Vous savez, ce n’est pas facile de changer d’année, alors on fait des fêtes et on invite les copains pour soulager le passage de l’an passé à l’an neuf et puis on dîne bien et on s’amuse et on s’embrasse à minuit. Alors je vais vous conter mon amusement d’il y a quelques ans et qui s’appelle le réveillon.
Là, j’étais invité chez de bons amis, dont je tairai le nom par mesure de sécurité et surtout parce qu’ils sont présents dans la salle et peut-être même bien sur scène et que je ne voudrais pas qu’ils se reconnussent parce que c’était bien sympathique de leur part de m’inviter au réveillon dont on peut seulement dire qu’on ne sait jamais à l’avance comment il va se dérouler je dois dire que je n’en savais fichtre rien moi non plus.
Et ça a commencé tout de suite parce que le maître de céans nous a dit qu’il avait préparé des huîtres pour démarrer, ce qui en soi n’est pas un mystère car le maître des lieux est un fou furieux d’huîtres, mais que ce jour-là, nous a-t-il dit, pour l’occasion, on aurait droit à des huîtres chaudes, ce qui est une sorte de nouveauté, de mode, de recette nouvelle depuis une dizaine d’années. Moi, je ne suis pas fou furieux d’huître, mais il m’arrive d’en consommer, pas trop souvent tout de même pour ne pas abuser des bonnes choses dont on n’est pas fou furieux. L’huître pour moi n’est pas très loin de la betterave, et il est vrai que je ne suis pas fou furieux de la betterave mais ceci est une autre histoire.
Or donc, une fois que nous sommes tous arrivés, avec force champagne, fleurs et sourires, la cheminée flambait allègrement et on est passés aux choses sérieuses et je ne me rappelle plus tellement comment il les faisait chauffer, mais toujours est-il que des monceaux d’huîtres nous attendaient par bourriches pleines, des seaux, tellement de seaux qu’il y en avait des monts, des seaux, des monceaux de seaux, tellement d’huîtres qu’un démon, et même un démon sot n’aurait su en venir à bout. Mais nous étions une petite dizaine, et les huîtres chauffaient dans l’âtre. Je n’avais pas très envie de me farcir d’huîtres, et encore moins d’huîtres chaudes, mais il me fallait bien goûter, céder à la mode que je n’avais pas encore testée et que testée pas encore je n’avais. Justement, les navets, j’adore ça, mais. il n’y avait pas de navet ce soir-là et l’on considère que le navet n’est pas de mise au réveillon, pas plus que le poireau par exemple. Je pourrais parler des navets et des poireaux, mais ce sera une autre fois. Comme l’artichaut, mais il y a quelques bonnes pages sur l’artichaut sous la plume de Paul Fournel dans La Liseuse.
L’huître chaude, je l’ai gardée sur la langue pendant quelque temps, ça fait un peu comme une langue sur une langue, une langue presque morte sur une langue, je me suis demandé comment l’huître vivait cet instant-là, il est vrai qu’elle était tiède et c’était une grosse huître bien baveuse, ça m’a fait tout bizarre et j’ai fini par l’avaler, ça a fait rglop dans la gorge et l’huître est partie comme si j’avais tiré la chasse, elle est allée voir ailleurs si l’herbe était plus verte ou plutôt la mer plus bleue. J’ai estimé que j’avais fait l’expérience et que cela suffisait comme ça, cependant que le maître de céans se goinfrait d’huîtres froides et d’huîtres chaudes dont il se pâmait littéralement, il les prenait par groupe de huit, parce que huit huîtres ça sonne bien, bien qu’on n’y entende pas l’accent circonflexe sur l’huître, l’accent circonflexe, c’est comme le capot de l’huître, qu’on a du mal à soulever, il y a des tas de techniques et on finit toujours par parvenir à soulever l’accent circonflexe, quitte à s’entailler la main, naturellement.
Alors une fois que la séance huîtrière a été finie, on est passé à autre chose et ça regorgeait de mets raffinés et délicieux, préparés avec beaucoup de soin, d’attention et de délicatesse, ah, il faut reconnaître qu’on était bien chouchoutés, en dépit de l’huître chaude qui continuait sa promenade tubulaire. On parlait, on buvait, on riait et tout allait bon train.
Jusqu’à ce que.
Oui, jusqu’à ce que, parce que sinon, il n’y aurait pas d’histoire. Et qu’il vaut toujours mieux raconter les histoires qui se finissent mal que les histoires qui n’ont pas d’histoire. Mais n’anticipons pas, à ce stade-là, je ne sais rien de ce qui va m’arriver, mais à 23h, on dirait qu’on a sonné : non pas à la porte d’entrée, mais plutôt à l’intérieur de moi. Je crois que l’huître en a eu assez de son séjour, qu’elle estimait avoir fini la visite, et qu’elle me susurrait : « Je ne puis demeurer bien en toi plus longtemps. »
Là, les choses basculent assez vite : je me sens tout pâle, tout mal, tout râle et je sens que l’huître est plus forte que ma décision de la maintenir là où elle est. Je n’entends plus ce qui se dit autour de moi, une urgence a sonné. Je fais semblant de me lever dignement, et je fonce aux toilettes. Là, comme de juste, la porte est close. Cette contrariété inattendue accélère le mouvement de l’huître à rebrousse-poil. Je tambourine discrètement à la porte des wc, qui sont à deux mètres de la table, je m’espère toujours digne, mais je sais que je ne resterai pas digne plus d’une minute. De gros bouillons se font sentir dans l’estomac, il y a bataille rangée là-dedans, et l’huître a des armes contre lesquelles mon ventre ne peut rien. La porte s’ouvre, le locatire précédent et moi échangeons un sourire poli, je claque la porte derrière moi et restitue l’huître intégrale en la dispersant un peu partout. C’est une huître en plusieurs morceaux que je rends là, je lui prie de m’excuser, je nettoie comme je peux avec le papier, je fourre le tout dans la cuvette et je tire la chasse, en priant l’huître de se recomposer et d’aller vite rejoindre la Manche, pas la mienne, lui dis-je d’un ton morveux, mais la Manche, entre Honfleur et le Havre, la Manche qui est un havre de paix pour toutes les huîtres. L’huître a eu chaud, et moi aussi, mais d’une certaine façon, nous sommes réconciliés maintenant.
Je reprends ma place comme si de rien n’était, et je prends la mine réjouie, mais quelque chose a changé en moi ; en réalité, je ne suis plus réjoui du tout, car mon ventre me signale que des bouts d’huître y sont encore présents, qui n’ont pas l’intention de prolonger leur séjour plus avant, alors je finis par m’allonger sur le canapé, l’air de rien mais au fond de moi, ce n’est pas l’air de rien, c’est l’ère du gargouillis, l’ère du rendement, l’ère du ménage intérieur, l’ère de l’instabilité, bref, l’ère quaternaire a retenti et ses trompettes sont plus celles de Jéricho que celles de la renommée. Me voici avachi, barbouillé, mal en point et je ne peux plus envisager de bouger du canapé qui accueille ma somnolence avec la bienveillance d’un canapé.
Les heures qui passent n’ont pas gardé un souvenir impérissable en ma mémoire, aussi vais-je les passer sous silence. Vers les deux heures du matin, je prends mon courage et mon ventre à deux mains, je me lève en vacillant, je bredouille qu’il se fait tard et m’achemine vers la porte d’entrée, qui fait aussi office de porte de sortie. Me voilà dehors, je chancelle, je titube et marche vers le métro. C’est le réveillon, le métro fonctionne toute la nuit, mais sur le quai, je constate qu’il faut attendre, au milieu d’une foule de joyeux fêtards (et c’est vrai qu’il se fait tard), de bouteilles vides et de vociférateurs. L’huître reliquate décide qu’elle en a assez et il me faut repérer les poubelles du quai ; aussi discrètement que possible, je rends l’huître délicate à la poubelle de quai, qui en a vu d’autres, et qui semble précisément ce soir-là regorger d’huîtres plus ou moins chaudes. D’autres convives de notre fête m’ont rejoint sur le quai, qui font semblant de n’avoir pas assisté à mon élégante restitution. Je me tiens le bide en attendant la prochaine échéance. Je change à Châtelet, prends une autre ligne, la rame est bientôt presque vide, la rame roule et de nouveau l’échéance échoit. Je mesure qu’il me faut attendre encore une minute et demie avant l’arrêt, mais la minute est longue pour une huître pressée, l’huître en a marre et décide que c’est maintenant, la plaisanterie a trop longtemps duré, mais voilà, je suis dans le RER, je fonce vers le bout de rame où ne se trouve personne et c’est là que je repose l’huître, sous le regard assez désobligeant de voisins qui estiment que même le premier janvier, on devrait savoir se tenir en public. Je suis tel le clochard morveux, le malheureux va-nu-pieds, le sinistre dégobilleur de la dernière heure. Je nage au milieu de mes entrailles. Je montre l’intérieur de moi-même : je ne sais quelle est la nature de mon âme, mais celle de mon intérieur est étalée là, entre mes souliers, intérieur et extérieur ne font plus qu’un, semblable à la bouteille de Klein, je suis le gant retourné, le prolapsus œsophagien, je contemple mes viscères misérables.
Me voici arrivé à destination, il me faut encore marcher une bonne dizaine de minutes, à pas comptés, dans l’air vivifiant du petit matin du premier janvier, des oiseaux gazouillent, qui me souhaitent la bienvenue.
Je sens que le cauchemar n’est pas terminé, je me tiens le ventre, évitant toute secousse, vérifiant les inégalités du sol, je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, le clochard de banlieue à l’huître évanou-ie.
Et voilà que brinqueballant, je parviens à l’orée de ma ruelle, et je vois bien qu’une voiture en obstrue l’entrée, ça ne me gêne guère car je suis à pied, mais je vois que des soubresauts agitent la voiture alors je contourne la voiture dans laquelle effectivement s’agitent des êtres que je prends pas le temps d’observer, je sais que le réveillon est propice à tous les réveils, mais mon ventre m’appelle et je dois encore réussir à parcourir une centaine de mètres pour parvenir dignement aux lieux de mes aisances où l’huître chaude, enfin ce qu’il en reste, pourra être refroidie. Comme je viens de dépasser la ouature, j’entends quelques cris étouffés et me retournant, je constate que j’ai fait mauvaise interprétation, et qu’en fait de jeux, la voiture abrite une activité moins inégalement vécue par les deux partenaires : quelqu’un est en train de taper sur un autre, et cet autre-là, m’ayant aperçu, mande mon secours. Mon secours ne peut être bien vaillant, car je défaille du ventre que mes mains ont du mal à retenir. C’est une dame qui m’appelle ; me rapprochant, je constate qu’elle n’est pas jeune et que le gars qui la tabasse ne l’est pas non plus. Elle m’implore des yeux, puis de la voix, et dans une phrase une seule elle me dit tout ce qui suit : « Je vous en supplie monsieur, regardez où j’en suis : mon mari est fâché car pour le réveillon, il m’a forcée à aller dans un club d’échangistes, mais suite à un cancer, j’ai un anus artificiel alors vous comprenez bien que ce n’est pas facile pour moi, tandis que lui se tape des jeunettes, avant de me taper moi. » Mon ventre se tord : je suis partagé entre le souhait de défendre l’opprimée, qui m’apprend tant d’horribles choses en une phrase unique, et celui de défendre mon ventre, qui n’a presque plus d’autonomie. Je veux dire quelque chose de digne et de bien senti, remettre le correcteur à sa place, mais tout ce qui sort de ma bouche est : « Voyons monsieur, un peu de tenue s’il-vous-plaît ». De toute évidence, ce n’est pas le meilleur argument à avancer, et le monsieur n’en a cure, mais mon intervention a le mérite de lui montrer qu’il ne peut corriger vertement son épouse autant qu’il le souhaite devant pareil témoin, dont il ignore les atermoiements du bide. Furieux d’être dérangé, il me toise de haut, l’air mauvais, il pousse sa compagne à l’intérieur de l’habitacle, claque la portière passagère sur ses jambes à elle qui pendent à l’extérieur de l’habitacle, force un peu, fait le tour pour regagner la place du mâle conducteur et les voilà repartis. C’était pitoyablement épouvantable, je venais de voir étaler devant moi la misère et le malheur et sans avoir rien pu faire, j’avais laissé partir ce couple sans espoir, ne songeant pour être franc qu’à me précipiter au plus vite pour libérer de la bave d’huître qui m’était restée collée à l’estomac, ce que je fis enfin, pour conclure l’admirable réveillon.
Je dois avouer que quelques jours plus tard, chez le boucher, se trouvaient dans la queue un petit garçon et son grand-père, en qui j’ai cru reconnaître le frappeur du réveillon. Crâne chauve, tête très ronde, moustache blanche. Je n’en étais pas sûr, mais il lui ressemblait. J’ai hésité à l’aborder, mais que lui dire : « Pardon monsieur, est-ce bien vous dont la femme a un anus artificiel et que vous forcez à vous accompagner dans des clubs échangistes pour vous taper des jeunettes le jour du réveillon ? » C’est un peu délicat, comme façon d’aborder un inconnu le dimanche sur le coup de 9 heures devant un gamin de 5 ans qui tient fièrement la main de son grand-père. C’est encore plus délicat si on se trompe. Alors je n’ai rien dit. Je me suis senti lâche et j’ai compris alors que l’huître avait eu raison de moi.
Là, j’étais invité chez de bons amis, dont je tairai le nom par mesure de sécurité et surtout parce qu’ils sont présents dans la salle et peut-être même bien sur scène et que je ne voudrais pas qu’ils se reconnussent parce que c’était bien sympathique de leur part de m’inviter au réveillon dont on peut seulement dire qu’on ne sait jamais à l’avance comment il va se dérouler je dois dire que je n’en savais fichtre rien moi non plus.
Et ça a commencé tout de suite parce que le maître de céans nous a dit qu’il avait préparé des huîtres pour démarrer, ce qui en soi n’est pas un mystère car le maître des lieux est un fou furieux d’huîtres, mais que ce jour-là, nous a-t-il dit, pour l’occasion, on aurait droit à des huîtres chaudes, ce qui est une sorte de nouveauté, de mode, de recette nouvelle depuis une dizaine d’années. Moi, je ne suis pas fou furieux d’huître, mais il m’arrive d’en consommer, pas trop souvent tout de même pour ne pas abuser des bonnes choses dont on n’est pas fou furieux. L’huître pour moi n’est pas très loin de la betterave, et il est vrai que je ne suis pas fou furieux de la betterave mais ceci est une autre histoire.
Or donc, une fois que nous sommes tous arrivés, avec force champagne, fleurs et sourires, la cheminée flambait allègrement et on est passés aux choses sérieuses et je ne me rappelle plus tellement comment il les faisait chauffer, mais toujours est-il que des monceaux d’huîtres nous attendaient par bourriches pleines, des seaux, tellement de seaux qu’il y en avait des monts, des seaux, des monceaux de seaux, tellement d’huîtres qu’un démon, et même un démon sot n’aurait su en venir à bout. Mais nous étions une petite dizaine, et les huîtres chauffaient dans l’âtre. Je n’avais pas très envie de me farcir d’huîtres, et encore moins d’huîtres chaudes, mais il me fallait bien goûter, céder à la mode que je n’avais pas encore testée et que testée pas encore je n’avais. Justement, les navets, j’adore ça, mais. il n’y avait pas de navet ce soir-là et l’on considère que le navet n’est pas de mise au réveillon, pas plus que le poireau par exemple. Je pourrais parler des navets et des poireaux, mais ce sera une autre fois. Comme l’artichaut, mais il y a quelques bonnes pages sur l’artichaut sous la plume de Paul Fournel dans La Liseuse.
L’huître chaude, je l’ai gardée sur la langue pendant quelque temps, ça fait un peu comme une langue sur une langue, une langue presque morte sur une langue, je me suis demandé comment l’huître vivait cet instant-là, il est vrai qu’elle était tiède et c’était une grosse huître bien baveuse, ça m’a fait tout bizarre et j’ai fini par l’avaler, ça a fait rglop dans la gorge et l’huître est partie comme si j’avais tiré la chasse, elle est allée voir ailleurs si l’herbe était plus verte ou plutôt la mer plus bleue. J’ai estimé que j’avais fait l’expérience et que cela suffisait comme ça, cependant que le maître de céans se goinfrait d’huîtres froides et d’huîtres chaudes dont il se pâmait littéralement, il les prenait par groupe de huit, parce que huit huîtres ça sonne bien, bien qu’on n’y entende pas l’accent circonflexe sur l’huître, l’accent circonflexe, c’est comme le capot de l’huître, qu’on a du mal à soulever, il y a des tas de techniques et on finit toujours par parvenir à soulever l’accent circonflexe, quitte à s’entailler la main, naturellement.
Alors une fois que la séance huîtrière a été finie, on est passé à autre chose et ça regorgeait de mets raffinés et délicieux, préparés avec beaucoup de soin, d’attention et de délicatesse, ah, il faut reconnaître qu’on était bien chouchoutés, en dépit de l’huître chaude qui continuait sa promenade tubulaire. On parlait, on buvait, on riait et tout allait bon train.
Jusqu’à ce que.
Oui, jusqu’à ce que, parce que sinon, il n’y aurait pas d’histoire. Et qu’il vaut toujours mieux raconter les histoires qui se finissent mal que les histoires qui n’ont pas d’histoire. Mais n’anticipons pas, à ce stade-là, je ne sais rien de ce qui va m’arriver, mais à 23h, on dirait qu’on a sonné : non pas à la porte d’entrée, mais plutôt à l’intérieur de moi. Je crois que l’huître en a eu assez de son séjour, qu’elle estimait avoir fini la visite, et qu’elle me susurrait : « Je ne puis demeurer bien en toi plus longtemps. »
Là, les choses basculent assez vite : je me sens tout pâle, tout mal, tout râle et je sens que l’huître est plus forte que ma décision de la maintenir là où elle est. Je n’entends plus ce qui se dit autour de moi, une urgence a sonné. Je fais semblant de me lever dignement, et je fonce aux toilettes. Là, comme de juste, la porte est close. Cette contrariété inattendue accélère le mouvement de l’huître à rebrousse-poil. Je tambourine discrètement à la porte des wc, qui sont à deux mètres de la table, je m’espère toujours digne, mais je sais que je ne resterai pas digne plus d’une minute. De gros bouillons se font sentir dans l’estomac, il y a bataille rangée là-dedans, et l’huître a des armes contre lesquelles mon ventre ne peut rien. La porte s’ouvre, le locatire précédent et moi échangeons un sourire poli, je claque la porte derrière moi et restitue l’huître intégrale en la dispersant un peu partout. C’est une huître en plusieurs morceaux que je rends là, je lui prie de m’excuser, je nettoie comme je peux avec le papier, je fourre le tout dans la cuvette et je tire la chasse, en priant l’huître de se recomposer et d’aller vite rejoindre la Manche, pas la mienne, lui dis-je d’un ton morveux, mais la Manche, entre Honfleur et le Havre, la Manche qui est un havre de paix pour toutes les huîtres. L’huître a eu chaud, et moi aussi, mais d’une certaine façon, nous sommes réconciliés maintenant.
Je reprends ma place comme si de rien n’était, et je prends la mine réjouie, mais quelque chose a changé en moi ; en réalité, je ne suis plus réjoui du tout, car mon ventre me signale que des bouts d’huître y sont encore présents, qui n’ont pas l’intention de prolonger leur séjour plus avant, alors je finis par m’allonger sur le canapé, l’air de rien mais au fond de moi, ce n’est pas l’air de rien, c’est l’ère du gargouillis, l’ère du rendement, l’ère du ménage intérieur, l’ère de l’instabilité, bref, l’ère quaternaire a retenti et ses trompettes sont plus celles de Jéricho que celles de la renommée. Me voici avachi, barbouillé, mal en point et je ne peux plus envisager de bouger du canapé qui accueille ma somnolence avec la bienveillance d’un canapé.
Les heures qui passent n’ont pas gardé un souvenir impérissable en ma mémoire, aussi vais-je les passer sous silence. Vers les deux heures du matin, je prends mon courage et mon ventre à deux mains, je me lève en vacillant, je bredouille qu’il se fait tard et m’achemine vers la porte d’entrée, qui fait aussi office de porte de sortie. Me voilà dehors, je chancelle, je titube et marche vers le métro. C’est le réveillon, le métro fonctionne toute la nuit, mais sur le quai, je constate qu’il faut attendre, au milieu d’une foule de joyeux fêtards (et c’est vrai qu’il se fait tard), de bouteilles vides et de vociférateurs. L’huître reliquate décide qu’elle en a assez et il me faut repérer les poubelles du quai ; aussi discrètement que possible, je rends l’huître délicate à la poubelle de quai, qui en a vu d’autres, et qui semble précisément ce soir-là regorger d’huîtres plus ou moins chaudes. D’autres convives de notre fête m’ont rejoint sur le quai, qui font semblant de n’avoir pas assisté à mon élégante restitution. Je me tiens le bide en attendant la prochaine échéance. Je change à Châtelet, prends une autre ligne, la rame est bientôt presque vide, la rame roule et de nouveau l’échéance échoit. Je mesure qu’il me faut attendre encore une minute et demie avant l’arrêt, mais la minute est longue pour une huître pressée, l’huître en a marre et décide que c’est maintenant, la plaisanterie a trop longtemps duré, mais voilà, je suis dans le RER, je fonce vers le bout de rame où ne se trouve personne et c’est là que je repose l’huître, sous le regard assez désobligeant de voisins qui estiment que même le premier janvier, on devrait savoir se tenir en public. Je suis tel le clochard morveux, le malheureux va-nu-pieds, le sinistre dégobilleur de la dernière heure. Je nage au milieu de mes entrailles. Je montre l’intérieur de moi-même : je ne sais quelle est la nature de mon âme, mais celle de mon intérieur est étalée là, entre mes souliers, intérieur et extérieur ne font plus qu’un, semblable à la bouteille de Klein, je suis le gant retourné, le prolapsus œsophagien, je contemple mes viscères misérables.
Me voici arrivé à destination, il me faut encore marcher une bonne dizaine de minutes, à pas comptés, dans l’air vivifiant du petit matin du premier janvier, des oiseaux gazouillent, qui me souhaitent la bienvenue.
Je sens que le cauchemar n’est pas terminé, je me tiens le ventre, évitant toute secousse, vérifiant les inégalités du sol, je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, le clochard de banlieue à l’huître évanou-ie.
Et voilà que brinqueballant, je parviens à l’orée de ma ruelle, et je vois bien qu’une voiture en obstrue l’entrée, ça ne me gêne guère car je suis à pied, mais je vois que des soubresauts agitent la voiture alors je contourne la voiture dans laquelle effectivement s’agitent des êtres que je prends pas le temps d’observer, je sais que le réveillon est propice à tous les réveils, mais mon ventre m’appelle et je dois encore réussir à parcourir une centaine de mètres pour parvenir dignement aux lieux de mes aisances où l’huître chaude, enfin ce qu’il en reste, pourra être refroidie. Comme je viens de dépasser la ouature, j’entends quelques cris étouffés et me retournant, je constate que j’ai fait mauvaise interprétation, et qu’en fait de jeux, la voiture abrite une activité moins inégalement vécue par les deux partenaires : quelqu’un est en train de taper sur un autre, et cet autre-là, m’ayant aperçu, mande mon secours. Mon secours ne peut être bien vaillant, car je défaille du ventre que mes mains ont du mal à retenir. C’est une dame qui m’appelle ; me rapprochant, je constate qu’elle n’est pas jeune et que le gars qui la tabasse ne l’est pas non plus. Elle m’implore des yeux, puis de la voix, et dans une phrase une seule elle me dit tout ce qui suit : « Je vous en supplie monsieur, regardez où j’en suis : mon mari est fâché car pour le réveillon, il m’a forcée à aller dans un club d’échangistes, mais suite à un cancer, j’ai un anus artificiel alors vous comprenez bien que ce n’est pas facile pour moi, tandis que lui se tape des jeunettes, avant de me taper moi. » Mon ventre se tord : je suis partagé entre le souhait de défendre l’opprimée, qui m’apprend tant d’horribles choses en une phrase unique, et celui de défendre mon ventre, qui n’a presque plus d’autonomie. Je veux dire quelque chose de digne et de bien senti, remettre le correcteur à sa place, mais tout ce qui sort de ma bouche est : « Voyons monsieur, un peu de tenue s’il-vous-plaît ». De toute évidence, ce n’est pas le meilleur argument à avancer, et le monsieur n’en a cure, mais mon intervention a le mérite de lui montrer qu’il ne peut corriger vertement son épouse autant qu’il le souhaite devant pareil témoin, dont il ignore les atermoiements du bide. Furieux d’être dérangé, il me toise de haut, l’air mauvais, il pousse sa compagne à l’intérieur de l’habitacle, claque la portière passagère sur ses jambes à elle qui pendent à l’extérieur de l’habitacle, force un peu, fait le tour pour regagner la place du mâle conducteur et les voilà repartis. C’était pitoyablement épouvantable, je venais de voir étaler devant moi la misère et le malheur et sans avoir rien pu faire, j’avais laissé partir ce couple sans espoir, ne songeant pour être franc qu’à me précipiter au plus vite pour libérer de la bave d’huître qui m’était restée collée à l’estomac, ce que je fis enfin, pour conclure l’admirable réveillon.
Je dois avouer que quelques jours plus tard, chez le boucher, se trouvaient dans la queue un petit garçon et son grand-père, en qui j’ai cru reconnaître le frappeur du réveillon. Crâne chauve, tête très ronde, moustache blanche. Je n’en étais pas sûr, mais il lui ressemblait. J’ai hésité à l’aborder, mais que lui dire : « Pardon monsieur, est-ce bien vous dont la femme a un anus artificiel et que vous forcez à vous accompagner dans des clubs échangistes pour vous taper des jeunettes le jour du réveillon ? » C’est un peu délicat, comme façon d’aborder un inconnu le dimanche sur le coup de 9 heures devant un gamin de 5 ans qui tient fièrement la main de son grand-père. C’est encore plus délicat si on se trompe. Alors je n’ai rien dit. Je me suis senti lâche et j’ai compris alors que l’huître avait eu raison de moi.