Personnages :
Huit membres de l’Oulipo, FLL, GP, JL, LE, MB, PB, PF, RQ
l’invité d’honneur de la réunion précédente (n° 145)
un agent de la CIA
Marie-Adèle, gouvernante de FLL
Note : Tous les autres membres sont, tacitement ou explicitement, excusés
Date : 14 février 1973
Lieu : Paris, Reims, Boulogne-Billancourt et peut-être Rome
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Le 14 février 1973 est un mercredi. Selon un rapport d’un agent de la CIA, les six premières semaines de l’année ont été froides et dégagées. Mais la septième est bien engagée. Après huit bivouacs par - 35°, les deux alpinistes qui ont réalisé la première ascension hivernale de la face nord de la Meije finissent la descente en hélicoptère. À Paris, il fait beaucoup moins froid, zéro degré, c’est l’hiver, quand même. Les relevés de température indiquent qu’il fait 14 à Rome, où le temps, comme ici, est couvert. L’invité d’honneur de la réunion 145 regarde le ciel. Ce n’est pas un jour de jardins, ce n’est pas non plus un jour d’oiseaux.
À la gare de Reims, Luc Étienne achète Le Canard enchaîné paru ce matin. Au moins, c’est sobre, pense-t-il en lisant le gros titre « Constructions au rabais : CES assassins ! » À la mairie du 19e, les corps des victimes de l’incendie du Collège d’enseignement secondaire de la rue Édouard Pailleron reposent dans une chapelle ardente.
Devant chez lui, rue Traversière, à Boulogne-Billancourt, Paul Fournel, qui sait déjà que nul n’est à l’abri du succès, gonfle les pneus de son vélo en se réjouissant de la prochaine première de sa pièce, L’Arbre à théâtre, écrite avec Jean-Pierre Enard, à la Vieille Grille.
La photographie du président Pompidou à la une du Canard le montre « empâté de campagne (électorale) ». Si empâté que, souffrant, il ne préside pas le conseil des ministres ce matin. Contrairement à François Le Lionnais, qui va beaucoup mieux, après son hospitalisation (il se fait opérer chaque année de polypes à la vessie) et l’annulation des réunions (qui auraient porté les numéros) 146 (pourtant convoquée pour le 13 décembre) et 147. À Boulogne-Billancourt lui aussi, il s’apprête à présider la réunion (dont il ignore que je l’appelle 148), convoquée pour 11 heures. Marie-Adèle sort de la maison, 23 route de la Reine, pour quelques derniers achats.
Simultanément, à l’Élysée, le conseil des ministres, principalement consacré, trois semaines après le cessez-le-feu au Vietnam, aux effets de la deuxième dévaluation du dollar, commence.
Rue du Bac, dans le septième arrondissement de Paris, Jean Lescure repense à la réunion précédente et aux mythologies de la maîtresse abominable, aux mystères de la maison abracadabrante, dont a parlé ce jour-là l’investisseur d’homosphère. Il range son petit Robert, sort de chez lui, marche jusqu’au boulevard Raspail et entre dans le métro à la station Sèvres-Babylone.
Avenue de Ségur, pendant que Georges Perec écrit une phrase qui est devenue depuis son premier « Je me souviens », la radio débite des nouvelles. Les clubs privés anglais pourront continuer à refuser les candidatures « de couleur », un fonctionnaire zélé du ministère de l’intérieur nazi et homme de confiance d’Adenauer est mort, ses deux parents se disputent une petite Caroline de 10 ans, les pneus à crampon sont interdits au rallye de Suède.
Chez lui, Paul Braffort, qui a rencontré en novembre à Amsterdam des spécialistes de linguistique par ordinateur relit le compte rendu de la réunion (145) à laquelle il n’a pas assisté. François Le Lionnais a suggéré à l’invité d’honneur d’utiliser ce qu’il appelle des « machines électroniques ». Il se propose, lui, de le guider vers l’informatique.
Cet invité a été très impressionné par ce que Georges Perec a appelé ce jour-là « du petit-lait », siero di latte. Ce n’est pas tant le cavalier que le carré bi-latin de Georges Perec qui lui trotte dans la tête. Lui-même a parlé longuement, selon le compte rendu de la réunion, de son projet de roman, ou ce sera une nouvelle, Les Mystères de la maison abominable.
Marcel Bénabou, qui va (une fois de plus) assurer le secrétariat de la séance, se demande (une fois de plus) comment écrire un compte rendu de zéro mot. Il n’est pas entièrement satisfait de son traitement des quelques exemples de « nombres remarquables » qu’a donnés le président lors de la réunion de novembre : « que le secrétaire a malencontreusement omis de noter », c’est beaucoup de mots pour rien… Il a utilisé la même formule, quelle coïncidence, pour les « fausses coïncidences » dont a parlé Raymond Queneau.
Georges Perec, qui est monté dans le métro à Ségur, prend le couloir de correspondance à Michel-Ange-Auteuil. Quatre personnages commettant douze crimes, a dit l’invité de novembre, pourquoi pas seize, se demande-t-il en pensant à un carré bi-latin ? Alors que, l’agent de la CIA le croit, il est surtout occupé du tournage de son premier film, Un homme qui dort.
La radio continue à égrener ses nouvelles, surtout consacrées au dollar et au « pâté électoral », comme dit le Canard. En effet, on prépare activement les élections législatives qui auront lieu dans trois semaines. Messmer prétend se préoccuper des agriculteurs rapatriés et de ceux qu’on appelle les « Français musulmans », il s’adresse aux riverains du futur aéroport de Roissy, Lecanuet et Servan-Schreiber donnent une conférence de presse, Marchais s’exprime dans un meeting, Debré, Mitterrand, Poniatovski et Chaban-Delmas font des déclarations (séparément). Le gouvernement envisage le remboursement des frais dentaires et d’optique. L’État pourrait participer au financement des prestations sociales.
« Que de canaux, que de ponts ! » se dit Luc Étienne en descendant du train à la gare de l’est, et donc sans penser à Venise. Contrairement à l’invité d’honneur, qui y pense, en se réjouissant de la qualité du traducteur français qui travaille sur ses Città invisibili.
Rue Sébastien-Bottin, dans le septième arrondissement, Raymond Queneau monte dans un taxi et rêvasse au tract intitulé « Apprenons à faire l’amour », qui a valu à l’un de ses signataires d’être suspendu de l’ordre des médecins et suscite pas mal de réactions dans la presse. Il se demande s’il pourrait en tirer un poème. C’est quand même plus jouissif, se dit-il, que les éternelles bagarres entre surréalistes. Le Monde de cet après-midi, il le sait, va publier une lettre de Thirion, surréaliste, à propos d’un livre de Hugnet, surréaliste, dans lequel il se trouve mis en cause. Et cela dure depuis cinquante ans… Il se sent nettement mieux qu’il y a dix jours, lorsqu’il a dû aller au Havre pour une exposition en son honneur à la bibliothèque. Heureusement que le président FLL avait demandé aux oulipiens de l’accompagner.
Arrivé place Clichy, alors qu’il se demande encore pourquoi le président a parlé à son sujet de « séminaire d’intoxication », Paul Braffort s’aperçoit qu’il est monté dans un 74 au lieu d’un 72.
Toujours à Boulogne-Billancourt, mais maintenant avenue Victor-Hugo, Paul Fournel descend de son vélo, pousse la porte au coin de la rue Thiers, et demande à Odette Borzic d’exécuter l’ordonnance du président. La marchande, dont je ne sais pas si elle a lu Boris Vian, se contente donc de lui vendre les remèdes prescrits à FLL.
« Zéro est un nombre remarquable », se dit Marcel Bénabou dans le couloir de correspondance, à Duroc. Il n’y aura ni tonnelle ni soleil aujourd’hui, se dit-il. Vivement le printemps ! Il pense aux prolétaires et au presbytère. Le jardin n’aura rien perdu de son éclat.
Marie-Adèle, rentrée avec les trois baguettes (de qualité) qu’elle vient d’acheter, est aux fourneaux et prépare le déjeuner.
L’invité entre dans la crémerie et contemple les fromages. À ses yeux, cette boutique est comme un dictionnaire. Il sort son carnet pour noter un nom, esquisser le croquis d’un de ces laitages, tombe sur une de ses notes. Peut-être que L’Incendie de la maison maudite serait un meilleur titre ?
Les voici qui arrivent, les uns après les autres ou en même temps que les autres devant le 23 route de la Reine. Les premiers, dont est Georges Perec, moins en avance toutefois que le jour de l’excursion au Havre où il était arrivé à la gare une heure avant le départ du train, attendent qu’il soit onze heures tapantes pour sonner à la porte. Les autres sont là à l’heure, même PB qui descend, haletant, comme s’il avait couru, d’un taxi. Le président fondateur les accueille avec sa chaleur coutumière.
Le président fondateur fait procéder à une distribution de boissons alcoolisées autant qu’apéritives. Tout le monde trouve que Queneau a l’air moins fatigué que l’autre jour. Il aura soixante-dix ans dans une semaine. Ce n’est pas si vieux que ça, pense François Le Lionnais (qui a un an et demi de plus). Ils sont là tous les huit. La réunion commence sans délai. Le président est muni de sa clochette et l’un des deux secrétaires, Marcel Bénabou (encore une fois), de son stylo. Il dresse la liste des présents, « RQ, FLL, G Perec, Luc Et, Lescure, Fournel, Bénabou, Braffort ».
Raymond Queneau évoque « divers points concernant le livre », note le secrétaire, sans nommer « le » livre, car tous le savent, il s’agit de La Littérature potentielle, en cours de fabrication chez Gallimard (naturellement), mais sans non plus préciser les points.
La réunion procède ensuite, sans doute après une riche discussion et quelques coups de clochette du président, à l’élection de deux nouveaux « membres étrangers » (le mot « étrangers » n’est qu’une information, ce sont des membres à part entière), à l’unanimité, note Marcel Bénabou. Unanimité des présents. Il y a peu de doute que les autres sont d’accord, mais ont-ils été consultés ? Ces deux membres sont l’invité d’honneur de la réunion précédente, Italo Calvino, qui a parlé de son projet de Mystère de la maison abominable en novembre, et Harry Mathews, que tous connaissent bien, sans savoir peut-être que la CIA l’a recruté avant l’Oulipo. Inaugurant une tradition toujours vivante, Marcel Bénabou écrit son nom avec un « t » de trop. Les deux items suivants sont, d’abord, « Action », avec « Oulipo et enfance (Fournel) - la pièce de Fournel à la Vieille Grille, début le 25 mars », dont personne ne sait encore qu’elle ne débutera jamais, puis « Fournel », avec « Textes à phrases progressives - hiérarchie de la complexité des phrases ».
On le voit, ils ne sacrifient pas tout à la brouchtoucaille. Marcel Bénabou contemple (une fois de plus) sans mot dire (ni écrire) l’assortiment de pilules dans l’assiette de FLL. Il reprend son stylo pour immortaliser des « Menus propos », au cours desquels RQ parle de Saporta qui vient d’écrire un livre en éventail (que je n’arrive pas à identifier), FLL de la structure en arbre d’un roman policier, Braffort raconte qu’il a rencontré à Amsterdam « des gens qui font de la linguistique par ordinateur », RQ fait des commentaires sur Caradec (qui a été invité d’honneur huit ans plus tôt et élu membre dix ans plus tard) et sa Vie de R. Roussel, commentaires que le secrétaire n’immortalise pas. Puis il note « Souvenirs de FLL sur R. Roussel » (pour lesquels je renvoie au Disparate). Il est ensuite question de Structure présuppositionnelle du langage, de Zuber, enfin RQ parle de « écrire en prenant les initiales ».
Marie-Adèle apporte les îles flottantes. On s’exclame. Le secrétaire prend une nouvelle feuille et note la suggestion par FLL de créer l' « anti-invitation », ou « invitation-banc », on mettrait « un couvert avec un mot pour expliquer qui n’a pas été invité et pourquoi ». Luc Étienne : « Sonnette à sornettes » (est-ce celle du président ? le mystère reste entier). Marcel Bénabou note encore la date de la prochaine réunion, le 28 mars. Sans trop anticiper, l’invité d’honneur de cette réunion (149) a été, catastrophe, comme l’a écrit Paul Fournel dans la convocation de cette réunion, René Thom.
La séance s’achève après bien des échanges bilatéraux.
Le Conseil des ministres terminé, Valéry Giscard d’Estaing, ministre de l’économie et des finances part pour Bruxelles et une réunion des Neuf.
La réunion et les agapes terminées, Marie-Adèle se sucre avec une addition salée. Que le président, aidé de sa remarquable connaissance des nombres, divise en huit.
Zut, zébu, zézaie Zean Lescure, zieutez mes zygomatiques zinzolins, zé-tro-bu ! Un zauzogramme ! Zou, un zeste de zéphyr !
Ceux qui ne rentrent pas à vélo et auxquels l’addition divisée de Marie-Adèle a laissé assez d’argent achètent Le Monde et le lisent dans leurs autobus, taxi, métros. Les professeurs d’université se préoccupent de leurs trois heures hebdomadaires, un chargé de cours rend compte à un journaliste de ses 16 heures hebdomadaires payées 70 francs, sept mois par an. Des spécialistes australiens et néozélandais partent vérifier les mesures de sécurité prises en Polynésie avant les essais nucléaires français, la CGE annonce qu’elle va construire un surrégénérateur à Malville. Rappels d’ambassadeurs et autres coutumes de diplomates accompagnent le mécontentement de la Turquie après l’inauguration d’un monument pour le génocide arménien à Marseille.
Dégrisé, Jean Lescure se dirige vers Asnières et « son » cinéma d’art et d’essais, qui s’appelle Le Tricycle depuis qu’il a trois salles.
Comme la livre sterling, la lire flotte. À sa fenêtre, Italo Calvino attend patiemment que les nuages veuillent bien s’écarter pour le laisser voir la lune qu’il aime beaucoup regarder l’après-midi, et justement elle est croissante.
Dans le train pour Reims, Luc Étienne redresse sa cravate rayée, vérifie le boutonnage de son blazer bleu marine, s’assied, sort son paquet de copies et son carnet, la pioche du mineur en a déjà cassé, y lit-il, de la houille. Avec le stylo rouge qui vient de cracher un « incompris ! » sur une copie, il note que les Américains ne produisent que des vins épais, avec des fines sans raideur et, inspiré par l’actualité, il ajoute que malgré le manque de pureté de leur dollar, ils nous font monter nos crus.
Le soleil se couche, d’abord à Rome, vingt minutes après à Reims, et encore sept minutes plus tard à Paris. Il est alors 18 h 09. Tous les Parisiens sont rentrés chez eux, le train arrive à Reims, l’agent de la CIA commence sa tournée des cafés de Saint-Germain-des-Prés, Georges Perec décide que c’est aujourd’hui que le mégalomane dont il écrit l’histoire se fait opérer de la cataracte (aux deux yeux), la couverture nuageuse s’est levée, il manque un tout petit croissant à la lune qui sera pleine demain soir, et qui s’est donc levée un peu avant le coucher du soleil, c’était encore l’après-midi, pour le plus grand plaisir d’Italo Calvino, en attendant le plaisir de nature différente, mais exquis lui aussi, que lui fera l’annonce de son élection comme membre de l’Oulipo.
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Écrit grâce aux réponses de Marcel Bénabou, Paul Fournel et Olivier Salon à mes questions, avec Palomar, d’Italo Calvino, Ma vie dans la CIA, de Harry Mathews, Le Disparate François Le Lionnais, d’Olivier Salon, La Littérature potentielle et Moments oulipiens, de l’Oulipo, La Vie mode d’emploi, de Georges Perec, les comptes rendus de réunions dans les archives de l’Oulipo (bibliothèque de l’Arsenal), les archives en ligne du Monde, Le Canard enchaîné (tous les contrepets viennent de L’Album de la Comtesse en janvier et février 1973) et L’Officiel des spectacles (ces deux hebdomadaires à la Bibliothèque nationale de France).