Bnf, le Jeudi 21 Mars 2006
Cher public,
Je me mets à votre place (en imagination). J’imagine donc que vous regardez en ce moment la scène de l’auditorium de la BNF, et qu’il est probable, si mon imagination de votre point de vue est exacte, qu’il vous découvre quelque chose de curieux, et même d’inquiétant.
En effet, à ces jeudis de l’oulipo vous avez l’habitude de voir, si vous venez régulièrement, un assortiment plus ou moins varié, plus ou moins large d’oulipiens.
Je me mets à votre place (beaucoup plus confortable que la mienne, soyez en sûrs). Il est possible que vous regardiez, et il est probable si c’est le cas, que vous voyez, et il est certain si c’est le cas, que vous vous dites : – Mais où sont-ils ?
Oui, où sont-ils ? Où est Marcel ? Où sont Jacques ? Et François, et Olivier, et Ian et Hervé? (pour ne mentionner que les plus assidus).
Vous vous dites assurément que c’est une feinte, une ruse, un truc oulipien nouveau, et qu’ils vont arriver, surgissant des coulisses une fois le petit tour de contrainte exécuté. Mais quelle contrainte, d’ailleurs, vous demandez-vous ? Les mieux entraînés parmi vous, et je me mets à leur place aisément, se disent que l’oulipo a décidé après tant d’années d’exercice sur le mode lipogrammatique de La Disparition [pas trace de e, c’est à dire du féminin] de vous faire un petit coup de Revenentes [rien que des e, rien que des femmes…] mais qu’à brève échéance tout va rentrer dans l’ordre : ils vont apparaître, et tout sera comme avant, comme d’habitude.
Je me mets à votre place (pas au point toutefois encore d’oublier la mienne) et j’imagine vos inquiétudes… mais je vous assure : il n’y a pas de ruse, pas de feinte, pas de recours.
Vous êtes seuls, avec nous : Valérie Beaudouin, Michèle Grangaud et moi.
Terriblement seuls… Les coulisses sont vides, les loges sont désertes. Il n’y aura pas d’oulipianus ex machina ce soir pour dénouer cette tragédie insigne dans l’ordre de la culture française (et peut-être de la culture tout court): un oulipo représenté exclusivement par des femmes.
C’est inoui, ça ne s’est jamais vu, on n’imaginait pas même que cela pût jamais arriver. Le moment est grave et on ne rit plus. Serait-ce là un signe annonciateur de la fin des temps ? Le moment apocalyptique de la culture ? La chute de l’ordre symbolique ?
Certains à l’oulipo, devant l’ampleur de la catastrophe qui s’annonçait, ont tout simplement suggéré d’annuler la séance de ce soir.
Je me mets à leur place. Je me mets à la vôtre. Le spectacle doit être inouï, pire encore, il doit être invraisemblable.
Quelle est en effet la probabilité que s’avère un tel état de choses ?
Lasciate le donne et studiate la matematica.
Comme j’étais à votre place, en prévoyant toutes vos perplexités, anticipant tous les désagréments, j’ai calculé pour vous la probabilité d’une telle configuration. Figurez-vous un instant l’ouvroir de littérature potentielle comme un jeu de cartes. Autant d’oulipiens, autant de cartes, soit à ce jour, 34. Sur ces 34 cartes, 13 sont soustraites de la donne possible par l’accident absurde de la mort (il suffit de les imaginer retirées dans la manche de la potentialité). Dans le petit paquet restant, constitué de 21 cartes, il se trouve très exactement 4 dames.
Notre petit problème de proba se résume à ceci : quelle espérance de tirer une tierce pure de dames à l’occasion d’un de nos pokers mensuels du jeudi soir ?
La probabilité d’une telle donne de dames (donne de donne) est égale, tenez-vous bien, à 0,003 soit 3 chances sur mille. Comparez cela avec une main exclusivement masculine : la probabilité d’une tierce d’oulipiens est égale à 0,51 soit mieux qu’une chance sur deux.
Si j’étais vous (mais voilà, je ne suis pas vous, en dépit de mon obstination à me mettre à votre place), si j’étais vous, et au vu de telles probabilités, il me paraîtrait rationnel de douter de ce que je vois. Si j’étais vous, je refuserais carrément d’en croire mes yeux.
Vos yeux perçoivent 3 oulipiennes sur scène ; et l’une d’entre elles est en train de vous dire qu’il est absolument improbable qu’il se puisse trouver 3 oulipiennes sur scène.
Qui croire ? Vos yeux ou moi ?
L’existence de Dieu est peut-être moins improbable que cet oulipo exclusivement féminin. Et la destruction de la planète à brève échéance, moins improbable encore. La NASA a en effet calculé une probabilité d’une chance sur 300 de collision au 16 mars 2880 entre la météorite 1950 DA (d’un diamètre supérieur à 1km) et la terre.
Quand je vous disais que la fin des temps est proche… Croyez-moi.
Traduction américaine de ce texte
Ce moment oulipien a été traduit en américain par l’auteur pour le numéro spécial Oulipo de la revue en ligne Drunken Boat #8 (2006).