Au bout du fantasme

Avec « Je m’attache facilement », paru chez Mille et Une Nuits, Hervé Le Tellier s’éloigne des contraintes oulipiennes pour s’essayer au « carnet de voyage ». L’histoire d’un homme, « notre héros », parti au fin fond de l’Ecosse se faire entendre dire qu’on ne l’aimait plus… (L’interview sur le site de Hachette-Livre)

Comment situez-vous ce livre par rapport à l’Oulipo ?

Tout ce qui est écrit par un Oulipien est par essence oulipien. Cependant, vous ne trouverez pas dans ce livre de contraintes, ni visibles, ni invisibles. En ce sens, je me suis vraiment éloigné, pour la première fois, de l’Oulipo. Ce qui n’empêche que ce récit respecte des règles de procédure et de construction : un rythme d’écriture rapide, une chronologie. Je m’attache très facilement pastiche le roman de voyage classique du XIXe siècle, à la manière d’un Jules Verne. Et le pastiche, en revanche, est très oulipien.

La notion de voyage est essentielle dans cette histoire ?

Absolument : le déplacement est décisif. Cette histoire est une trajectoire. Elle démarre et se finit à Paris. Entre-temps, en Ecosse, notre héros ne cesse de rouler, au volant d’une voiture, empruntant des routes qui se croisent et s’entrecroisent, à la manière d’un scoubidou.

Vous avez choisi une citation de Flaubert, « Tout ce qui est inventé est vrai », pour exergue. Pourquoi ?

Je la trouve magnifique, et énigmatique. Elle dit deux choses, l’une est en rapport avec la littérature, l’autre avec l’amour. Elle dit que les personnages que l’on invente prennent une existence ; et elle dit que les sentiments que l’on s’invente deviennent vrais. C’est l’histoire de ce livre. Elle est construite sur l’illusion de l’amour : même si « notre héros » sait que son amour est un fantasme (il est parfaitement lucide et note tout ce qui lui arrive avec discernement), mais ce fantasme est assez puissant pour l’attirer jusqu’au fin fond de l’Ecosse. Il me semble que la brièveté même du récit est le summum de l’illusion ! Le voyage, une première journée - qui s’avère pourrie -, une deuxième - tout aussi désastreuse -, et déjà le retour - pitoyable… s’il y a eu déplacement matériel, sentimentalement le voyage a été immobile. Rien n’a changé entre le début et la fin. Il croise pourtant d’autres femmes, d’autres « possibles », d’autres fantasmes d’amour.

La citation évoque aussi le débat actuel entre la réalité et la fiction… Ici, même si le récit est si réel qu’il pourrait être autobiographique, il est traité avec une distanciation que l’on ne retrouve pas dans l’auto-fiction, justement - l’humour, l’utilisation de la 3e personne pour la narration.

Je n’ai rien contre l’auto-fiction, elle peut être intéressante mais je regrette qu’elle prenne souvent si peu de recul. La distanciation est le fondement même de la littérature. Le lecteur doit être explorateur, pas voyeur.

Mais elle est aussi une « purge des passions », une catharsis, comme vous le dites dans ce récit, citant Aristote…

Oui, l’écriture est libératrice, elle peut même permettre de faire l’économie d’une cure ! La cure est d’ailleurs le contraire de l’illusion. C’est le sujet de mon prochain roman, l’histoire cette fois-ci d’une rencontre, celle entre un psy et une femme. L’amour que ressent le thérapeute est-il un fantasme ?

Beaucoup de références au cinéma parsèment ce livre.

Je m’attache très facilement est un court-métrage. On y fait référence à de vrais films et à un faux film. Le héros sait parfaitement que certaines scènes qu’il est en train de vivre pourraient trouver place dans un film sentimental et ironique. Il a conscience de la dimension « spectaculaire » de sa situation. Il met en scène sa propre bérézina. Et il y a la présence de cette voiture. La voiture, c’est le cinéma. Deux univers concomitants.

Quel est le rôle de cette voiture dans cette histoire ?

La voiture est pour les garçons un refuge fœtal, un lieu de quiétude, c’est le prolongement de leur virilité. Mais là, en Ecosse, elle devient étrangère, plus encore, une traîtresse… Elle se conduit à l’envers, le coffre refuse s’accepter un vélo… non seulement elle perd sa fonction rassurante mais en plus, elle le renvoie à ce qu’il est en train de vivre : elle se refuse à lui, comme la femme qu’il aime.

Vous aimez écrire des récits courts. Est-ce parce qu’ils ne laissent la place qu’à l’essentiel ?

La brièveté, la fulgurance, permet de ne pas s’attacher au personnage tout en l’analysant. Les nouvelles de Stephan Zweig sont des modèles de descriptions psychologiques. On a ainsi une unité d’action, de temps et de lieu (la voiture !). Je crois que la distanciation ironique exigeait cette brièveté. Comme ces deux ou trois lignes qui, à chaque début de chapitre, résument à peine trois pages de textes ! Et qui cassent le suspense. Tout ce qui arrive, on s’y attend. C’est cela qui est drôle, dérisoire. Le héros sait qu’il va au tapis, mais il y va quand même. Il va droit dans le mur, mais en klaxonnant. Nous avons tous vécu ça un jour, n’est-ce pas ?

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