À supposer Marcel Proust (avec Cécile Riou)
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À supposer qu’on me demande ici de faire servir à la critique la poésie, tâche qui, après tout, ne devrait pas excéder les forces de cette dernière qui n’en a jamais manqué et n’en manquera pas de sitôt, je commencerai ma réponse en dégainant sans états d’âme une forme que j’ai déjà utilisée en de semblables circonstances (critiquer Roland Barthes, par exemple, à l’occasion d’une exposition qui lui était consacré) non sans que j’aie le scrupule de rappeler que cette forme – et c’est là que gît, me semble-t-il, ce que j’oserais pour l’heure nommer sa pertinence – est au moins autant tournée vers l’essai que vers le poème, modes de la chose écrite qui défendent et qui illustrent à mes yeux d’aujourd’hui deux arts distincts, si bien qu’un À supposer… est toujours, en même temps, deux écrits, aussi parfaitement différents l’un de l’autre qu’ils sont littéralement identiques.
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À supposer que le début de ma réponse n’ait pas découragé la lectrice de continuer à lire la suite, je serais bien obligé de faire porter mon À supposer 2 sur un livre réputé et, tiens, ça tombe bien puisque je sors à peine de ma deuxième lecture d’À la recherche du temps perdu – la première datant de plus de trente ans – nouvelle lecture ayant par surcroît la particularité d’avoir été strictement contemporaine de celle d’une autre lectrice (c’était, pour elle, sa première et il se trouve que sans nous concerter nous avions commencé en même temps, heureuse coïncidence — nous terminons en même temps de façon plus délibérée et c’est elle qui signe ci-après les À supposer 8 et 9), le choix d’À la recherche du temps perdu, de par son énormité, étant, je n’en disconviens pas, une manière de gageure proposée à ma forme, mais, au rebours, de par certains aspects de la phrase proustienne (pas tous, je veux parler de son caractère souvent hyper-syntaxique et de développement embryonnaire), cette œuvre pouvant dégager sous les pieds de ces duellistes, figurés par une commune a capitale initiale accentuée grave – À –, un certain terrain d’entente.
3
À supposer que je me demande d’abord quelle fut la première surprise de ma lecture – si je dis « première », c’est donc qu’il y en aura d’autres (et je n’aurais sans doute pas trouvé l’énergie de cette entreprise si je n’allais pas de surprise en surprise (ma relecture n’est en aucune façon un « À la recherche de ma lecture perdue » de naguère) – je serais obligé de faire état d’un agacement qui me tiendra jusqu’à la fin du livre et que pour moi-même j’ai fini par nommer « le saut au nous » (« nous sommes comme ceci, nous réagissons comme cela, nous, nous, nous, nous… » et même pas « nous pensons ça », mais bien « nous sommes comme ça ») à savoir ce moment de recul, après le coup de feu de l’observation extraordinairement aiguë, moment où le narrateur (et l’auteur aussi tout de même) accomplit ce qu’il considérera comme sa véritable tâche, le passage du particulier au général, talisman qui le protégera censément du titre infamant d’« écrivain mondain », qu’il est peut-être partiellement et qui lui colle à la peau, accusation à coup sûr injuste, tant cet ouvrage est au cœur et au fait de la coprésence de certains extrêmes sociaux — jusqu’à la lutte des classes à l’état larvaire, que figure si bien l’aquarium de Balbec, qui est un restaurant de luxe avec badauds roturiers derrière les vitres, mais phénomène qui ne constitue pas une raison suffisante à mes yeux pour justifier sur tant d’autres terrains toutes ces idées générales entraînant sans mesure l’auto-attestation de profondeur, et qui ne sont ni plus vraies que d’autres ni finalement plus inédites.
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À supposer que je note pour moi-même une deuxième surprise, nettement plus positive celle-ci, ce serait justement cette attention durable et non bégueule à des extrêmes sociaux (en tenant compte de l’invention proustienne, rien n’y étant simplement autobiographique, ne jamais oublier que Proust assume une invention totale) : la duchesse et la servante, Françoise et Oriane, les enjeux de l’affaire Dreyfus et ceux de la Grande Guerre (pas le monde ouvrier tout de même face à celui du patronat, n’exagérons rien) et le fait que, semblable à ce que met en scène la Ronde d’Arthur Schnitzler, l’exercice des désirs traverse les classes, de Charlus à Jupien ou du narrateur à la duchesse de Guermantes, ici à sens unique il est vrai, l’exercice ambitionné de la littérature fonctionnant alors comme un sauf-conduit assez imparable, pourvu toutefois que le personnage se mette effectivement au travail (« Je me mets au boulot, oui ou non ? », pourrait être un bon résumé de ces trois mille pages) et qu’il soit enfin convaincu de ses capacités, de ses dons et de sa « foi dans les lettres », sachant que c’est auprès de Françoise au moins autant que de Ruskin qu’il trouvera le blason de son art, aussi vrai que le livre est dit livre-cathédrale, mais aussi livre-robe, conception et confection, de même que sa prose aura tenté d’égaler la gelée du bœuf carottes de Françoise comme la prose d’un autre égalera plus tard celle d’azeroles (je veux parler de Jacques Roubaud).
5
À supposer que je lise encore, cette fois avec passion, que je pèse et critique l’impossibilité réelle et donc la possibilité romanesque que le narrateur, à maintes reprises, entende, voie, note des choses que la position du personnage ne permet que peu ou pas de noter, voir et entendre, mais que le roman autorise, « tout a été inventé par moi » – je serais obligé de faire état, par exemple au début de Sodome et Gomorrhe, de cette étrange géographie chimérique d’un lieu de théâtre où l’on mate le secret de Charlus – d’ailleurs inversion réelle et mythique dont il est proprement ahurissant que le narrateur s’offusque à ce point, l’homosexualité étant un « vice », une « tare », une « faute », suscitant le « dégoût pour ce genre de mœurs », l’« horreur » et finalement la « condamnation », tous termes écrits et récrits noir sur blanc, faute moderne sur fond d’innocence antique, au point qu’on peut comprendre que Gide, le battant quant à lui de la cause, l’ait trouvé un tantinet saumâtre sous la plume d’un praticien.
6
À supposer qu’on me demande encore si ma lecture de la robe-cathédrale a été de tout repos et sans colère, je répondrais en faisant état d’une quasi répulsion, surtout sensible dans La Prisonnière et dans Albertine disparue, face à ce personnage d’amoureux geôlier, indic, flic et maître chanteur, tout cela sous couvert de la douleur, conception de l’amour autocentrée, voire rétrocentrée, qui n’affirme guère l’amant que comme l’amant-que-de-soi-même, dans la dénégation de l’identité de la partenaire réduite à l’état de miroir, de caméra d’auto-surveillance ou de rétroviseur qu’il s’agit de posséder, le personnage du narrateur devenant un Arnolphe plus qu’un Octave ou Léandre, dans l’impossibilité dès lors de faire agir jusqu’à la relation d’amour la délicate et permanente réflexion esthétique sur l’effacement de la ligne de démarcation entre ciel et terre, ciel et mer, arbre et ombre, passé et présent— et tandis que cet ce mouvement vers soi seul va s’imposer jusque sur le terrain de la relation au lecteur (spectacle et intériorité, obscurité-silence et grand jour-causerie, Sainte-Beuve et Proust, accusant pour le coup une ligne de démarcation tout à fait nette) la lecture étant finalement considérée non point comme une ouverture au monde à connaître mais comme un relais vers la simple intériorité de celui qui lit et retourne perpétuellement vers sa petite et limitée personne.
7
À supposer que pour finir on me demande ici de peser avec justice les « vices et les vertus » de ce livre – pour reprendre le titre de la fresque de Giotto qui traverse la Recherche– je m’arrêterais sur l’objet monocle, qui revient si souvent tout au long de ces pages, monocles qui curieusement ne servent pas à voir, mais bien plutôt à être vu, comme si ses porteurs, tous personnages masculins (l’écrivain mondain, le marquis de Forestelle, M. de Saint-Candé, M. de Palancy, Bloch, le comte de Bréauté, Saint-Loup, Charlus…) étaient réduits à leur nombril oculaire, tandis que cette prothèse décorative, outil magique d’un incontestable savoir voir spécifiquement proustien (là, il est vraiment remarquable), trahit une vision monoculaire, monomaniaque, monotone et monogame et une direction unique de l’amour comme de la lecture selon le système du boomerang, retour à l’envoyeur, ce qui n’est peut-être pas le meilleur moyen d’échapper au titre infamant de « célibataire de l’art » que le narrateur fustige, ni d’inventer là le moyen de retrouver le temps perdu, comme si le temps jamais avait pu appartenir à quiconque.
8
À supposer qu’on me demande, sur la simple coïncidence d’une lecture, d’écrire un À supposer… sur ma lecture de la Recherche, lecture qui me paraissait impossible difficile hésitante, je me demanderais d’abord si l’incroyable drôlerie de la langue ne mériterait pas d’être dépoussiérée polie décapée de son image sinueuse – qu’on ne peut pas lui ôter, vous avez raison – longue lente précieuse raffinée à l’extrême propice à l’endormissement, puisque taire le rire serait ignorer le côté de la bêtise mésalliée aux créations homophoniques de celui qui devint mon camarade de voyage préféré, le directeur de l’hôtel de Balbec, serait faire fi des piques lancées par le rayon bleu, ou rouge, ou doré c’est selon d’Oriane qui cultive dans son salon parisien la méchanceté antibovine, serait sous estimer la créativité neuve et toute d’aiguille de Françoise, dont le jambon de New York excite encore mes papilles, presque autant mais pas tout autant que le bœuf en gelée de Michel Ange, et ce serait enfin nier les éclats de rire francs qui émaillèrent ma lecture, au moins autant que les éclats cristallisés de ladite gelée qui éclaboussent le nom d’Agrigente, lequel est pour toujours tout à la fois « Grigri » et un gros bourdon qui volette dans un salon empesé, de même que Cambremer, mieux que la duchesse de, est une suite dégressive décroissante mineure d’adjectifs dont il ne faudrait pas qu’ils fussent quatre.
9
À supposer qu’on m’interroge sur le motif qui m’a le plus frappée dans cette première lecture, j’évoquerais sans réfléchir davantage les robes – motif futile si on ne lit pas plus loin que le Temps retrouvé, mais aussi motif esthétique toujours associé à la peinture (Botticelli, Tiepolo, Carpaccio), qui court, couture visible et rabattue, d’Odette, la dame en rose (la dame aux robes de chambre en crêpe de Chine, sans contrepèterie) à Oriane magnifique en rouge Tiepolo et à Albertine – celle qui toujours empêche le rêve de voyage à Venise – ensevelie sous les brocards de Fortuny, imités de la basilique Saint-Marc et de Carpaccio, Albertine-Agostinelli la mauvaise Fortune puisqu’elle disparaît dans les couleurs vénitiennes, vanishing lady traduirait Ruskin, couture invisible, on dira couture anglaise, ou le vêtement retourné sans doublure dont la laideur (« l’envers de la broderie » dit Sei Shônagon dans les « Choses qui paraissent sales ») apparaît finalement à qui regarde sous les robes : Albertine rayonnante, aux joues rouges dans sa robe grise, file à l’anglaise dans ses robes Fortuny, et qui alors par inversion devient grise, puis cendre semée dans un vol fatal.
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Paru dans la revue Formes poétiques contemporaines n°9, 2012.