Monsieur Palomar marche devant une église presque déserte d’une petite ville de la côte Adriatique. Il rencontre quelques rares bigotes. Un homme est agenouillé sur le parvis. Bien que jeune, il a la tonsure monacale. En homme discret, Palomar détourne son regard vers la rue, de façon que la trajectoire de son regard reste suspendue dans le vide et témoigne de son respect courtois pour l’invisible frontière entre les âmes croyantes et les âmes impies. Il ne veut en aucun cas perturber la prière de cet homme, jeune et vibrant de foi. Palomar fait comme s’il n’avait pas d’yeux. Lui, en tout cas. Et pour Palomar, celui qu’il a entr’aperçu est l’homme à part.
Cependant, pense-t-il en avançant et en rendant leur liberté de mouvement à ses globes oculaires, dès que l’horizon est dégagé, ainsi faisant, j’affecte un refus de voir, c’est-à-dire que je finis moi aussi par renforcer la convention qui considère comme impossible l’état de sainteté, ou plutôt j’institue une sorte d’armure mentale suspendue entre mes yeux et cette âme qui m’a semblé fraîche et agréable à voir, d’après ce que j’en ai entrevu aux limites de mon champ visuel. En somme, ma façon de ne pas regarder présuppose que je suis en train de songer à la prière de l’autre, que je m’en soucie, et il y a là, au fond, une attitude rétrograde, indiscrète et même paradoxale, puisque je renforce sa piété. Palomar est conscient d’être présent lui aussi devant l’église, mais il se rassure en se disant que son âme est ailleurs, car Palomar laisse l’âme au port.
En revenant de sa promenade, Palomar passe à nouveau devant l’homme toujours en prière, et cette fois il regarde fixement devant lui, en sorte qu’il effleure avec une équitable uniformité le petit pan de mur jaune de l’église, le ciel plein et prometteur, les pierres mal jointes, le tapis de prière étendu sur le parvis, la rondeur lunaire du crâne avec l’auréole suspendue, et tout près le chœur de l’église dont la porte entr’ouverte apporte une indéniable fraîcheur à Palomar. Voilà, réfléchit-il, satisfait de lui-même, en poursuivant son chemin, j’ai réussi à ce que le saint soit complètement absorbé dans le paysage tout comme le croyant est absorbé dans sa prière, et que mon regard ne pèse pas plus que le regard d’un pigeon ou d’un bedeau. Satisfait de sa décision, Palomar salive et finalement crache à terre. Pourtant, d’habitude, Palomar n’est pas mollard.
Car agir ainsi, est-ce vraiment juste ? réfléchit-il encore, ou bien n’est-ce pas une façon d’aplatir la personne humaine au niveau des choses, de la considérer comme un objet, et, ce qui est pire, considérer comme un objet ce qui dans la personne est propre à la foi ? Ne suis-je pas en train de perpétuer la vieille habitude de la suprématie occidentale intellectuelle athée, endurcie par les années dans son insolence routinière ? Palomar pense qu’à vouloir être trop morale, son attitude n’est pas morale.
Il se tourne et revient donc sur ses pas. Maintenant, en parcourant du regard le parvis avec une objectivité impartiale, il fait en sorte qu’à peine l’homme agenouillé entré dans son champ visuel, il s’y attarde plus longuement. Le regard avance jusqu’à effleurer la peau lisse de la calvitie, et pendant un instant il se suspend en l’air, décrivant une courbe qui accompagne le relief du saint à distance, avec un air à la fois évasif et protecteur, pour reprendre ensuite son cours comme si de rien n’était. Regarder en coin, songe Palomar, ce n’est pas la mort.
Je crois qu’ainsi ma position est bien claire, pense Palomar, sans possibilité de malentendus. Oui, mais ce survol du regard, en fin de compte, ne pourrait-il pas être ressenti comme la marque d’une attitude de supériorité, une sous-évaluation de ce que représente un saint, une manière en quelque sorte de le tenir à l’écart, en marge ou entre parenthèses du monde vivant ? Voilà que je recommence à reléguer le saint dans la pénombre des cathédrales où on l’a tenu pendant des siècles. Me voilà rude pour les hommes, les vrais, les saints : je suis âpre au mâle.
Cette interprétation va à l’encontre des meilleures intentions de Palomar qui, tout en appartenant à une génération pour laquelle la génuflexion était encore associée à l’idée de pratique amoureuse particulière, salue cependant favorablement ce changement dans les mœurs : il est maintenant possible de s’exhiber publiquement à genoux. Aussi, bien plus par solidarité que par croyance, Palomar contemple-t-il cette fois-ci le saint en action. Son regard d’une certaine façon déshabille l’homme pour pénétrer son âme et voici que Palomar découvre un saint nu. Palomar prolonge son regard pour démontrer sa propre largesse de vue. Un regard politique en somme, presque ministériel, pense Palomar qui pourtant n’est pas Malraux.
Il fait marche arrière. D’un pas décidé, il se dirige de nouveau vers l’homme agenouillé au soleil. Cette fois, son regard, léchant avec volubilité le paysage, s’arrêtera un instant sur le saint avec des égards particuliers ; il regardera attentivement, mais sans insistance le crâne clair dégarni et l’auréole brune tout autour. Cette couronne brune foncée autour de la chair pâle et comme pointue de son crâne lui rappelle quelque chose, mais Palomar ne sait plus quoi. Aussi se hâtera-t-il de l’envelopper d’un élan de bienveillance et de gratitude pour tout, pour le soleil et le ciel, pour les arcboutants élégants, le trumeau et le porche, pour les ogives et les nuages, pour le vent qui s’engouffre dans les branches de sassafras, pour le cosmos qui tourne autour de ces rares cheveux aux pointes auréolées de lumière. Palomar se pâme alors.
Ceci devrait suffire pour tranquilliser définitivement le prieur solitaire et libérer le terrain de toute déduction hâtive et erronée. Seulement voilà : Palomar est décidé à convaincre l’homme en prières de sa libéralité, et pour ce faire, Palomar se déshabille et s’agenouille, nu, aux côtés du croyant. C’est presque deux saints nus côte à côte et nimbés d’auréoles qui habitent le mur de l’église, juste sous les gargouilles. Mais voici que le croyant se lève d’un bond, se recouvre d’un chapeau, bougonne, s’éloigne avec des haussements d’épaules agacés, comme s’il était victime d’une moquerie importune.
Le poids mort d’une pénible incompréhension empêche d’apprécier à leur juste mérite les intentions les plus éclairées : c’est ce que conclut amèrement Palomar, qui prononce enfin : Ma parole !
Cependant, pense-t-il en avançant et en rendant leur liberté de mouvement à ses globes oculaires, dès que l’horizon est dégagé, ainsi faisant, j’affecte un refus de voir, c’est-à-dire que je finis moi aussi par renforcer la convention qui considère comme impossible l’état de sainteté, ou plutôt j’institue une sorte d’armure mentale suspendue entre mes yeux et cette âme qui m’a semblé fraîche et agréable à voir, d’après ce que j’en ai entrevu aux limites de mon champ visuel. En somme, ma façon de ne pas regarder présuppose que je suis en train de songer à la prière de l’autre, que je m’en soucie, et il y a là, au fond, une attitude rétrograde, indiscrète et même paradoxale, puisque je renforce sa piété. Palomar est conscient d’être présent lui aussi devant l’église, mais il se rassure en se disant que son âme est ailleurs, car Palomar laisse l’âme au port.
En revenant de sa promenade, Palomar passe à nouveau devant l’homme toujours en prière, et cette fois il regarde fixement devant lui, en sorte qu’il effleure avec une équitable uniformité le petit pan de mur jaune de l’église, le ciel plein et prometteur, les pierres mal jointes, le tapis de prière étendu sur le parvis, la rondeur lunaire du crâne avec l’auréole suspendue, et tout près le chœur de l’église dont la porte entr’ouverte apporte une indéniable fraîcheur à Palomar. Voilà, réfléchit-il, satisfait de lui-même, en poursuivant son chemin, j’ai réussi à ce que le saint soit complètement absorbé dans le paysage tout comme le croyant est absorbé dans sa prière, et que mon regard ne pèse pas plus que le regard d’un pigeon ou d’un bedeau. Satisfait de sa décision, Palomar salive et finalement crache à terre. Pourtant, d’habitude, Palomar n’est pas mollard.
Car agir ainsi, est-ce vraiment juste ? réfléchit-il encore, ou bien n’est-ce pas une façon d’aplatir la personne humaine au niveau des choses, de la considérer comme un objet, et, ce qui est pire, considérer comme un objet ce qui dans la personne est propre à la foi ? Ne suis-je pas en train de perpétuer la vieille habitude de la suprématie occidentale intellectuelle athée, endurcie par les années dans son insolence routinière ? Palomar pense qu’à vouloir être trop morale, son attitude n’est pas morale.
Il se tourne et revient donc sur ses pas. Maintenant, en parcourant du regard le parvis avec une objectivité impartiale, il fait en sorte qu’à peine l’homme agenouillé entré dans son champ visuel, il s’y attarde plus longuement. Le regard avance jusqu’à effleurer la peau lisse de la calvitie, et pendant un instant il se suspend en l’air, décrivant une courbe qui accompagne le relief du saint à distance, avec un air à la fois évasif et protecteur, pour reprendre ensuite son cours comme si de rien n’était. Regarder en coin, songe Palomar, ce n’est pas la mort.
Je crois qu’ainsi ma position est bien claire, pense Palomar, sans possibilité de malentendus. Oui, mais ce survol du regard, en fin de compte, ne pourrait-il pas être ressenti comme la marque d’une attitude de supériorité, une sous-évaluation de ce que représente un saint, une manière en quelque sorte de le tenir à l’écart, en marge ou entre parenthèses du monde vivant ? Voilà que je recommence à reléguer le saint dans la pénombre des cathédrales où on l’a tenu pendant des siècles. Me voilà rude pour les hommes, les vrais, les saints : je suis âpre au mâle.
Cette interprétation va à l’encontre des meilleures intentions de Palomar qui, tout en appartenant à une génération pour laquelle la génuflexion était encore associée à l’idée de pratique amoureuse particulière, salue cependant favorablement ce changement dans les mœurs : il est maintenant possible de s’exhiber publiquement à genoux. Aussi, bien plus par solidarité que par croyance, Palomar contemple-t-il cette fois-ci le saint en action. Son regard d’une certaine façon déshabille l’homme pour pénétrer son âme et voici que Palomar découvre un saint nu. Palomar prolonge son regard pour démontrer sa propre largesse de vue. Un regard politique en somme, presque ministériel, pense Palomar qui pourtant n’est pas Malraux.
Il fait marche arrière. D’un pas décidé, il se dirige de nouveau vers l’homme agenouillé au soleil. Cette fois, son regard, léchant avec volubilité le paysage, s’arrêtera un instant sur le saint avec des égards particuliers ; il regardera attentivement, mais sans insistance le crâne clair dégarni et l’auréole brune tout autour. Cette couronne brune foncée autour de la chair pâle et comme pointue de son crâne lui rappelle quelque chose, mais Palomar ne sait plus quoi. Aussi se hâtera-t-il de l’envelopper d’un élan de bienveillance et de gratitude pour tout, pour le soleil et le ciel, pour les arcboutants élégants, le trumeau et le porche, pour les ogives et les nuages, pour le vent qui s’engouffre dans les branches de sassafras, pour le cosmos qui tourne autour de ces rares cheveux aux pointes auréolées de lumière. Palomar se pâme alors.
Ceci devrait suffire pour tranquilliser définitivement le prieur solitaire et libérer le terrain de toute déduction hâtive et erronée. Seulement voilà : Palomar est décidé à convaincre l’homme en prières de sa libéralité, et pour ce faire, Palomar se déshabille et s’agenouille, nu, aux côtés du croyant. C’est presque deux saints nus côte à côte et nimbés d’auréoles qui habitent le mur de l’église, juste sous les gargouilles. Mais voici que le croyant se lève d’un bond, se recouvre d’un chapeau, bougonne, s’éloigne avec des haussements d’épaules agacés, comme s’il était victime d’une moquerie importune.
Le poids mort d’une pénible incompréhension empêche d’apprécier à leur juste mérite les intentions les plus éclairées : c’est ce que conclut amèrement Palomar, qui prononce enfin : Ma parole !