Texte lu aux Jeudis de l’Oulipo, juin 2000.
Où l’auteur raconte comment il s’est mis à écrire, jusqu’à en perdre femme et santé. Où il dit tout de sa tragique trajectoire et donne le secret de sa rédemption.
C’est une histoire banale, et je ne sais plus très bien comment ça a commencé. Sans doute un soir un peu plus désœuvré que les autres. Un de ces soirs où tout ce qu’on a la force de faire, c’est de ne plus penser à rien. Alors j’ai écrit. Un vers. Puis un autre. Et encore un autre. Ce n’est pas vrai qu’on se souvient toujours de ses premiers écrits : ce premier soir, je n’en garde aucun souvenir. Une nouvelle, un poème, quelle importance ? Tout ce que je sais, c’est que la tête me tournait, que j’ai continué, jusqu’à ce que la fatigue m’emporte.
Le lendemain, sans y prendre garde, j’ai recommencé. Et le surlendemain. Et le lendemain du surlendemain. Il a bien fallu que je l’admette : j’étais devenu un écrivain mondain.
Ne croyez pas ceux qui vous disent qu’ils écrivent pour le plaisir. Un vers, peut-être, voire deux. Mais ceux qui écrivent systématiquement, jusqu’à plus soif vous le diront : il n’y a pas de plaisir à écrire. Gide le disait très bien : “ Je n’aime pas écrire. J’aime avoir écrit. ”
La descente aux enfers commençait.
J’étais incapable de rassembler mon énergie, de me concentrer. Un jour, un collègue de bureau m’a pris à part, il m’a dit, avec un ton moralisateur insupportable : “Je te parle en ami. Il faut que tu cesses d’écrire. Tu es en train de te détruire à petit feu.” Je l’ai envoyé paître. C’était le directeur du personnel, j’ai fini par être liciencié.
Alors, je me suis mis à faire le tour des maisons d’éditions. Un vrai pilier. J’avais mes habitudes. Un vers ici, un haïku là. Mais là aussi, en fin de compte, les patrons m’on jeté dehors, en prenant prétexte de la loi qui réprime l’écriture publique. J’écrivais trop, paraît-il. Et pas toujours de la qualité. Comme si ils en vendaient, eux, de la qualité.
Je ne faisais plus qu’écrire : au bout de quatorze vers, j’étais complètement sonné.
Et puis, ça devait arriver, j’ai eu un accident de voiture, pas très grave. J’avais pas mal écrit avant de prendre le volant, mais je croyais être en état de conduire après un haïku. Vous savez ce qu’on dit : “ Un vers, ça va, trois vers… ”
Un jour, j’ai trouvé un mot de ma femme sur la cheminée. “ Je ne peux plus supporter de vivre avec quelqu’un qui écrit. Je pars. Ne m’en veux pas. ” J’ai pensé : bon débarras. De toute façon, l’écriture m’avait coupé toute libido depuis longtemps.
Peu à peu, je me suis coupé de mes amis. Je ne peux pas leur en vouloir non plus : j’avais toujours un petit haïku dans le nez, et que j’étais de plus en plus taciturne. Je vivais dans ce monde où l’écriture est la seule amie, un univers qui ne laisse la place à aucun autre.
Et puis les douleurs sont venues. À la main, aux yeux. J’ai dû consulter. Le médecin a été catégorique : si je continuais à écrire, j’étais condamné. J’ai été ébranlé, j’ai traversé une crise de foi.
Je me suis inscrit dans un groupe : les Écrivains Anonymes. Je ne sais pas si vous connaissez : on se réunit tous les mois, on parle de nos problèmes d’écritures, des conséquences sur notre vie professionnelle, notre vie de famille. J’ai vu des cas désespérés : une femme, Marguerite, que l’écriture avait physiquement transformée en loque, un type qui cachait ses poèmes sous le lit, de peur que sa compagne ne les trouve, ou encore un autre qui aimait Sienkiewicz, Witold Gombrowicz, Slawomir Mrozek à un tel point qu’à défaut d’écrire autant qu’eux, il tentait de les imiter : il avait fini par écrire comme un Polonais, et il s’était arrêté avant de sombrer complètement.
Voilà. Aujourd’hui, je vais mieux. Tout cela appartient au passé, et c’est pourquoi je peux arriver à en parler devant vous. Alors, si vous aussi vous êtes confronté à un problème d’écriture, je voudrais dire que c’est à chacun de trouver en soi sa voie pour en sortir.
Moi, j’ai trouvé la mienne. Maintenant, je bois.