Qui n’a jamais été soumis au spleen ? Parfois, au beau milieu de la journée quand de ses feux variés, la joie éclate parmi les vôtres, une soudaine chape sur vous s’abat, alors que rien ne laissait présager son arrivée inopinée dans le ciel serein. Soudain, le désir s’éteint, comme un nuage qui viendrait assombrir l’éclat trop intense, comme une éclipse inattendue et le spleen referme son couvercle sur votre crâne incliné avec un bruit rendu plus clair par l’absence de cheveux sur sa partie supérieure. C’est la dépression qui d’un coup d’un seul vous enferme dans son cocon opaque, la dépression de vous seul perceptible et qui vous isole du monde. C’est la dépression qui vient prendre sa place au beau milieu de vous, effaçant toute autre chose et grossissant sa méchante tumeur. C’est le spleen qui occupe votre quotidien et qui vous tient comme un hameçon le goujon. Et vous vous dites que
le train-train transperce l’ennui.
Vous voici enveloppé du suaire de spleen, un spleen intérieur qui colle à la peau, qu’on voudrait gratter, décoller mais qui adhère aussi fortement qu’une étiquette autocollante. On ne peut alors que vivre avec, et votre noir intérieur vient coller au drap. Le drap, de vous seul visible, se grise progressivement : il se grise de notre malheur, il l’éponge peu à peu et le drap se grise et se grise tant et plus. Le malheur est encore en vous, et le drap comme un drap de bain l’absorbe peu à peu. Voilà le drap devenu noir, noir comme un Père Noël sorti de la cheminée et qui s’essuie la barbe, voilà, le drap est bien noir, alors il est grand temps de se secouer, on se secoue comme un chien qui sort de l’eau et tout le noir est d’un coup d’un seul évacué. Voilà maintenant que
le drap renverse la suie.
C’est alors que le ciel, dans ses imprévisibles sautes d’humeur, change de fusil d’épaule. Il décide de changer le nuage en eau, cela s’appelle un changement d’état, car les tas de soucis qui vous pesaient sur le dos vont se volatiliser, alors le ciel envoie sa trombe, c’est la chasse d’eau divine, on peut dire que le ciel pleure, ça c’est de la poésie-poésie, alors le ciel pleure et vous êtes tout trempés, trempés de la peau, trempés de l’épiderme et du derme, et du muscle aussi et des os changés eux aussi en eau, car c’est encore un changement d’état quand le solide devient liquide, c’est la liquéfaction totale qui a pour but premier de laver le linge et le grand drap noir qui vous ceignait jusqu’au sang, le grand drap noir devient blanc, blanc de blanc et les soucis s’en sont allés dans la suie du drap, dans la suie du drap qui vous suit, alors vous vous sentez mieux d’un coup, d’un coup mieux, or si les soucis s’en sont allés, l’eau est restée, car c’est Saint-Lo qui pleure et vous voilà trempés et vous commencez à grelotter et vous avez froid vous voulez vous sécher pour sécher les larmes de Saint-Lo vous prenez le drap, car du drap on s’essuie, mais voilà que le drap est trempé lui aussi, trempé des larmes mêmes qui ont séché les vôtres et voilà que vous avez froid, trop froid et que vous maudissez la pluie qui cependant vous a lavé, ah, quel terrible orage et vous maudissez la pluie car vous ne pensez plus qu’au froid mouillé qui continue de vous mouiller et vous voudriez que cesse cette pluie infâme que vous louiez tout à l’heure. Et ce que vous pensez maintenant c’est que
la traître averse a nui.
Alors, se met à pousser un arc-en-ciel, et là-bas, au-delà de l’arc-en-ciel, c’est l’apaisement qui s’annonce et dans les jardins s’ouvrent les églantines au délicat parfum de rose sauvage, mâtiné de chèvrefeuille et de pois de senteur dont les fragrances mêlées vous font frissonner la narine. Mais voilà que je m’égare dans la poésie-poésie, ce n’est pas ça que je voulais dire du tout, je voulais dire que s’épanouissent les églantines qui mûrissent lentement leur mince poil que viendront bientôt recueillir de jeunes coquins en vue de disperser ce traître poil dans des cols de chemise entrouverts ou dans les narines des copains endormis, provoquant d’irréversibles dommages qu’on nomme parfois les dégâts de la narine, voilà, ce n’est pas de la poésie-poésie, ça. Et voilà qu’un canari se met à voleter autour de vous et qu’il jappe et qu’il cancane, et qu’il blatère et qu’il miaule, et qu’il mugit et qu’il tire-lire, et qu’il caquette et qu’il bêle, bref qu’il fait cui-cui. Or, ce canari venu tel un ange vous annoncer la sérénité (vous ai-je dit qu’il s’agissait d’un serin ?) a ceci de particulier, qui fait qu’on le reconnaît entre mille et que l’on sait son origine céleste, si l’on a l’oreille avertie : il pousse son cri en inversant les deux syllabes ; à des fins ésotériques, au lieu de faire cui-cui, il fait cui-cui. Dès qu’on s’en aperçoit, si l’on s’en aperçoit, on s’empresse de se réjouir, car le bonheur, encore fragile, s’annonce au lointain, et que ce bonheur vient de nous être transmis par le canari qui est un serin, et qu’on a reconnu, car le bonheur est assuré quand
le s’rin inverse cui-cui.
Et là, délivré du déluge achevé, c’est Noé qui sort de sa barque avec sa famille et quelques animaux, et tout ce beau monde s’ébroue et crie la vie recouvrée, alors les hippocampes décampent et les crotales détalent et les griffons s’en vont et les martes partent et les crocodiles filent et les gazelles se font la belle, bref tout le monde a compris et j’arrête là car sinon les animaux me diront deux mots et les humains à demain. Noé a deux fils qu’on reconnaît parce qu’ils n’ont pas la même couleur de cheveux. Dans l’arche en terre – qui fait le pendant de l’arc-en-ciel – il ne reste qu’un couple de cochons, et ces pauvres bêtes n’ont rien compris à l’affaire et ils sont là et restent là parce qu’ils semblent bien heureux, et qu’ils se sont faits des aimables copains des deux fils du proprio qui s’amusent sans cesse avec eux. Effectivement, le blond tapote gentiment le poil du porc, et pendant que le blond tapote gentiment le porc,
le brun caresse la truie.
Et voilà que maintenant qu’a cessé le déluge, comme pour satisfaire à vos espoirs, un vent violent se met à souffler, qui décoiffe ceux qui peuvent l’être et qui décorne les œufs. Ce vent vous sèche instantanément, mais vous glace d’effroi tant il est froid et glacé. C’est un froid polaire et vous vous rendez compte que vous vous retrouvez dans une espèce de toundra de vous inconnue. Le sol est dur et gelé, de maigres touffes d’arbustes poussent çà et là, retenues par des racines tordues et le vent continue de souffler sa mélopée puissante et infinie. Vous cherchez en vain un abri, mais vous êtes seul, désespérément seul dans l’immensité glacée, aussi vous marchez à l’aveugle, droit devant vous, encore que vous pourriez tout aussi bien marcher droit derrière vous que cela ne changerait en rien. Vous vous emmitouflez dans vos pauvres mains que le vent balaie en les dégageant de votre visage. Or au loin, se profile une ombre ; est-ce le Migou ? est-ce l’abominable homme des neiges ? Vous prenez le risque, car vous n’avez plus rien à perdre et vous vous rapprochez du fantôme blanc. Quand vous êtes parvenu près de lui, vous le considérez attentivement, et vous découvrez un homme de petite taille recouvert de peau de phoque et de gants fourrés au grizzli. D’une voix angoissée que vous reconnaissez à peine, vous l’interrogez : où suis-je ? Quel est ce sol ? Aussitôt, il vous répond dans un parfait français, mêlé de rocaille :
Le terrain est à trois verstes des Inuits
Votre gorge vous brûle affreusement et vous vous dites que vous n’avez pas bu depuis si longtemps, il faut absolument que vous trouviez un point d’eau. Vous interrogez l’Inuit, cherchant une oasis, des palmiers et des dates, mais surtout de l’eau. Il vous répond que pour les dates, à part celle du jour, il n’a rien à vous offrir, mais que pour l’eau, vous pouvez en trouver à quelques lieues de là et que, muni de quelque espoir, il y aura peut-être de quoi étancher votre soif. Vous marchez dans la direction indiquée, vous demandant comment l’Inuit peut se repérer dans cette immense étendue qui paraît identique à elle-même en tout point. Tout est blanc, laiteux, figé : mais il a étendu le bras dans cette direction et vous a dit de marcher tout droit. Vous ne pouvez que lui faire confiance et vous trouvez bientôt en présence d’arbustes un peu plus élevés que les précédents. Vous continuez, les arbustes font comme une allée et vous mènent bientôt dans ce qui ressemble à un bosquet, mais qui ne sera jamais un bosquet, car on le sait, bosquet ne peut en aucun cas rimer avec jamais, et ce semblant de bosquet entoure une construction sommaire de terre gelée. Une flopée d’enfants joue dans ce lieu improbable. Ils jouent à la margelle. Tout en tentant de vous frayer un passage, gorge tendue, vers le point d’eau, vous vous interrogez : si jamais la nappe était à sec, vous ne seriez pas sûr de pouvoir poursuivre votre route. Vous appréhendez les secondes qui vont suivre, redoutant que l’eau ait abandonné ce lieu isolé de tout, à mille et mille lieues de toute contrée habitée. Oh, que vous avez peur ! Vous tremblez de tous vos membres, car vous vous dites :
je crains la paresse du puits.
Cette terrible histoire continue en de longs et affreux épisodes. Comme le temps nous est compté, je me contenterai ici d’énumérer les chutes auxquelles vous avez par bonheur échappé :
Le grain de Bresse a cuit
Le drain a bercé l’étui
Le parrain atteste l’appui
Le brin de la caisse de buis
L’emprunt de Perse a fui (pour ceux qui auraient souscrit à l’emprunt de Perse, je recommande une valeur refuge et sûre, le Livret A. Mais voilà que je fais de la poésie-poésie, aussi est-il temps d’arrêter là, d’autant que le marin déteste la pluie).