Il était une fois un roi extrêmement méchant qui avait épousé une femme merveilleusement bonne. Ils n’avaient eu qu’une fille, qu’on avait nommée l’Ange Beige à cause de la couleur de sa peau, laquelle était du plus beau des beaux beiges qui fussent. Malheureusement, la pauvre reine était morte à la naissance de sa fille.
Voulant se remarier, le méchant roi trouva comme nouvelle femme une mégère aussi mauvaise que lui. Ils étaient tous deux si mauvais que les sept enfants qu’ils eurent ensemble furent tous nains. Pour se venger, les nains en faisaient voir des vertes et des pas mûres à l’Ange Beige, et s’amusaient régulièrement à lui piquer le derrière avec une quenouille rouillée.
Le roi, voulant tester l’obéissance de sa fille, se déguisa en pauvre mendiant, revêtu d’une peau de bête, la peau d’un pauvre âne qui avait coulé en voulant traverser la rivière avec un chargement d’éponges sur le dos. Et ce mendiant proposa à l’Ange Beige de lui acheter une pomme bien rouge et luisante, une délicieuse, en lui recommandant de ne surtout jamais la croquer. L’Ange Beige, qui n’y voyait pas malice, acheta la pomme et la posa sur le rebord de la cheminée. C’est là que la pomme lui fut volée par l’un des nains, du nom de Grincheux. Mais à peine eut-il croqué la pomme que Grincheux se transforma en un énorme rat. Le roi, se méprenant, crut que sa fille lui avait désobéi, et fit la leçon au rat. « Comment », dit-il, « si vous m’aviez écouté, mauvaise fille que vous êtes, vous eussiez seulement caressé la pomme, au lieu que de mordre en icelle ». Ce faisant, le roi caressait la pomme : un génie apparut alors, dans un grand fracas de verre brisé. « Tu m’as appelé », dit le génie de la pomme, « tu seras donc puni pour m’avoir dérangé », et d’un coup de baguette magique, il transforma le roi en crapaud baveux.
A quelque temps de là, la grand-mère maternelle de l’Ange Beige tomba malade au point de devoir rester au lit pendant une semaine. Elle fit donc prévenir sa petite fille qu’un petit beau de peur lui procurerait une secousse salutaire. L’Ange Beige, qui adorait sa mère-grand prépara tout un panier de pommes rouges, de haricots géants, de petits beaux de peur, et s’apprêta à traverser la forêt. Quand elle fut arrivée au plus profond de la plus sombre des sombres clairières, le crapaud baveux se dressa subitement devant elle et lui proposa une course jusque chez Mère-Grand : « Je passerai par ici », lui proposa-t-il insidieusement, « tandis que tu passeras par là ». Ainsi fut fait. Or l’Ange Beige avait grandi depuis le temps qu’elle était petite. Elle songea donc à disposer tout le long de son chemin des petits cailloux qui avaient alourdi ses poches. Et voilà pourquoi, allégée qu’elle était, elle put arriver la première chez Mère-Grand. « Tire la chevillette et la bobinette cherra », lui dit sa grand-mère. « J’n’ai pas le temps, j’fais la course », répondit l’Ange Beige tout en donnant un furieux coup de pied dans la porte qui sortit de ses gonds ; et l’Ange Beige, installée dans le lit de Mère-Grand, put toute à son aise avaler le crapaud quand ce dernier arriva tout essoufflé au pied du lit.
L’Ange Beige avait donc mangé son père, et, comme dit le dicton, « qui avale son père perd son aval ». Catastrophée, l’Ange Beige eut le temps, dans un hoquet, de rejeter un petit sabot du crapaud qu’elle venait d’ingurgiter. Il ne lui restait plus qu’à parcourir le royaume à la recherche du propriétaire véritable de ce petit sabot nabot. Au premier coup de minuit, le sabot commença à frémir ; au troisième coup de minuit, il eut vraiment peur. Au septième coup de minuit, il était affolé. Au treizième coup de minuit, le sabot eut si peur, mais vraiment si peur qu’il se transforma en citrouille, et si trouille qu’il se désintégra. Le rat grommela une vilaine injure : il était brusquement devenu un siroi, avec une longue queue d’écailles à partir du nombril. Le petit siroi aurait voulu crier, mais sa voix s’était volatilisée, comme si sa langue lui avait été coupée. Et le voilà qui gigotait comme un gigot au fond d’un bocal sans eau, en hurlant silencieusement son malheur. Hansel eut pitié de lui et le retira vivement du four où il commençait de se brûler les ailes ; puis il lui plaça un large pantalon autour de sa queue et lui offrit ses propres bretelles pour tenir le pantalon. « Je me souviendrai de toi, Hansel à bretelles », lui cria le petit siroi.
Or c’était maladroit, car ce pantalon avait été vendu à Hansel par d’étranges tailleurs qui lui avaient affirmé que seuls les imbéciles ne pourraient voir la merveilleuse étoffe de soie ; et comme de juste, après avoir été grassement payés, ils s’étaient enfuis. On disait d’eux : « Tailleurs ils étaient venus hier, aujourd’hui ils s’en allaient ailleurs ». Le petit siroi, lui, ne voyait rien autour de sa longue queue d’écailles, les soieries du siroi lui étaient invisibles, et il pleurait à chaudes larmes. Survint alors la si belle chatte du marquis de Carambar qui lui lut une de ses célèbres blagues imprimées sur l’envers du papier d’emballage. Le petit siroi rit si fort que le bruit de son rire le réveilla : Grincheux s’étira, se leva et constata qu’il était debout sur ses deux petites jambes de nain : heureusement, tout ceci n’avait été qu’un mauvais rêve.
Voilà pourquoi, l’Ange Beige, maintenant rétablie, put enfin se marier avec son jeune et joli amoureux, qui s’appelait Bruno Bettelheim et qui commençait à se faire pousser une barbe aux curieux reflets bleutés. Au jour où je vous parle, l’Ange Beige doit gésir dans quelque placard obscur, en compagnie d’autres femmes, également découpées.
Et c’est bien dommage, car en d’autres circonstances, elle eût pu avoir été heureuse et avoir eu beaucoup d’enfants.
Toutefois, j’en doute car n’oublions jamais que ce qui est pire qu’un enfant dans une poubelle n’est pas deux enfants dans une poubelle, mais un enfant dans deux poubelles.