Article de Herbert Wiesner publié dans Die Welt le 6 octobre 2006
Un grand poète est mort, un ami que beaucoup aiment et qui lui-même était aimant. Oskar Pastior aurait eu, le 20 octobre, soixante-dix-neuf ans et, ce jour-là, il devait être à l’Académie de Darmstadt pour une conférence sur la poésie à l’occasion du prix Georg-Büchner, qu’il a reçu récemment. De Berlin, il s’était rendu à Francfort, avec son discours de réception tout prêt, accompagné par des amis, comme toujours dans la saison de la foire du Livre. Non, il ne voulait pas aller au restaurant ; non pas qu’il se fût senti indisposé, ou qu’il eût été de mauvaise humeur ; il voulait prendre le temps de peaufiner encore un peu son papier dans un lieu tranquille. C’est ainsi qu’on le trouva plus tard, assis sur le sofa où il s’était endormi, ses textes autour de lui. On ne pouvait lui souhaiter une plus belle mort. Il aurait reçu, décernée à Darmstatd des mains de son hôte, Klaus Reichert, président de l’Académie et poète, la plus haute récompense.
Près de moi s’entassent les publications d’Oskar Pastior, volumes épais ou minces, pleins de textes, poésies ou dessins, recueils de communications, le tout constituant un trésor tout simplement inépuisable, de formes poétiques qu’il a inventées. Car il est du très petit nombre de ceux qui sont parvenus à transmettre à leurs auditeurs et lecteurs la transe des formes poétiques, du sonnet, de la villanelle, des anagrammes. Même aux plus anciens modèles, il est parvenu, dans ses textes, à donner sens, présence concrète et musicalité.
Ses expérimentations sur les lettres, les sons, les mots et les images, Oskar Pastior les as poussées au point que même ceux qui n’auraient pas expérimenté la tension des séries poétiques, pouvaient goûter, presque physiquement, son élan propre et sa pulsation. Récemment est apparu ce qu’on appelle la poésie expérimentale, et le risque de la voir demeurer simple expérience n’est pas écarté. Pastior, lui, mène l’expérience jusqu’au point d’accomplissement où l’enchantement sonore colle à un sens qu’il n’est pas nécessaire d’aller chercher péniblement derrière les sensations. Sens et sensations ne font qu’un, comme dans un pas de danse où l’on voudrait se laisser entraîner. Il y a du rire, souvent, dans ce royaume poétique, il y en a dans les Sonetburger, dans Fleischelust, ou dans Eine Scheibe Dingsbums ; et à côté du menuet, le tango a sa place aussi. À la légèreté planante, Oskar Pastior a beaucoup travaillé. Artiste de la diction, il a développé, avec le temps, une manière subtile et toute personnelle, à travers laquelle lecteurs et auditeurs peuvent avoir un aperçu de ses méthodes d’artisan. C’est ce qui explique aussi le travail tardif, solitaire, sur un canapé de Francfort, jusqu’à la mort.
Il y a trois ans, a commencé à paraître, aux éditions Carl Hansen, une vaste série de morceaux choisis par l’auteur et son éditeur, Ernest Wichner, sous le titre Maintenant on peut écrire ce qu’on veut. C’est une citation et elle compte de multiples allusions. En fait, cet artiste de la forme peut tout écrire, sauf romans ou polars, qu’il lit pourtant volontiers. Mais il y a aussi des périodes de sa vie où il ne pouvait pas écrire ce qu’il aurait voulu ou pu. Quand, en 1968, il est arrivé en Allemagne, venant de Bucarest, il fuyait une dictature.
Oskar Pastior est né allemand à Hermannstadt (Siebenbürgen). Il y a suivi des études au lycée jusqu’en 1944 et en 1945 il a été déporté par les Russes, en Ukraine orientale. Après 1949, il a travaillé, à Hermannstadt, comme cloueur de caisses, malaxeur de béton, et calculateur dans une entreprise de construction. Après trois ans de service militaire et un diplôme de téléphoniste, il a pu finalement étudier la littérature germanique à Bucarest.
En 1960, il est devenu rédacteur à la radio roumaine pour des écrivains allemands. Après Vienne et Munich, il est finalement arrivé à Berlin. C’est là qu’il a trouvé sa place. La poésie baroque, Quirinus Kuhlmann, le russe Velimir Khlebnikov, et d’autres grands de la poésie expérimentale des années vingt, également le groupe de Vienne, qui compte parmi ses rencontres majeures.
Ayant rencontré, comme premier poète allemand, Georges Perec, il a rejoint l’Oulipo, l’ouvroir de littérature potentielle. Il est venu maintes fois au Literaturhaus de Berlin. Il devait y revenir cet automne.
Indépendamment des oulipiens, mais d’une manière analogue, Oskar Pastior a développé un principe qui consiste à ne pas laisser les poèmes se former par eux-mêmes, mais à les fabriquer à partir du principe formel de la contrainte. Ainsi éclatent des contenus nouveaux, une nouvelle logique stylistique est libérée et sont déclenchés les mouvements élastiques, dansants, de la langue.
En 1993/94, dans une conférence prononcée à Francfort, Pastior a décrit son travail de la langue : « avec les projets, leur expérience d’écriture, oui, avec leurs noms, se sont développés certaines bonnes manières poétiques, des dextérités, des capacités qui ne sont pas seulement créatives mais agissantes pour des projets ultérieurs, et toujours susceptibles de redistribution ».
Ainsi nomme-t-il ce qu’un artiste libre et libéré voudrait écrire : poèmespoèmes, écoutoirs, plaisirchairs, peaud’échange, les chants de Crimée gothique, phénomèneslimite, et les Tinitusse, les Sonetburger, Tête-serin et Vocalises, poèmes anagrammatiques, TêtenuJanusTête palindrome, et pour finir la petite machine sextine « avec ces merveilleux outils magiques, qui ont donné leur nom et leur titre à tant de livres et d’enregistrements, Oskar Pastior est devenu le doyen de la poésie ». Ainsi l’ai-je moi-même nommé officiellement après la mort de HC Artmann. Il a compris, je pense, cette déclaration d’amour. Il est, à n’en pas douter, LE grand poète de notre temps, qui change la pesanteur en légèreté, et qui fait advenir, par la précision d’un travail infatigable, bonheur et délectation.