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La cuisine de la littérature

 Hervé Le Tellier aime la littérature, la cuisine et la cuisine de la littérature. Il y a un peu plus d’un an, il publiait Sonates de bar, quatre-vingt-six nouvelles d’un feuillet qui donnaient une recette de cocktail. Des histoires dans un bar de New-York avec Jay, le patron, Rose, la serveuse, Archie, le pianiste noir qui joue du blues, du jazz, et les clients, habitués ou de passage. Les personnages ont une forte propension à la nostalgie. Ils boivent pour se souvenir.

    Quelques titres pour décrire une atmosphère : les Larmes de l’alexandra, la Couleur rouge du bloody mary, les Amants du blue lagoon, le Swing du champagne daisy … Des images viennent à l’esprit. Casablanca bien sûr, mais le noir et blanc du film de Michael Curtiz est sans doute un peu trop léché. Il faut quelque chose de plus flou, de plus syncopé, «  jazzé  ». Comme cette vieille série américaine avec Cassavetes : «  Johnny Staccato  ».

    Le Tellier aime les parodies et les hommages. Une des nouvelles est intitulée A l’ombre du black italian, ou du côté de chez Jay… et Proust nous sert un cocktail. Dans une autre (la Disparition à Raymond), il n’utilise qu’une fois la lettre «  e  », comme dans un roman de Georges Perec. L’auteur de la Vie mode d’emploi apparaît également –  sous l’anagramme de Pr. Serge C. Ogee –  dans le Voleur de nostalgie, le second livre d’Hervé Le Tellier, où l’exercice de style et les jeux parodiques deviennent plus complexes.

    Le narrateur est chroniqueur gastronomique dans un hebdomadaire parisien. Chaque semaine, il raconte une histoire en donnant une recette de pâtes. Il signe Giovanni d’Arezzo. Un jour, il reçoit de Florence une lettre étrange signée… Giovanni d’Arezzo. Sans adresse. Le Giovanni parisien envoie une lettre à trois Giovanni d’Arezzo trouvés par les renseignements internationaux. Un retraité de Bologne et un jeune prisonnier de Pise lui répondent. Le roman se compose de la correspondance de ces quatre homonymes, des recettes publiées dans le journal et d’extraits du carnet du narrateur.

    Cette structure complexe et souple permet toutes les variations oulipiennes, les manipulations et les jeux littéraires. Les vraies fausses confidences précèdent les erreurs d’aiguillage, les trahisons suivent les aveux, l’humour alterne avec la cruauté. Les Giovanni se perdent dans des jeux de masques et des intrigues florentines. Et le narrateur y perd quelques plumes. Le journal s’apprête à publier une recette qu’il n’a jamais écrite. Celui qui se croit manipulateur se découvre manipulé, celui qui croit détenir les clés de la fiction s’aperçoit que la serrure a changé, que la fiction l’a dépassé.

    Hervé Le Tellier joue à merveille des ressources cruelles du roman épistolaire. Le jeu semble parfois un peu gratuit, un peu trop virtuose. Mais il n’exclut pas l’émotion, il la tient simplement à distance et la remet en question au moment où l’on pourrait en abuser. C’est l’une des marques de la belle collection de Paul Fournel : jouer avec les mots pour mieux écrire la vie, sans pathos, et sans sentimentalisme. Chez Le Tellier, les sentiments, comme les nostalgies, ne se répandent pas. Ils se volent.

Alain SALLES, le 30 Octobre 1992

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Un roman épistolaire et gastronomique qui tourne au polar psychologique : Hervé Le Tellier met le souvenir en conserve, mais pas à l’abri du cambriolage.

Un roman épistolaire et gastronomique qui tourne au polar psychologique : Hervé Le Tellier met le souvenir en conserve, mais pas à l’abri du cambriolage.

Les romans épistolaires ont souvent en commun une saveur un peu désuète, un peu précieuse, un brin formelle. Le Voleur de nostalgie, bien que délibérément contemporain, n’échappe pas à ce constat. C’est même de là qu’il tient sa saveur très particulière. Sous le pseudonyme de Giovanni d’Arezzo, un jeune homme exerce la profession toute alimentaire de journaliste gastronomique. De son petit appartement surplombant les toits parisiens, il fait paraître chaque semaine une recette de pasta prétendument authentique et bien tournée, nimbée de souvenirs d’une enfance italienne inventée de toute pièce, lui qui n’a jamais vécu qu’à Paris. Jusqu’au jour où il reçoit une étrange lettre postée de Florence, signée de son propre pseudonyme, et dont l’auteur ne se dévoile qu’à moitié : «  J’ignore par quels détours tu as pu choisir ces prénom et patronyme. D’Arezzo est sans doute assez noble pour faire oublier la banalité du Giovanni et l’ensemble a, j’imagine, ce qu’il faut d’italianité pour créer l’exotisme et la distance. Moi qui vis avec depuis toujours, je n’ai rien à lui reprocher.  »

Cherchant à retrouver la trace de ce double florentin dont il s’est, par pure coïncidence, approprié le nom, il va croiser le destin non pas d’un homme, mais de trois homonymes auxquels, dans le doute, il enverra copie de la même lettre. Tous vont lui répondre : un jeune prisonnier détenu à Pise, un professeur retraité en quête de ses souvenirs, ainsi que l’auteur réel de la première lettre, le plus complice d’entre tous, le plus dangereux aussi. S’installe ainsi une correspondance triangulaire, au gré de laquelle chacun se livre un peu, puis de plus en plus, tant est forte la tentation de se raconter, et impérieux le besoin de réincarner ses souvenirs pour mieux se sentir exister. «  Il faisait un temps de janvier, et elle a pris ses orteils dans ses doigts et les a massés pour les réchauffer. C’était un geste d’une très grande douceur, et le mouvement attentif de ses mains sur ses pieds glacés a rappelé à ma mémoire une saynète que je te livre, parce que tu parlais, dans ta dernière lettre, de l’immortalité, de la nostalgie, des trésors secrets de l’ » avoir été « . Tu sais combien je suis une machine à enregistrer les souvenirs… Pièce de puzzle, selon notre tacite convention.  » Au centre de l’échiquier se tient souverainement le journaliste parisien qui, croyant dominer la partie, va échafauder une curieuse combine, une rapine plutôt, un cambriolage mnémonique facilité par la valeur a priori non-marchande des souvenirs. Pourtant, de semaine en semaine, le mensonge s’organise, se déploie, exponentiel, au point peut-être de faire de l’intrigant la plus facile de ses propres proies.

Le premier roman de l’Oulipien Hervé Le Tellier (paru chez Seghers en 1992) est aussi mental et fascinant que cet étrange «  Jeu militaire  » dont l’un des Giovanni cherche obstinément les règles ; l’intrigue épaissit au fil des pages, un peu comme une béchamel sur le feu ; ce qui n’était qu’un sympathique canular épistolaire s’opacifie, dérange, puis inquiète, devient affrontement physique, à mesure que reprennent vie ce qui n’étaient que des confidences accordées sous le sceau du secret et de la nostalgie. Sur l’ensemble flotte en permanence l’odeur du pesto, des câpres et des anchois ; les souvenirs culinaires, qu’ils soient fictifs ou bien réels, ont cette innocence de l’enfance qui empêche Le Voleur de nostalgie de virer au pur roman noir. On en sort avec cette certitude, une fois le livre refermé, qu’il n’y a pas de souvenirs bénins.

Camille Decisier

Numéro 62, avril 2005

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Le Blog de Pierre Assouline

Bellissima chapelle sixties !

Le nom d’Hervé Le Tellier n’est pas inconnu aux abonnés du monde. fr. Son billet d’humeur apparaît en haut à droite de la check-list sous le titre « papier de verre ». Quelques lignes, deux phrases, une seule parfois mais il en dit tant, et sur un ton qui est déjà sa signature. Une prouesse quotidienne. Ce Le Tellier là, membre de l’Oulipo, fut de la fameuse bande des papous sur France-Culture, deux qualités qui se devinent. Il suffit de parcourir sa bibliographie pour en avoir une idée au seul énoncé des titres : De sincerita with las mujeres, Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable, La disparition de Perek, Joconde jusqu’à 100, Sonates de bar, Encyclopedia inutilis, Joconde sur votre indulgence, Guerres et plaies, La Chapelle sextine (il m’est arrivé d’entendre parler de « la chapelle sixties »…).

 La plupart ont paru au Castor Astral, comme son premier roman Le voleur de nostalgie (219 pages, 15 euros). Une histoire de voleurs de sentiments sous forme d’un échange de correspondance entre Paris, Florence, Mantoue et la banlieue de Bologne. Les épistoliers goûtent fort les fusilli alla paolo. On y découvre la recette des farfalle au thym, les vraies raisons de la mutation scientifique au XVIème siècle, la dantesque Vita Nova, le sens des Noces de Cana, les secrets des gnocchi aux épices, tout sur les petits seins d’Adrianna … C’est bourré de pièges et de faux-semblants. Savoureux même si on s’y perd un peu, la musique est là et le son est bon. Un chapeau de paille d’Italie rembourré au papier de verre.

Pierre Assouline, le 21 février 2005.

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