Élisabeth Chamontin
Un monologue en polychromie véritable
avec sept méthodes de phraséochromie
par l’Ouvroir de peinture potentielle
Bibliothèque Oupeinpienne n° 16
Au crayon qui tue, éditeur
2009
à Charles Cros,
qui photographia les couleurs
Eh bien oui, ce qui m’amène ici, c’est une drôle d’histoire, dont je vais vous faire de but en blanc le récit, car il y a de quoi, pour moi, marquer ce jour d’une pierre blanche. Voilà, j’ai récemment remarqué qu’il y a comme un fil rouge qui court entre les œuvres des oulipiens : un goût certain, persistant, pour les couleurs. Cette affirmation visiblement vous surprend, et je vous entends déjà vous récrier : « Comment ? Mais vos oulipiens, ils n’ont jamais songé à coopter Maurice Leblanc, Gustave Lerouge, ou Pierre Larousse… Ni le conte bleu, ni le roman rose ni même le roman noir ne sont leur tasse de thé. En outre, aucun d’entre eux n’a succombé jusqu’ici à l’attrait de l’habit vert, comme s’ils craignaient, s’y attaquant, de faire chou blanc ». A cela je me permettrai d’apporter une double réponse.
Primo, certains oulipiens, fidèles en cela à l’éclairante leçon donnée par Stendhal avec son mélange de rouge et de noir, de rose et de vert, Gaston Leroux avec sa chambre jaune et sa dame en noir, Boris Vian avec son herbe rouge, ne dédaignent pas d’agrémenter d’une touche colorée les titres de leurs livres. Il n’est que de rappeler, dans l’ordre alphabétique : Noël Arnaud et sa Langue verte, Jacques Bens et son Rouge grenade, Harry Mathews et ses Verts champs de moutarde, Raymond Queneau et ses Fleurs bleues, sans oublier bien sûr Quelque chose noir de Jacques Roubaud et L’amour noir d’Albert-Marie Schmitt.
Secundo, les mêmes oulipiens (ou d’autres à l’occasion, car entre eux c’est bonnet blanc et blanc bonnet) aiment à construire des textes autour de certains assemblages de couleurs. C’est Queneau qui, introduisant dans son bref récit les sept couleurs du prisme, compose l’exercice de style intitulé « L’arc-en-ciel ». Souvenez-vous, cela commençait ainsi : « Un jour, je me trouvais sur la plate-forme d’un autobus violet. Il y avait là un jeune homme assez ridicule : cou indigo, cordelière au chapeau ». Et cela continuait, dans l’ordre, avec un monsieur bleu, une voix verte, une place jaune, une gare orangée et un pardessus rouge[1]. De son côté, Paul Braffort, dans ses Bibliothèques invisibles, s’était employé à réunir une « bibliothèque chromatique » où apparaissaient, entre autres, un chien jaune, un taxi mauve, une demoiselle aux yeux verts, un complet marron, un cahier gris et une boule noire[2]. Quant à Jacques Roubaud, avec le nom de quatre artères parisiennes, nommément la rue Violet, la rue Bleue, la rue du Chemin Vert et la place du Château-Rouge, il composait, en vers blancs, un poème qu’il a bien dû appeler, avec un brin d’humour noir, « un arc en ciel plein de trous[3]». Pas besoin d’une grosse dépense de matière grise pour repérer le lien entre toutes ces expériences. C’est comme si le recours récurrent aux ressources variées de la palette avait la vertu de chasser les idées noires, tout en donnant aux écrits oulipiens une couleur plus oulipienne encore.
Élisabeth Chamontin
[1] « L’arc-en-ciel », Exercices de style, Gallimard, 1973, p.17
[2] La Bibliothèque oulipienne, 3, Seghers, 1990, p. 252
[3] La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains, Gallimard, 1999, p. 191