A l’occasion de la parution de mon livre La liseuse en Grande Bretagne dans une traductiuon de David Bellos, Pushkin Press, mon éditeur, m’a demandé de développer une postface qui parlerait du rôle de la contrainte.
La voici :


POSTFACE
 
 
         L’usage généralisé de la contrainte à l’Oulipo répond à des exigences multiples ; que la contrainte soit inédite ou qu’elle vise à remettre en lumière une contrainte ancienne inventée autrefois par un « plagiaire par anticipation » et  plus ou moins oubliée depuis.
         La contrainte agit d’abord comme un stimulant de la création : bornant l’imaginaire, elle fait paradoxalement prendre conscience à l’écrivain de l’étendue de sa liberté, d’où son efficacité en matière de production du texte. Le texte jaillit, ici et maintenant, poussé par une nécessité externe qui permet de lutter contre les vents internes qui pourraient se montrer contraires.
         La contrainte permet ensuite de remettre en cause les formes de textes, établies par soumission collective (consciente ou inconsciente) ou par habitude du temps. Elle est alors un outil de questionnement de la forme et du sens. Les « lourdes chaînes du sens » passent au second plan et on peut ainsi voir comment la contrainte choisie malmène ce sens et lui donne une chance de se renouveler.
         Très grossièrement, on peut dire que les oulipiens pratiquent la contrainte de deux façons : tout d’abord en produisant des modèles, le plus souvent légers, qui montrent la faisabilité de la contrainte et explorent son potentiel joueur. Ce sont les textes qui paraissent dans la « Bibliothèque oulipienne » ou qui sont lus en public dans les nombreuses manifestations où les oulipiens sont invités.
         Lorsqu’il s’agit, en revanche, d’asseoir une œuvre longue sur une ou des contraintes, il est évident que l’usage doit toucher aux couches profondes du sujet. La contrainte devient une partie intégrante de l’œuvre. On a assez dit, après Bernard Magné, que l’absence de « e » dans La Disparition de Georges Perec était en vérité, sans « eux » - sans les parents de Perec, mort à la guerre pour son père et en camp de concentration pour sa mère. On sait aussi que les coups du jeu de Go et une réflexion sur la forme sonnet sous-tendent le de Jacques Roubaud. On sait aussi comment le graphe qui organise son Grand Incendie de Londres est un reflet précis et mathématique de ses allers-retours de mémoire… Tout ceci pour ne rien dire des fondations profondes qui soutiennent l’immeuble de la Vie Mode d’Emploi de Perec.
         Lorsqu’il s’est agi, plus modestement, pour moi de fabriquer le désordre des destins possibles de mes héros africains dans Chamboula, j’ai dû faire appel à un arbre binaire que j’ai laissé proliférer, tant il est vrai que seul la règle génère bien le désordre en le délivrant de l’ordre inconscient du monde.
         Pour la Liseuse, il m’est apparu que le sujet impliquait une réflexion sur l’avenir de la lecture. Comme je l’écris dans le texte, il est probable qu’une des figures possible de la lecture de demain est celle de l’interaction : le lecteur entrera dans le corps du texte pour le modifier à sa guise, ne se contentant plus des marges et se rapprochant du travail de l’auteur.
         C’est pourquoi j’ai décidé de donner au livre (sans doute un des derniers de son espèce) une forme fixe, mesurée au signe près afin que quiconque y entrera pour en changer une lettre en anéantira le projet.           
 
 
         Ce texte épouse donc la forme d’une sextine, forme poétique inventée au XIIe siècle par le troubadour Arnaut Daniel. Il en respecte le nombre des six strophes et la rotation des mots à la rime. Les mots : lue, crème, éditeur, faute moi et soir tournent en fins de vers selon l’hélice classique de la sextine.
         Les vers sont mesurés. Comme ils servent à conter le destin d’un homme mortel, cette mesure subit une attrition (boule de neige fondante) : la première strophe est composée de vers de 7500 signes et blancs, la deuxième de 6500 signes et blancs et ainsi de suite jusqu’à la sixième qui comporte des vers de 2500 signes et blancs. L’ensemble constituant un poème de 180 000 signes et blancs.
 
 
                                                                           Paul Fournel