(Extrait d’un roman en cours La dernière France, ce qui suit est un « propre commun » cf. la rubrique contraintes. Le texte ici traité est le Lenz de Georg Büchner en son début)

            *



            Ce fut Kurt Jänner qui abandonna la partie le premier, sans surprise aux yeux de Hans Gebirg. Anna Gipfel, qui n’avait jamais professé beaucoup d’estime pour l’un comme pour l’autre, les planta là tous les deux en prenant à témoin Christa Bergflächen de la pusillanimité masculine toujours recommencée. Elle l’entraîna vers la piste.
            Assis au bar, solitaire, et qui ne paraissait pas s’en plaindre, Karl Schnee souffrait d’un rhume handicapant. Il grogna de voir danser deux femmes ainsi étroitement collées. Il dit à Günther Täler, qui s’approchait de lui en se déhanchant :
            – Tu te prends pour Kurt Gestein !
            – Merci pour la vexation.
            – Tu n’aurais pas aperçu Albert, par hasard, dans toute cette foule ?
            – Flächen ?
            – Oui.
            – Non. Par contre Felsen est là.
            – Connais pas.
            – Sigmund !
            – Jamais entendu parler.
            – Alors il faut que je te le présente.
            – Il faut… Pourquoi faudrait-il ?
            – Parce qu’il essaie de caser Anna Tannen qui ne le quitte pas d’une semelle. Il en a marre.
            – Trouve quelqu’un d’autre. C’est un travail pour Oberlin Wasser, pas pour moi.
            – Trop tard, le voilà.
            – Bonjour, je suis Sigmund Felsen. J’ai beaucoup entendu parler de vous.
            – En quels termes ?
            – Élogieux dans la bouche de Paul Weg, désastreux dans celle de Martin Äste, mais comme je n’ai aucune estime pour ce dernier…
            – Vous ne me présentez pas votre amie ?
            – Anna Tannen.
            – Mes hommages, Madame. Nous avons un ami commun, Erwin Luft.
            – Ah oui ?… Nous étions colocataires dans le bel immeuble de briques de la Max Himmel Straße, tout près d’ici. Il y avait aussi Karl-Heinz Wolken et Martha Nebel, mais nous ne couchions pas tous ensemble, ni même deux par deux.
            – On ne peut pas coucher avec tout le monde, même quand on est une Gestraüch.
            – Vous savez même mon nom de jeune fille !
            – Paul Weg est un charmant garçon mais documenté comme un commissaire et bavard comme une pie.
            – Oui, les temps sont durs pour les misérables secrets. Bientôt vous allez me parler de Lotte Müdigkeit… Tiens, j’en profite, elle souhaite que tout le monde sache qu’elle a quitté ce cinglé de Kopf et qu’elle ne comprend pas elle-même pourquoi elle en fut entichée.
            – C’est une information qui intéresserait la famille Anfang au complet. Je me promets de la lui faire parvenir.
            – Comment va Jon Brust ?
            – Lui aussi a une fâcheuse tendance à se prendre pour Kurt Gestein. Je ne sais pas ce qu’ils lui trouvent tous à ce cabotin.
            – C’est un élève de Bertold Wald.
            – Martha Nebel aussi et ça ne l’empêche pas de faire son travail en toute modestie. Je l’ai vue cette année trois fois : dans la Gundula Form de Hans Glieder (mise en scène Puffi Traum), dans Erde, der Ferne de Von Ofen et dans la dernière pièce de Nastasia Zeit, dont j’ai oublié le titre. Trois registres très différents. Trois magnifiques interprétations. Même cette pauvre Luisa Abhang n’aurait pas été capable de cela.
            – Ce n’est pas l’avis de Mark Punkt.
            – Je ne lis pas les critiques publiées dans la presse de Schritten.
            – Vos préjugés vous perdront, comme ils ont perdu des Johannes Sturm ou des Anete Gewölk.
            – Je ne les crois pas perdus pour tout le monde.
            Günther Täler, qui s’était fait oublier au bar, revint vers le groupe et dit :
            – J’ai entendu que vous parliez de Bertold Wald. Vous savez s’il enseigne encore ?
            – Il donne des master-class à Friedrich Stimmen et à personne d’autre.
            – Un coach !… dit Sigmund Felsen avec mépris. Un artiste de sa trempe réduit à du préceptorat genre Dieter Donner. C’est triste.
            – Pas si fort, il est là-bas.
            – Il n’y a pas de sot métier, grogna une inconnue qui avait entendu, foi d’Alexandra Tönen, moi-même, qui fus dame pipi cinq ans durant avant de diriger le bowling de la rue Max Jubel.
            – Erde, der Ferne, de la pièce éponyme, est un personnage à clef, vous ne l’ignorez pas…
            – Jamais entendu parler…
            – Karl-Heinz Wolken est son référent.
            – Votre colocataire ? Celui dont vous parliez tout à l’heure ?
            – Lui-même.
            – Là, ça m’en bouche un coin.
            – Ha ha ha. Vous n’êtes pas le seul. Irmgard Rosse, elle aussi, ne voulait pas le croire.
            – La critique du Spiegel  ?
            – Elle-même.
            – Comment ils les recrutent, leurs critiques, au Spiegel  ?
            – On peut se demander. Vous l’avez vue ?
            – La pièce ? Non.
            – J’ai dû éplucher le dossier de presse pour la commission des subventions fédérales. Je n’ai jamais vu un spectacle susciter autant de passions contrastées.
            – Par exemple ?
            – Ça vous intéresse ?
            – J’adore vous entendre parler. Vous transformez tout en oracle de Delphes.
            – J’ai appris dans le Sonnenschein – vous savez, le manuel de savoir-vivre de nos grands mères – qu’il ne fallait jamais dire « merci » à l’écoute d’un compliment, qu’il suffisait de sourire et de parler d’autre chose. Gert Schwert trouva que la pièce avait vingt ans d’avance. Pourquoi vingt et pas vingt-deux ? Je n’ai pas compris. Schneeflächen a répliqué dans la Berliner Abendblatt que c’était plutôt cinquante de retard, mais lui, il a justifié les cinquante en se fondant sur la Maskarade de Helmut Licht. C’était assez bien vu, mais injuste. Anna Gipfel, qui est en train de danser, là-bas avec Täler (mais c’est qu’il a l’air intéressé, ce pauvre Günther, il va encore se faire laminer…) a crié au génie, pas aussi fort que Johannes Sturm mais presque. Anete Gewölk ne s’est pas dégonflée, elle a sérieusement démonté, point par point, l’argumentaire de sa consœur Margaretha See dans un magazine tiers sans grande possibilité pour celle-ci de répondre, ce qui était un peu vache. Mais voilà, ce sont les mœurs actuelles… L’esprit d’un magnat de la presse comme Hermann Wind n’a pas été long à empoisonner la profession. Un peu de l’ontologie utilitariste de Schluchten mélangée au fidéisme créationniste de Mgr Wipfeln, et le tour est joué.
            – Mais vous, Anna Tannen, vous, qu’est-ce que vous en avez pensé ? C’est cela qui m’intéresse bien davantage !
            – Vous n’ignorez pas que, moi, je ne jure que par la rigueur a-spectaculaire d’Otto Wiegenlied. Comment voulez-vous que je marche à des pitreries pseudo-profondes ? Sans parler des acteurs… Glockengelaüte retarde. Blau est banale. Rot est hystérique. Je ne vois pas ce que je pourrais sauver de ce genre de distribution.
            – Peut-être Wölkchen, tout de même…     
            – Je ne crois pas. Heinrich Flügeln, que je connais bien, le tient pour un faiseur dans le genre de Berggipfel, il va finir dans des séries télévisées.
            – Qu’est-ce que vous avez la dent dure !
            – Vous savez, Wieland Land n’en demande pas moins quand on travaille pour lui.
            – Oh ! je sais bien… Jon Brust, dont il était question tout à l’heure (il me semble avoir entendu son nom…), disait que c’était le Rubicon, avec lui il y avait un avant et un après.
            – Oui.
            Soudain, la conversation retomba. Les conversations, serait plus justement dire. C’était le fait de l’arrivée sur le petit podium d’un colosse en caleçon, Imre Leibik, assez joliment musclé qui refusa le micro que lui tendait Paul Augen, le gérant de la boîte, qui faisait tout pour ressembler à Humphrey Bogart dans Casablanca. L’artiste, qui n’était ni annoncé ni donc attendu, mais que tout le monde reconnaissait au premier coup d’œil, avait, fraîchement tatoué sur sa poitrine, mais c’était peut-être une simple décalcomanie, la silhouette de Coco Mund, le sinistre patron du NNP (Neues Nazi Partei). Johannes Sturm avait eu raison de déclarer urbi et orbi à quoi ressemblaient les inclinations politiques de l’artiste. Dans Erde, der Ferne, déjà citée, un certain All (Günther) assassinait de façon crapuleuse le conseiller Lust, affaiblissant de façon décisive le dernier gouvernement à peu près démocratique (il est toujours prudent d’ajouter « à peu près » au mot « démocratique ») que dirigeait, dans la pièce, le chancelier Haupt. Sur la scène, le porteur de muscles et de plaques de chocolat brandissait un portrait d’Agata Moos et y mettait le feu, ce qui était d’une violence ahurissante. Paul Augen éprouva le besoin de prendre la parole pour calmer le jeu, tenter de transformer le scandale qui montait en expression bien normale de la liberté d’humour noir. C’était un peu dur à avaler, surtout dans la mesure où le souvenir d’Erde, der Ferne était ici ou là encore vif.
            – Très honoré public, je vois que votre cigare s’est éteint, ce qui, pour moi, est un hommage. Cela fait des décennies, maintenant, que je fais du spectacle. J’ai commencé avec Hans Stern. À sa mort, je suis parti avec armes et bagages travailler chez Strom qui était son concurrent le plus direct. J’y ai connu le gotha de l’extrémisme politique nourri à l’agit-prop de Sigisbald Flut et de sa commère Gerda Augenblicke, sans oublier l’esprit de la bande à Schattenspiel de sinistre mémoire pour beaucoup de monde, mais pas pour moi. Vous pensez peut-être qu’aujourd’hui nous en sommes loin. Détrompez-vous. Ce soir, vous avez bien fait de rejoindre notre cabaret, car vous allez entrer dans l’Histoire.
            Le discours était soudain devenu très inquiétant.
            – Abend !
            – Oui, Monsieur.
            À l’appel de son nom (qui était évidemment un pseudonyme), un homme cagoulé, armé d’un fusil mitrailleur, avait surgi de derrière le bar.
            – Höhe !
            – Oui, Monsieur.
            Même arrivée martiale, cette fois par le fond du vestiaire d’un autre cagoulé qui fermait la double porte blindée de l’entrée. Hans Gebirg s’insurgea :
            – Vous n’avez pas le dr…
            « -oit » disparut derrière un coup de feu, Anita Schneefeld recevant dans ses bras le corps déjà sanguinolent.
            – Je suis médecin ! dit Marta Ebene, qui s’avançait avec calme.
            – N’y a-t-il pas plutôt un fossoyeur dans la salle ? ricana le patron des lieux.
            La stupeur était générale. On reculait vers les murs de béton peint en noir, comme s’il avait été possible de les repousser, de les briser collectivement par les omoplates. Hans Westen souffla :
            – Oh ! putain…
            Celui qui avait répondu au nom de Abend tira une salve dans le plafond, ce qui entraîna un silence épais.
            – Qu’est-ce qu’ils nous veulent ? dit Anna Gewölk.
            – Il y a un commissariat Max Himmel Straße, chuchota  Günther Blick.
            – Tâchons d’appeler, dit Anna Gipfel.
            – Moi, je n’ai pas de réseau, dit Albert Flächen, qui était bien là.
            – Silence, otages ! vous n’avez aucun droit de parler.
            Georg Biegen pleurait comme un enfant, tandis que sa compagne Antonia Fußes, assise à même le sol lui caressait la tête qu’il avait enfouie dans son giron. Dieter Donner pissait littéralement dans son froc. Gertrud Angst claquait des dents, incapable de ne pas penser à la fin récente de l’otage Paul Nichts au nord Niger exécuté par AQMI en même temps que Friedrich Leeren et Luisa Abhang. Décidément, les artistes étaient dans le collimateur. Pourquoi ?
            – Il n’y a plus de commissariat Max Himmel Straße, et depuis belle lurette, dit une voix enchaînant sur une citation extraite d’Erde, der Ferne  : « Adieu, monde de vandales. »
            Dans la pièce, c’est le personnage d’Arthur Menschen qui pousse ce cri avant de monter sur le bûcher auquel le bourreau Wahnsinn s’apprête à mettre le feu. Les vandales éclatèrent de rire, l’un d’eux se fendant à son tour d’une citation, cette fois d’un poème fameux d’Ulrich Rossen : « Cécité de ma cité… » Friedrich Stimmen, qui se trouvait là incognito se fit connaître avec un certain courage. Une rafale lui répondit, arrosant, à son côté, le vieil Helmut Licht qui sentit ses jambes se dérober sous lui. Gert Stunde, Kurt Waldbach protestèrent d’une seule voix. Nouvelle rafale, qui atteignit aussi Konrad Dorf qui avait eu le généreux réflexe de soutenir Helmut Licht, lequel prit une seconde balle, cette fois dans le genou. Anna Fenster sauta sur un des visages et de décagoula.
            – Vorbeigehen !
            – Soi-même.
            – J’aurais dû m’en douter. Tu as trop lu du Von Kinder !
            – Ou pas assez.
            – Si Tische voyait ça… il t’arracherait les yeux.
            – Il est peut-être là, et il ne m’arrache rien du tout. Tu sais ce que j’en ferais du pasteur luthérien ?
            – Salaud !
            Une rafale interrompit le dialogue. Un silence. Des halètements. Puis une voix :
            – Mais arrêtez ! Vous voulez quoi ? Je suis Weiber, l’éditeur de…
            Max Mädchen lui mit la main sur la bouche.
            – Ferme-la, ça sert à rien. Gesichter, aide-moi à m’occuper du genou d’Helmut Licht. Couvre Waldbach avec ta veste… Oh putain… sa tête est toute trouée.  Et là, c’est Pfarrhause, regarde, lui aussi, il en a pris.
            Tout cela était dit à voix basse, tandis que Friedrich Tische, dont le nom avait été prononcé, se terrait sous une table comme si la terre avait tremblé. Dans sa barbe, il récitait une drôle de litanie à caractère biblique, qui faisait douter de son équilibre mental :
            – …et naquirent, après le grand assaut, John Locke, qui ayant vécu soixante-douze ans, engendra Oskar Gesicht, et puis mourut, lequel engendra Misha Augen, laquelle engendra Mund, Kleider et Oberlin qui, ce dernier, vécut quatre-vingt-cinq ans… lesquels, respectivement engendrèrent Paul Handwerker, Gisèle Freund et Vincent Kaufmann, lequel engendra Arlette Gruss, laquelle engendra Botho Name, lequel…