En guise de prologue

Nous roulions vers le Rossio dans un taxi couleur d’olives, vert et noir, une antique Mercedes 220, une de ces berlines rondes des années soixante. C’était encore l’été, mais il tombait une pluie grise et atlantique, le ciel était couleur d’étain. Lisbonne ne se ressemblait pas, mais le décor n’est peut-être que de peu d’importance. L’eau ruisselait sur la vitre, António regardait la ville sans s’attarder sur rien. Il me semblait à la fois transparent, absent et présent, un filigrane dans la trame d’un papier.

Comme le taxi ralentissait pour aborder la place Eduardo VII, António a extrait de sa poche un paquet de cigarettes, craqué une allumette. Il a tiré une bouffée en creusant les joues, abaissé la vitre pour souffler une volute happée dans la vitesse. Ces détails insignifiants, presque des clichés, je les mentionne tant ils se sont imposés à moi, avec l’odeur suffocante du soufre et du tabac.

Le temps a paru faire un pas de côté, un écart aussi ténu qu’une fêlure sur le vernis d’une porcelaine. Quelque chose s’est insinué en moi qui m’était étranger. Je ne saurais le dire autrement : à côté de moi, assis sur la banquette au cuir craquelé, je ne voyais plus un homme de trente ans, de chair et de sang, mais le personnage d’un roman.

Dès ce premier soir, j’ai pris la décision d’écrire son roman. Je n’ai pas été retenu par l’ignorance de la trame et du plan. Je n’ai pas eu de fil d’Ariane, j’ai seulement sorti de ma sacoche mon grand cahier noir Le Dauphin et noté ces quelques phrases, au passé, dans cette forme exacte à laquelle je n’ai rien changé.

On va soupçonner l’imposture, un pauvre stratagème d’écriture. On se tromperait : António Flores n’était justement pas un être extraordinaire, fascinant, en un mot romanesque. Son physique était banal, même si ses cheveux bruns, presque frisés, tiraient vers le roux. Il avait des yeux noirs, malicieux sans être rieurs, et deux rides verticales qui lui donnaient l’air d’être sur le qui-vive et barraient son front jusqu’à des sourcils épais. Ses jambes me paraissaient trop courtes, et je lui trouvais plus d’élégance assis que debout. S’il devait marcher vite, une blessure d’enfance le faisait boiter. Il avait pourtant un charme indiscutable, une façon à lui d’occuper l’espace, ce qu’on appelle un magnétisme.

António Flores n’était pas non plus prévisible, attendu. Jamais, durant ces neuf jours avec lui, je n’ai pu devancer d’une virgule les phrases que sa présence faisait jaillir. Jamais, jusqu’à la chute, je n’ai deviné où António m’entraînait. Lui-même ignorait tout du prodige. Chacun de ses gestes s’accomplissait dans une invisible concordance, certains silences imposaient le retour à la ligne.

Ici commence donc le roman. Je l’ai remanié ‑ très peu vraiment – alors que je le frappais. J’ai modifié certaines tournures parce que je n’y retrouvais plus l’exacte sensation de l’instant de leur naissance. Nous étions en 1985, il y a plus de vingt-six ans. A l’époque, je n’ai pas voulu le proposer à des éditeurs. Je lui avais pourtant donné un titre et ce matin encore, alors que le soleil tarde à se lever, il s’appelle toujours Eléctrico W, pour des raisons sans doute obscures. Mais c’est un titre provisoire depuis si longtemps.

Ce paragraphe, je l’ai rajouté parce que, selon l’ordinateur, le manuscrit comportait 52122 mots. Je voulais que ce soit un nombre premier. Une sorte de superstition. Alors, j’ai ajouté un adjectif ici, un adverbe là, je ne sais même plus où. Et ici recommence le cahier.

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