Lorsque j’ai été coopté à l’Oulipo le 3 avril 2012, j’ai posé une condition : étant dessinateur de bande dessinée, je ne comptais pas changer de médium, il n’était pas question que j’abandonne le dessin et devienne simple scripteur. Aussi, si l’Oulipo me cooptait c’était qu’il considérait que la bande dessinée était un forme de littérature. Ce à quoi le Président Paul Fournel m’assura que oui, bien sûr. La chose étant entendue, je pensais naïvement arriver en terrain quasi vierge d’images, être une sorte de pionnier iconographique au sein de l’Oulipo.
Erreur, l’Oulipo regorge d’images.
1 - L’Oulipo et les arts plastiques.
Les oulipiennes et oulipiens se sont toujours intéressés aux arts plastiques et ont côtoyé nombre d’artistes des arts visuels. Les deux membres-fondateurs en sont emblématiques.
- François Le Lionnais, dans son livre La peinture à Dora, révèle son goût pour les peintres et la place prépondérante qu’ils occupent dans sa vie. Il y expose en détail nombre des tableaux que sa mémoire étonnante lui permettait de décrire à ses compagnons lors de sa détention au camp de Dora, et avec lesquels il se permettait de jouer pour reconstituer virtuellement de nouveaux tableaux. Son amitié avec les peintres et notamment Marcel Duchamp est connue. Il a parrainé sa cooptation à l’Oulipo. Comme Raymond Queneau, il s’est toujours intéressé aux arts mineurs, dont la bande dessinée, on connait leur goût pour Les Pieds Nickelés, par exemple. C’est pourquoi il ne rechignait nullement, bien au contraire, à s’y frotter. On peut ainsi le voir jouer un petit rôle dans le roman-photo de François Rivière, Benoît Peeters & Marie-François Plissart « Anvers 117 », paru dans Spirou en 1982 1.jpg.
- Raymond Queneau a lui aussi beaucoup écrit sur le peintres, préfaçant nombre de catalogues ou écrivant en parallèle de leur travail : Joan Miró, Vlaminck, Dubuffet, Paul Klee, Jean Hélion, Gaston Chaissac, par exemple.
- On trouve plusieurs des premiers membres de l’Oulipo qui se sont intéressés aussi aux arts mineurs, comme Noël Arnaud, par exemple.
- François Caradec, dessinateur lui-même 2.jpg, fut auteur de la première anthologie européenne de bande dessinée en 1965, éditeur de Töpffer, Nadar, Feininger, spécialiste du dessinateur Christophe et grand ami de peintres et dessinateurs, comme Chaissac 3.jpg.
- On trouve, chez Jacques Jouet, le même goût pour la bande dessinée (notamment Hergé) et les arts plastiques. Ainsi, il oeuvra avec Jean-Marc Scanreigh, Ricardo Mosner, Alain Nahum, Tito Honegger 4.jpg et Pierre Getzler 5.jpg.
- Ian Monk a composé des poèmes à partir de photographies d’Hervé Van de Meulebroeke 6.jpg.
- Jacques Roubaud conçut avec le peintre Christian Boltanski un livre aux pages découpées formant de multiples combinaisons de figures et de textes : « Ensembles ». - Georges Perec qui, dans les « Cinquante choses que j’aimerais faire avec de mourir » (France-Culture 1981), listait entre autres : « Faire de la peinture » et « Travailler avec un dessinateur de bande dessinée », travailla en parallèle avec le peintre Fabrizio Clerici sur ce principe de pages découpées pour créer « Un peu plus de 4 000 poèmes en prose ».
- J’ai repris le même principe en ignorant tout de ces travaux dans un de mes premiers livres « L’astrophagotypologie à la portée de tous » 7.jpg dans lequel, en affichant ses signes astrologiques occidental et chinois et son plat favori, on obtenait ses portraits physique et psychologique. Livre qui fut à l’origine de mon premier contact avec l’Oulipo.
2 - L’Oulipo illustré.
De nombreux livres des membres de l’Oulipo ont été illustrés par divers auteurs : on peut citer, par exemple :
- «Les exercices de style» de Raymond Queneau réinterprétés par Carelman 8.jpg, «Les animaux de tout le monde» et «Les animaux de personne» de Jacques Roubaud illustrés par Marie Borel et Jean-Yves Cousseau 9.jpg, «Les gens de légende» d’Olivier Salon illustré par Julien Couty 10.jpg, « Zindiens » d’Hervé Le Tellier illustré par Henri Cueco 11.jpg «Les aventures de Mek-Ouyes» de Jacques Jouet traduites en roman-photo par Jean-François Cerceau 12.jpg, tous les livres pour la jeunesse de Clémentine Mélois illustrés par Rudy Spiessert 13.jpg ou encore ceux que j’ai eu le plaisir d’illustrer moi-même : les « Mauvaises méthodes pour bonnes lectures» d’Eduardo Berti 14.jpg et «La mise en vente» de Paul Fournel 15.jpg.
Certains livres oulipiens ou leurs brouillons ont été illustrés par leurs auteurs eux-mêmes, car ils et elles peignent et dessinent parfois.
- C’est le cas de Raymond Queneau dont les carnets foisonnent de dessins, de Stanley Chapman 16.jpg, de Jean Lescure et de Paul Braffort qui illustra notamment son livre «J & I : les combinateurs et la totalité» 17.jpg.
- Georges Perec griffonnait aussi abondamment en marge de ses carnets de recherche mais ses écrits sont vides de dessins bien que certains de ses titres prétendent le contraire : «243 cartes postales en couleurs véritables» ou «Petits abécédaires illustrés». C’est d’ailleurs ce qui m’a motivé à reprendre sous forme dessiné le procédé de ces abécédaires et créer les miens propres 18.jpg 19.jpg.
- Clémentine Mélois qui est dessinatrice elle-même a très peu illustré ses propres oeuvres mais c’est à elle que l’on doit la couverture de «On n’y échappe pas» de Boris Vian et l’Oulipo 20.jpg.
3 - L’Oulipo utilisateur d’images
Nombre d’œuvres oulipiennes ont été créées en s’inspirant d’images existantes, en s’appuyant sur elles.
- Raymond Queneau a toujours dit que la source d’inspiration de ses «Cent mille milliards de poèmes» était le livre pour enfant «Têtes folles» de Walter Trier 21.jpg.
- Italo Calvino a utilisé les cartes du tarot de Visconti comme éléments narratifs pour écrire «Le château des destins croisés» et celles du tarot de Marseille pour «La taverne des destins croisés».
- Jacques Jouet s’est inspiré de la gravure de Gauguin «Manao Tupapau» pour écrire une bonne part des poèmes de «Dos, pensée, (poème), revenant» 22.jpeg.
- Olivier Salon a écrit trois livres à partir des peintures et montages de l’oupeinpien Philippe Mouchès : «Histoire de l’art et d’en rire» 23.jpg, «Le beau et la bête» 24.jpg et «Carambolages» 25.jpg.
- Paul Fournel a composé de courts textes, lui aussi, en s’inspirant d’oeuvres détournées du même Philippe Mouchès : «Lagarde & Panard» 26.jpg.
- Hervé Le Tellier est parti de photos d’objets et d’images trouvés dans la rue pour écrire les haïkus de son «Herbier des villes» 27.jpg.
- Clémentine Mélois s’est aussi inspirée d’images de notre quotidien. Elle a ainsi écrit les nouvelles de "Sinon, j’oublie » à partir de listes de courses trouvées dans la rue 28.jpg.
4 - L’Oulipo praticien de l’image.
Les membres de l’Oulipo ont fabriqué leurs propres images par leur pratique des contraintes. Aussi les recueils de l’Oulipo regorgent de schémas, figures et diagrammes. Pour n’en citer que quelques uns :
- Ceux combinatoires de Raymond Queneau pour ses «Contes à votre façon» 29.jpg ou de Paul Fournel pour «Chamboula» 30.jpg « Timothée dans l’arbre », « Le conte est bon » et «L’arbre à théâtre» 31.jpg.
- Les graphes de Raymond Queneau pour «X prend Y pour Z» 32.jpg.
- Le cadran de «L’hôtel de Sens» de Paul Fournel et Jacques Roubaud 33.jpg.
- Les diagrammes qui servent à Italo Calvino pour élaborer les chapitres de « Si par une nuit d’hiver un voyageur » 34.jpg.
- Les diagrammes du même acabit proposés par Jean Lescure pour composer des poèmes 35.jpg. - Les schémas variés de Pierre Rosenstiehl dans «Le labyrinthe des jours ordinaires» 36.jpg.
- La «Frise du métro parisien» du même pour aider Jacques Jouet à élaborer un poème de métro total 37.jpg.
- Le schéma basé sur la suite de Fibonacci pour «Hors d’œuvre» de Paul Braffort 38.jpg.
- La représentation du théorème de Desargues utilisée par Michèle Audin pour élaborer son texte sur la rue parisienne éponyme 39.jpg.
- La figure qu’utilisa la même pour élaborer sa suite de récits «Mai quai Conti» 40.jpg.
- Les éodermdromes utilisés par divers oulipiens, dont moi, pour construire poèmes, récits et bandes dessinées 41.jpg 42.jpg.
- Le schéma des «Clous de l’esplanade» qui servit à l’Oulipo pour créer des lectures à sens multiples et divergentes pour les piétons de Rennes 43.jpg.
- Et même la représentation mathématique de l’inclusion de la théorie des ensembles 44.jpg qui servit à Jacques Jouet et Olivier Salon pour créer leur pièce « Pas de deux » et à moi-même pour créer ma bande dessinée « Boole & Bill » 45.jpg.
5 - L’Oulipo fabricant d’images
Les textes mêmes des oulipiennes et oulipiens structurent l’espace de la page, y créent des formes, y dessinent des figures. On peut citer en exemple :
- Les compositions en boule de neige, boule de neige fondante, avalanche, pratiquées par Georges Perec 46.jpg, Jacques Bens, Marcel Benabou, Paul Braffort 47.jpg, Paul Fournel, Olivier Salon, Michèle Audin, entre autres.
- Les monostiches paysagers de Jacques Jouet, poème d’une seule ligne décrivant le paysage devant lequel il est composé 48.jpg.
- Les rhumbs de Frédéric Forte : huit vers sur une rose des vents écrits in-situ et dont les longueurs sont proportionnelles à la profondeur du champ visuel 49.jpg.
- Les poèmes de Pablo Martin Sanchez dessinant la forme de la place sur laquelle ils ont été composés 50.png.
- La tresse poétique de Michèle Audin écrite pour les «Poèmes à instructions» de Guy Bennett 51.jpg.
- Les «Twin Towers» de Ian Monk dont les vers ayant un nombre identique de signes construisent les 8 faces des deux tours 52.jpg.
- «Le point de vue du typographe» d’Hervé Le Tellier qui dessine la Joconde uniquement avec des signes typographiques dans «Joconde jusqu’à cent» 53.jpg.
- «Il pleut», texte de Jacques Roubaud dans lequel se trouvent inscrites à leur place les lettres du calligramme éponyme d’Apollinaire 54.jpg.
- Dans mes « Portraits en creux », je dresse en une page le portrait de quelqu’un tout dessinant son portrait physique par les blancs du texte : les espaces entre les mots (les lézardes typographiques) et les fins de lignes 55.jpg.
Certaines œuvres oulipiennes mixent textes et images :
- Le « Récit en pictogramme » de Raymond Queneau paru dans « Bâtons, chiffres et lettres » en 1928 56.jpeg.
- « La sextine de signes » d’Oscar Pastior 57.jpg.
- Plusieurs des poèmes des «Opéras minute» de Frédéric Forte 58.jpg.
- La terine de mots et d’images « Corps à l’écran » de Valérie Beaudouin, d’après le troubadour Gaufré Rudel 59.png.
- La sextine d’images de Michèle Audin qui sert de préface à « Mai quai Conti » 60.jpg.
- La quarantine abstraite de la même, représentation de la permutation, suivant la forme de la sextine, de 40 rectangles colorés 61.jpg.
L’Oulipo a aussi détourné des images :
- Noël Arnaud fut l’auteur d’une bande dessinée pré-oubapienne « Voyage sur Uburanus » en 1962 62.jpg
- Clémentine Mélois, qui dès ses débuts a beaucoup joué à faire des faux manuscrits 63.jpg, s’est fait connaitre par ses détournements de couvertures de classiques de la littérature parus dans le recueil « Cent titres » en 2014 64.jpg. Dans «Les six fonctions du langage» elle détourne des vieux romans-photo pour jouer sur les tics et niveaux de langage 65.jpg 66.jpg.
- J’ai aussi, évidemment, pratiqué le pastiche. Par exemple en reprenant l’exercice proposé par Jochen Gerner de l’Oubapo : tenter de faire republier par un éditeur un livre déjà publié par lui, mais modifié suffisamment pour qu’il ne s’en rende pas compte. J’ai ainsi proposé aux éditions Dargaud un pastiche de « Astérix et les Normands » intitulé « Starö et le peuple Strandög » 67.jpg.
- À la suite d’Anne Garréta et de son livre « Sphinx », j’ai aussi créé des versions épicènes (sans rien de féminin ni de masculin) de divers textes classiques, mais aussi de quelques bandes dessinées célèbres : « Assetix celte » 68.jpg et « On a marché sur ce qui est lunaire » 69.jpg parus dans mon recueil « L’Oulipo par la bande » en 2023.
L’Oulipo a créé des images à partir de textes imposés.
- Clémentine Mélois met ainsi en image, sous forme de faux Polaroïds, quelques uns de ses rêves dans la revue Mon Lapin Quotidien 70.jpg.
- J’ai créé des logo-rallyes alphabétiques et dessinés dans lesquels mon texte doit contenir dans l’ordre tous les mots du dictionnaire entre 2 mots choisis 71.jpg.
- J’ai aussi fait des zeugmes dessinés. Je tire une histoire d’après une compilation de zeugmes que je mets ensuite en image 72.jpg.
- Enfin, nous réalisons avec Hervé le Tellier des Critiques constructives dont la forme nous vient de l’Oplepo (l’Oulipo italien). Hervé le Tellier écrit une critique d’un livre fictif de bande dessinée que j’aurais fait 73.jpg et je réalise, d’après ce texte, un extrait de ce livre 74.jpg.
On le voit, l’Oulipo a, depuis ses débuts, été grand consommateur et producteur d’images. Son travail autour des contraintes l’a poussé à s’intéresser à des formes nouvelles, des états limites de la littérature quitte à en bousculer les canons. Les images foisonnent à l’Oulipo quand bien même elle n’en a aucune propre. Il n’existe ainsi pas de logo officiel de l’Oulipo. Le seul existant, dû à Latis 75.jpeg, n’est plus guère usité. En 2006 l’Oulipo a d’ailleurs demandé à l’Oubapo de lui en créer un nouveau. Plusieurs oubapiens, dont Jochen Gerner 76.jpeg, Killoffer 77.jpeg et moi-même 78.jpg, lui en ont proposé. Sans aucune réponse. L’Oulipo a bien des images, elle rechigne à n’en avoir qu’une 79.jpg. Peut-être est-ce sa force.
(Présenté au colloque de Cerisy-la-Salle en juillet 2023 : Générations Oulipo)