Texte paru dans L'Anthologie Oulipo - Gallimard 2009 Anne F. Garréta

Censure

On sait que les premiers lecteurs d’A la Recherche du Temps perdu ont objecté à la longueur de sa narration initiale des endormissements et des rêveries nocturnes (et diurnes) de son héros. Un monsieur qui passe 40 pages à raconter comment il se tourne et retourne dans son lit et use ses draps, use de même la patience de ses lecteurs.

Si la patience est un drap, quelle est la vertu qui fait office d’oreiller ?

Laissant de côté cette énigme, revenons au texte proustien dont  l’habitude, cette grande falsificatrice, a changé pour nous la figure. Quel lecteur moderne ne s’extasie pas sur les délicates considérations oedipiennes du baiser de Maman à Combray ? On en redemande ! Et les critiques et les éditeurs sont obligeants, hélas !

Je soupçonne depuis longtemps le texte public, exotérique d’A la Recherche du Temps perdu d’être un faux. Un faux habile. Mais un faux tout de même. Je soupçonne qu’il a fait l’objet d’une censure. Censure à laquelle Marcel lui-même peut-être aura prêté la main… Pour permettre la publication de son oeuvre, pour avoir le Goncourt, pour avoir la paix… Censure que poursuivent, enthousiastes, les proustisants et les patissiers.

Cette censure aura défiguré le texte. Certains la compareront à celle que perce à jour le psychanalyste qui reconnaît sous les figures mutilées et dispersées du rêve, le désir inconscient. D’autres aussi bien, y reconnaitront celle que l’interprétation analytique déploie dans sa reterritorialisation oedipienne des flux de la machine désirante.

J’ai proposé déjà, dans un roman (La Décomposition), une stratégie de levée de la censure, c’est à dire une ouverture de la potentialité du texte proustien.

(Vous ne saviez pas que Proust était un auteur oulipien ? Vous croyez qu’à l’instar des mormons, je baptise post-mortem et plonge dans la potentialité tout ce qui me tombe sous la main ?)

J’envisage à présent une stratégie supplémentaire, et soutiens que la seule lecture exacte du prélude onirique d’A la Recherche du temps perdu  peut se régler selon une machination onirique schizoïde.

Prenez les phrases du volume premier d’A la Recherche : Du côté de chez Swann. La première s’énonce ainsi : “Longtemps, je me suis couché de bonne heure.” Je vous l’ai rappelée, à présent, je vous l’épelle :

L O N G T E M P S J E M E S U I S C O U C H E D E B O N N E H E U R E

Cette phrase est évidemment authentique. La preuve ? C’est que tout le monde s’en souvient.

La seconde est douteuse. Pourquoi ? Non seulement personne (hormis les marchands de literie) ne la connait, mais en plus, cette seconde phrase ne commence pas par un O.

Citons ici le narrateur de Sodome et Gomorrhe :

“Tout ce qui avait paru jusque-là incohérent à mon esprit, devenait intelligible, se montrait évident, comme une phrase, n’offrant aucun sens tant qu’elle reste décomposée en lettres disposées au hasard, exprime, si les caractères se trouvent replacés dans l’ordre qu’il faut, une pensée que l’on ne pourra plus oublier.”

La pierre de touche du décryptage proustien, c’est sa puissance mnémonique. Et l’acrostiche est un cryptage, et un cryptage qui répond, usuellement, sur un bord du poème, silencieusement, à cet opérateur mnémonique de l’autre bord, la rime.

Dispersé, désordonné dans le texte public disponible se trouve enfoui le texte proustien décomposé. Pour le recomposer (et le décoder), il suffit d’inscrire verticalement la formule, le sésame de l’incipit, dont la chaîne littérale formera l’acrostiche de la séquence proustienne authentique.

Authentique, c’est à dire inconsciente ou potentielle, comme vous voudrez. Je laisse de côté la question –difficile– de la différence entre l’Inconscient et la Potentialité; j’userais votre patience ; nous sommes déjà dans de beaux-draps. J’indique juste au passage quelques éléments de contraste :

- l’Oulipo n’est pas un divan,

- Jacques Lacan n’est pas un pseudonyme de Raymond Queneau,

- les lectures de l’Oulipo sont gratuites.

A la Recherche du temps perdu est un cryptogramme dont la solution est acrostique. Nous savons donc assurément que si la premiere phrase est authentique, la 2eme phrase commencera par un O, la 3eme par un N, la 4eme par un G etc… Et que le texte ainsi recomposé nous offrira la version primitive de Combray. Celle que Proust n’a pu se résoudre à écrire en clair, pour d’évidentes raisons de sécurité.

Sur la base de cette illumination proprement insomniante, j’ai donc découpé et classé toutes les phrases de Du coté de chez Swann par ordre alphabétique, et remachiné la seule succession intelligible. La voici.

Proust en clair

Longtemps, je me suis couché de bonne heure.

On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de me donner une lanterne magique dont, en attendant l’heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à l’instar des premiers architectes et maîtres verriers de l’âge gothique, elle substituait à l’opacité des murs d’impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané.

Ne commencez pas à chuchoter, dit ma grand’tante.

Golo s’arrêtait un instant pour écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand’tante, et qu’il avait l’air de comprendre parfaitement, conformant son attitude, avec une docilité qui n’excluait pas une certaine majesté, aux indications du texte ; puis il s’éloignait du même pas saccadé.

Tâchez de garder toujours un morceau de ciel au-dessus de votre vie, petit garçon, ajoutait-il en se tournant vers moi.

Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée.

Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s’y rejoindre, je m’éveillais.

Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : «  je m’endors. »

Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d’une femme que j’avais connue dans la vie, j’allais me donner tout entier à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut goûter dans une réalité le charme du songe.

Je l’aimais, je regrettais de ne pas avoir eu le temps et l’inspiration de l’offenser, de lui faire mal, et de la forcer à se souvenir de moi.

Et puis, ce n’était pas tout : maman allait sans doute venir !  

Maintenant je n’étais plus séparé d’elle ; les barrières étaient tombées, un fil délicieux nous réunissait.

Et à tous moments au fond d’elle-même une vierge timide et suppliante implorait et faisait reculer un soudard fruste et vainqueur.

Son coeur scrupuleux et sensible ignorait quelles paroles devaient spontanément venir s’adapter à la scène que ses sens réclamaient.

Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause.

Il était trop tard, mon père était devant nous.

Sans le vouloir, je murmurai ces mots que personne n’entendit : « je suis perdu ! »

Ce n’est pas comme cela que vous le rendrez robuste et énergique, disait-elle tristement, surtout ce petit qui a tant besoin de prendre des forces et de la volonté."

Oh ! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique et déçu, un peu distrait, qui lui était particulier, certes il y a dans ma maison toutes les choses inutiles.”

Un bonheur pour la France ! s’écria-t-il malicieusement en levant les bras avec emphase.”

Ce que je voulais maintenant c’était maman, j’étais allé trop loin dans la voie qui menait à la réalisation de ce désir pour pouvoir rebrousser chemin.

Hélas ! Il n’y avait plus que des automobiles conduites par des mécaniciens moustachus qu’accompagnaient de grands valets de pied.

Eh bien ! dussé-je me jeter par la fenêtre cinq minutes après, j’aimais encore mieux cela.

Devant nous, dans le lointain, terre promise ou maudite, Roussainville, dans les murs de laquelle je n’ai jamais pénétré, Roussainville, tantôt, quand la pluie avait déjà cessé pour nous, continuait à être châtiée comme un village de la Bible par toutes les lances de l’orage qui flagellaient obliquement les demeures de ses habitants, ou bien était déjà pardonnée par Dieu Le Père qui faisait descendre vers elle, inégalement longues, comme les rayons d’un ostensoir d’autel, les tiges d’or effrangées de son soleil reparu.

Elle m’avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont je n’avais jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont je sentais que rien autre qu’elle ne pourrait me les faire  connaître, et j’avais éprouvé pour elle comme un amour inconnu.

Bientôt minuit.

On voit un oiseau voler dans le rose, il va en atteindre la fin, il touche presque au noir, puis il y est entré.

Non ; de même que ce qu’il me fallait pour que je pusse m’endormir heureux, avec cette paix sans trouble qu’aucune maîtresse n’a pu me donner depuis, puisqu’on doute d’elles encore au moment où on croit en elles et qu’on ne possède jamais leur coeur comme je recevais dans un baiser celui de ma mère, tout entier, sans la réserve d’une arrière-pensée, sans le reliquat d’une intention qui ne fût pas pour moi – c’est que ce fût elle, c’est qu’elle inclinât vers moi ce visage où il y avait au-dessous de l’oeil quelque chose qui était, paraît-il, un défaut, et que j’aimais à l’égal du reste ; de même ce que je veux revoir, c’est le côté de Guermantes que j’ai connu, avec la ferme qui est un peu éloignée des deux suivantes serrées l’une contre l’autre, à l’entrée de l’allée des chênes ; ce sont ces prairies où, quand le soleil les rend réfléchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des pommiers, c’est ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rêves, l’individualité m’étreint avec une puissance presque fantastique et que je ne peux plus retrouver au réveil.

Né brusquement, et sans que j’eusse eu le temps de le rapporter exactement à sa cause, au milieu de pensées très différentes, le plaisir dont il était accompagné ne me semblait qu’un degré supérieur de celui qu’elles me donnaient.

En vain, tenant l’étendue dans le champ de ma vision, je la drainais de mes regards qui eussent voulu en ramener une femme.

Hélas, c’était en vain (aussi) que j’implorais le donjon de Roussainville, que je lui demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant de son village, comme au seul confident que j’avais eu de mes premiers désirs, quand au haut de notre maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l’iris, je ne voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenêtre entr’ouverte, pendant qu’avec les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route inconnue et que je croyais mortelle, jusqu’au moment où une trace naturelle comme celle d’un colimaçon s’ajoutait aux feuilles de cassis sauvage qui se penchaient jusqu’à moi.

Eh bien ! c’est du joli !

Une impression de ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia .

Rien que les petites frises des bordures, tenez là, la petite vigne sur fond rouge de l’ours et les raisins.

Et, essuyant mes larmes, je leur promettais, quand je serais grand, de ne pas imiter la vie insensée des autres hommes et, même à Paris, les jours de printemps, au lieu d’aller faire des visites et écouter des niaiseries, de partir dans la campagne voir les premières aubépines.

Remarques

Je me contenterai de noter :

1. Le caractère suffisamment déterritorialisé de cette séquence : Golo, le personnage de lanterne magique devient objet de désir, tout comme un village, un paysage ou une bougie (celle-ci, transparente allusion à la chanson enfantine “Au clair de la lune etc. ma chandelle est morte”, qu’on imagine assez bien interprétée par B. Bettelheim à la grosse caisse et Francoise Dolto à la scie).

2. Que la bisexualité originaire du sujet s’y manifeste à plein : Maman et les mécaniciens moustachus, Guermantes et Roussainville (figuration provinciale de la Sodome biblique),  le rose et le noir

3. Que le branchement incestueux, péniblement codé par la police freudienne, opère sans tragédie.

4. Que la fonction paternelle y parait sous un jour inédit, propre à épouvanter les tenants de l’ordre symbolique.

 

Vous pouvez commencer à découper votre Pléiade en petits morceaux et aller vous acheter des draps neufs.

Note

La mise au clair de Proust doit bien évidemment se poursuivre selon le principe esquissé: la seconde phrase ici remise en son lieu donne la clef de la 36 ème phrase et suivantes… et ainsi de suite, jusqu’à épuisement raisonné (alphabétique et acrostique) du stock.

Certaines lettres initiales viendront bien sûr à s’épuiser avant d’autres et l’acrostiche à présenter des trous : un indice de plus des ravages de la censure.