoir retrouver dans sa mémoire tous les noms. Il se promet d’en faire, dès sa prochaine visite, une classification aussi complète que possible, selon les formes, selon les couleurs, selon l’usage auquel chacun est destiné, le liquide qu’il est appelé à contenir. Car, pour l’instant Palomar, debout au milieu des buveurs qui attendent avant de pouvoir commander leurs tournées au père Colombe, et à peine gêné par les éclats de voix qui déchirent le murmure gras des enrouements, fixe avec insistance son regard sur un objet bien précis, qui constitue en fait la curiosité de la maison : c’est, au fond, de l’autre côté d’une barrière de chêne, l’appareil à distiller, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionne sous le vitrage clair d’une petite cour.
Comme à son habitude, Palomar voudrait bien comprendre comment cela marche. Il sait que la distance peut contribuer à changer la vision des objets, et c’est pourquoi il s’éloigne ou se rapproche selon les besoins, pour faire le tour des différentes pièces de l’appareil, cette série de récipients dont les formes lui paraissent aussi curieuses que les noms. C’est d’abord la « cucurbite » dans laquelle se trouve le liquide à distiller ; sur la cucurbite, le « chapiteau », muni d’un tube conique dans lequel les vapeurs s’élèvent ; ensuite c’est le « col de cygne », qui sert de relais pour amener les vapeurs dans le « serpentin » ; puis c’est le «serpentin», sur les parois duquel les vapeurs se condensent, par l’effet du refroidissement dû au liquide qui circule autour. On aboutit enfin à l’énorme cornue, d’où tombe, pareil à une source lente et entêtée, un filet limpide d’alcool. Monsieur Palomar ne manque pas de relever que l’opération en cours se fait sourdement, sans une flamme, dans les reflets éteints des cuivres sombres. A peine perçoit-il un souffle intérieur, un ronflement souterrain. C’est comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet.
Mais, en même temps qu’il regarde et qu’il écoute, avec toute l’attention méticuleuse qui est, d’ordinaire, le trait le plus saillant de son rapport au monde, Palomar, pour une fois, peine à brider son imagination. Quelque effort qu’il fasse, il ne peut l’empêcher de métamorphoser l’imposante machine, de lui en présenter une image fantasmagorique, placée sous le signe d’une irrémédiable ambiguïté. Tantôt il la voit joviale, rassurante, fière d’apporter à la foule des assoiffés la dose de chaleur et de convivialité dont ils ont besoin, et il l’assimile pour cela à une mère, une « bonne mère » souriant à son bébé qu’elle allaite. Tantôt elle lui apparaît comme un monstre froid, inquiétant, laissant couler sans fin, par un travail obstiné et silencieux, sa sueur d’alcool, qui à la longue va envahir la salle, se répandre dans les rues adjacentes, inonder tout le quartier. Mais ces images, absurdes et discordantes, demeurent fugitives. Elles s’espacent et bientôt disparaissent.
Monsieur Palomar est conscient du fait que son existence individuelle, comme celle de la société à laquelle il appartient, sont étroitement associées à ce lieu qui a, pour beaucoup, remplacé les temples et les sanctuaires qu’ils ont depuis longtemps cessé de fréquenter. Il sait bien que la consommation d’alcool est une composante de la culture du pays, que l’importance des intérêts en jeu explique peut-être l’attitude tolérante de l’opinion Il sait aussi que l’alcool peut vous prendre dans ses filets sans que vous en vous en rendiez compte, en vidant, comme il le fait, quelques verres tous les soirs.
Occupé de ses pensées, Palomar n’est évidemment pas prêt lorsque c’est à son tour de passer sa commande. Il bredouille et bat aussitôt en retraite. Tout le monde observe son comportement incongru et secoue la tête de l’air mi-ironique, mi-impatienté, avec lequel les habitants des grandes villes considèrent le nombre toujours croissant des faibles d’esprit qui circulent. Monsieur Palomar retombe alors sous l’impression très vive que lui ont causée ces enroulements de tuyaux qui sont à ses yeux comme autant de boyaux. Ils forment un véritable labyrinthe, et à ce titre, ils pourraient servir à décrire la condition de l’homme aux prises avec ce qui le dépasse, se dit Palomar, avant de reprendre, solitaire, le boulevard de Rochechouart.
Monsieur Palomar s’invite…
« À la suite d’une série de mésaventures intellectuelles qui ne méritent pas qu’on les rappelle, monsieur Palomar a décidé que son activité principale sera de regarder les choses du dehors» : c’est ainsi que Calvino présente le héros de son livre, héros qu’il s’est appliqué à suivre dans cette activité de « regardeur ». Une activité qui, comme on sait, a mené monsieur Palomar en bien des lieux : sur la plage, dans le jardin, en ville, au zoo, en voyage, etc. Il est pourtant quelques lieux où Calvino, moins soucieux d’exhaustivité que son collègue oulipien Perec, a omis de le conduire. Négligence ? Sûrement pas. Tout le monde sait que l’oulipien ignore la négligence. Il me plaît de croire que Calvino a obéi à une motivation bien plus honorable : il voulait, dans sa grande générosité, laisser à l’un ou l’autre de ses collègues le soin, et le plaisir, de faire vivre à son héros de nouvelles expériences visuelles. M’appuyant sur ce consentement muet, je me suis permis de transporter Palomar dans un univers qui l’aurait sûrement fasciné, celui des romans de Zola. Et, de même que Virgile accompagnait Dante dans sa visite de l’Enfer et du Purgatoire, c’est donc Zola qui accompagnera monsieur Palomar, lui prêtera avec largesse son regard et sa plume, pour lui faire découvrir deux de ses lieux les plus représentatifs : le gigantesque marché des Halles, du temps où celles-ci étaient au coeur de Paris, et l’inoubliable Assommoir du père Colombe.
1. Monsieur Palomar aux Halles.
Monsieur Palomar nourrit depuis peu une dévotion pour tout ce qui concerne la terre et ses produits, auxquels il accorde une attention minutieuse. Il pense que les réflexions inspirées par un marché à celui qui y entre avec son panier à provisions impliquent l’usage de multiples connaissances, transmises de génération en génération, dans différentes branches de la science, en l’occurrence la botanique, la diététique et la gastronomie. Ainsi, pour la seule botanique, monsieur Palomar est fier de savoir que les légumes sont classés en huit familles, qu’il se plaît à énumérer, comme il le faisait enfant devant son père agronome, en donnant pour chacune quelques exemples : la famille des légumes-fleurs (artichaut, chou-fleur, brocoli); celle des légumes-feuilles (chou, épinard, salade, endive) ; celle des légumes-fruits (concombre, aubergine, courgette, tomate); celle des légumes à bulbe (oignon, échalote, ail) ; celle des légumes-tubercules (topinambour, pomme de terre) ; celle des légumes-graines (haricot, petit pois, maïs, fève, lentille) ; celle des légumes-racines (radis, carotte, céleri-rave, betterave) et enfin celle des légumes-tiges (asperge, céleri, fenouil). Sa mémoire est nettement moins précise pour tout ce qui touche à la diététique et à la gastronomie, mais cela, pour l’instant, ne le dérange pas. Car aujourd’hui, dans la fraîcheur du petit matin, il a dirigé ses pas vers les Halles centrales, ce vaste ensemble édifié par Baltard pour nourrir Paris. Sans aucun modèle en tête, et désireux avant tout de satisfaire son insatiable appétit de couleurs, monsieur Palomar n’a pas hésité à monter sur un banc pour observer le jour se levant sur les légumes.
Ce qu’il a devant les yeux, c’est une véritable mer. Elle s’étend de la pointe Saint-Eustache à la rue des Halles. Et, aux deux bouts, dans les deux carrefours, le flot grandit encore, les légumes submergent les pavés. Ces tas moutonnants comme des flots pressés, ce fleuve de verdure prennent des ombres délicates et perlées, des violets attendris, des roses teintés de lait, des verts noyés dans des jaunes, toutes les pâleurs qui font du ciel une soie changeante. Et, à mesure que l’incendie du matin monte en jets de flammes au fond de la rue Rambuteau, les légumes s’éveillent davantage. Les salades, les laitues, les scaroles, les chicorées, ouvertes et grasses encore de terreau, montrent leurs cœurs éclatants ; les paquets d’épinards, les paquets d’oseille, les bouquets d’artichauts, les entassements de haricots et de pois, les empilements de romaines, liées d’un brin de paille, chantent toute la gamme du vert, gamme soutenue qui va en se mourant, jusqu’aux panachures des pieds de céleris et des bottes de poireaux. Mais les notes aiguës, ce qui, pour monsieur Palomar, chante le plus haut, ce sont toujours les taches vives des carottes, les taches pures des navets, semées en quantité le long du marché, l’éclairant du bariolage de leurs deux couleurs.
Au carrefour de la rue des Halles, les choux font des montagnes, vers lesquelles monsieur Palomar lève son regard : d’abord les énormes choux blancs, serrés et durs comme des boulets de métal pâle ; ensuite les choux frisés, dont les grandes feuilles ressemblent à des vasques de bronze ; enfin les choux rouges, que l’aube change en des floraisons superbes, lie de vin, avec des meurtrissures de carmin et de pourpre sombre.
Tournant les yeux vers l’autre bout, le carrefour de la pointe Saint-Eustache, monsieur Palomar voit l’entrée de la rue Rambuteau barrée par une barricade de potirons orangés, sur deux rangs, s’étalant, élargissant leurs ventres. Et le vernis mordoré d’un panier d’oignons, le rouge saignant d’un tas de tomates, l’effacement jaunâtre d’un lot de concombres, le violet sombre d’une grappe d’aubergines, çà et là, s’allument ; pendant que de gros radis noirs, rangés en nappes de deuil, laissent encore quelques trous de ténèbres au milieu des joies vibrantes du réveil.
A ce spectacle, monsieur Palomar ne peut s’empêcher de battre des mains. Il trouve ces gredins de légumes extravagants, fous, sublimes. Et il est persuadé qu’ils ne sont pas morts, qu’arrachés de la veille, ils attendaient le soleil du matin pour lui dire adieu sur le pavé des Halles. Il les voit vivre, ouvrir leurs feuilles, comme s’ils avaient encore les pieds tranquilles et chauds dans le fumier. Il dit même qu’il entend là le râle de tous les potagers de la banlieue. « C’est crânement beau, tout de même », murmure monsieur Palomar, en extase.
2. Monsieur Palomar à l’Assommoir
Monsieur Palomar arrive devant l’Assommoir du père Colombe, au coin de la rue des Poissonniers et du boulevard de Rochechouart. Il regarde l’enseigne qui porte, en longues lettres bleues, ce seul mot : Distillation. Le comptoir énorme, avec sa fontaine et ses mesures d’étain, ses files de verres, gobelets, flûtes, coupes, s’allonge à gauche en entrant. La vaste salle, tout autour, est ornée de gros tonneaux peints en jaune clair. Sur des étagères, des carafes, des pichets, des bouteilles de liqueurs, des bocaux de fruits, toutes sortes de fioles s’alignent en bon ordre. Monsieur Palomar se désole de ne pouvoir retrouver dans sa mémoire tous les noms. Il se promet d’en faire, dès sa prochaine visite, une classification aussi complète que possible, selon les formes, selon les couleurs, selon l’usage auquel chacun est destiné, le liquide qu’il est appelé à contenir. Car, pour l’instant Palomar, debout au milieu des buveurs qui attendent avant de pouvoir commander leurs tournées au père Colombe, et à peine gêné par les éclats de voix qui déchirent le murmure gras des enrouements, fixe avec insistance son regard sur un objet bien précis, qui constitue en fait la curiosité de la maison : c’est, au fond, de l’autre côté d’une barrière de chêne, l’appareil à distiller, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionne sous le vitrage clair d’une petite cour.
Comme à son habitude, Palomar voudrait bien comprendre comment cela marche. Il sait que la distance peut contribuer à changer la vision des objets, et c’est pourquoi il s’éloigne ou se rapproche selon les besoins, pour faire le tour des différentes pièces de l’appareil, cette série de récipients dont les formes lui paraissent aussi curieuses que les noms. C’est d’abord la « cucurbite » dans laquelle se trouve le liquide à distiller ; sur la cucurbite, le « chapiteau », muni d’un tube conique dans lequel les vapeurs s’élèvent ; ensuite c’est le « col de cygne », qui sert de relais pour amener les vapeurs dans le « serpentin » ; puis c’est le «serpentin», sur les parois duquel les vapeurs se condensent, par l’effet du refroidissement dû au liquide qui circule autour. On aboutit enfin à l’énorme cornue, d’où tombe, pareil à une source lente et entêtée, un filet limpide d’alcool. Monsieur Palomar ne manque pas de relever que l’opération en cours se fait sourdement, sans une flamme, dans les reflets éteints des cuivres sombres. A peine perçoit-il un souffle intérieur, un ronflement souterrain. C’est comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet.
Mais, en même temps qu’il regarde et qu’il écoute, avec toute l’attention méticuleuse qui est, d’ordinaire, le trait le plus saillant de son rapport au monde, Palomar, pour une fois, peine à brider son imagination. Quelque effort qu’il fasse, il ne peut l’empêcher de métamorphoser l’imposante machine, de lui en présenter une image fantasmagorique, placée sous le signe d’une irrémédiable ambiguïté. Tantôt il la voit joviale, rassurante, fière d’apporter à la foule des assoiffés la dose de chaleur et de convivialité dont ils ont besoin, et il l’assimile pour cela à une mère, une « bonne mère » souriant à son bébé qu’elle allaite. Tantôt elle lui apparaît comme un monstre froid, inquiétant, laissant couler sans fin, par un travail obstiné et silencieux, sa sueur d’alcool, qui à la longue va envahir la salle, se répandre dans les rues adjacentes, inonder tout le quartier. Mais ces images, absurdes et discordantes, demeurent fugitives. Elles s’espacent et bientôt disparaissent.
Monsieur Palomar est conscient du fait que son existence individuelle, comme celle de la société à laquelle il appartient, sont étroitement associées à ce lieu qui a, pour beaucoup, remplacé les temples et les sanctuaires qu’ils ont depuis longtemps cessé de fréquenter. Il sait bien que la consommation d’alcool est une composante de la culture du pays, que l’importance des intérêts en jeu explique peut-être l’attitude tolérante de l’opinion Il sait aussi que l’alcool peut vous prendre dans ses filets sans que vous en vous en rendiez compte, en vidant, comme il le fait, quelques verres tous les soirs.
Occupé de ses pensées, Palomar n’est évidemment pas prêt lorsque c’est à son tour de passer sa commande. Il bredouille et bat aussitôt en retraite. Tout le monde observe son comportement incongru et secoue la tête de l’air mi-ironique, mi-impatienté, avec lequel les habitants des grandes villes considèrent le nombre toujours croissant des faibles d’esprit qui circulent. Monsieur Palomar retombe alors sous l’impression très vive que lui ont causée ces enroulements de tuyaux qui sont à ses yeux comme autant de boyaux. Ils forment un véritable labyrinthe, et à ce titre, ils pourraient servir à décrire la condition de l’homme aux prises avec ce qui le dépasse, se dit Palomar, avant de reprendre, solitaire, le boulevard de Rochechouart.