"Tout le monde autour de moi le sait bien, et n’importe lequel d’entre vous, ici, pourrait en témoigner, n’est-ce pas ?".
Anton avait pris, pour dire cela, un ton qui n’appelait pas de réplique. C’est pourquoi sans doute, malgré l’amitié qui nous liait à lui depuis exactement vingt ans, aucun d’entre nous ne s’avisa de répliquer.
Apparemment satisfait de notre réaction, il marqua une pause et, après avoir vidé d’un seul trait (c’est ainsi que je l’avais toujours vu faire) le verre à moitié vide qu’il tenait encore à la main, examina longuement, l’un après l’autre - comme s’il voulait, par ce regard appuyé, s’assurer qu’aucun n’avait subi de changement notable depuis notre précédente rencontre - les quatre convives qui lui faisaient face : ils mastiquaient paisiblement, avec lenteur, avec application, les dernières bouchées d’un repas dont, à en juger par les reliefs qui encombraient encore la table, on pouvait dire, sans risque d’erreur, qu’il avait été aussi copieux qu’arrosé.
Rien, il faut bien le dire, n’avait manqué ce jour-là à la célébration du dîner rituel auquel, après une longue interruption, il nous avait à nouveau conviés tous les quatre, comme autrefois. Il était arrivé bon dernier dans le restaurant un peu guindé, s’était aussitôt emparé de la parole, et n’avait pas tardé à faire circuler quelques copies d’un gros article, découpé dans un hebdomadaire chic, qui venait d’être consacré à ses oeuvres de jeunesse
"C’est vrai, je suis d’un naturel plutôt calme. Il ne m’arrive guère, d’ordinaire, de perdre mon sang-froid. Ou de sortir de mes gonds. Bref, de faire ce que vulgairement l’on appelle des scènes… Eh bien, ce soir-là (c’était aussi - comment pourrais-je l’oublier ? - le premier anniversaire de mon arrivée dans ce Paris que je n’avais imaginé ni si sale ni si gris), en plein théâtre, la grosse coupure qui amputait d’au moins cinq pages le milieu de ma pièce me mit dans une fureur que je ne saurais décrire".
Cette fois, la pause dura : le flot des souvenirs avait réussi, semble-t-il, à contenir le flux des paroles. Autour de la table, avec une belle unanimité, le silence attentif des quatre convives répondit, une fois encore, au silence rêveur de l’orateur.
"Il faut vous dire que c’était ma première pièce.
Oui, c’était même, en fait, la première oeuvre littéraire que je parvenais à mener jusqu’à son terme. Non sans mal… J’y avais travaillé pendant des mois, abandonnant pour elle maints projets pourtant pas loin d’aboutir. Car tout, absolument tout dans cette maudite pièce, m’avait posé problème : le titre (ah, le titre, vous vous en souvenez, il n’était autre précisément que Le Titre…), le sous-titre, le découpage des scènes, le nombre des personnages. Et enfin, bien sûr, la place, le contenu de chacune des répliques : elles étaient chargées de décrire, par touches légères mais redoublées, le cercle entier de mes convictions philosophiques de l’époque. Vous savez bien qu’en ce temps-là, nous n’aimions rien tant, nous autres, que philosopher. Surtout au théâtre. Comme il nous plaisait, alors, de traquer tous ces fragments de tragédie qui se cachent derrière les scènes les plus quotidiennes !"
Ce rappel, nullement inattendu vu les circonstances, d’un petit bout de notre passé commun (un bout devenu si lointain cependant - si exotique aussi - que je doutais parfois, quant à moi, de l’avoir vraiment vécu) amena sur quelques visages un pauvre sourire. Un sourire qui se serait voulu complice, mais qui ne réussissait qu’à paraître contraint, et vaguement contrit : le fossé était devenu si grand entre nous ! Chacun s’en souvenait, certes, de ces temps où nous étions tous les quatre, comme Anton, avec Anton, à la recherche de je ne sais quel secret. Un secret que nous, à la différence d’Anton, n’avions fait qu’entrevoir par échappées, et comme à la lueur d’un éclair. Tandis que lui…
"Oui, rien n’avait été laissé au hasard. Ah, le hasard… C’était alors pour moi une sorte d’ennemi personnel. Je le détestais avec force, avec emphase, avec démesure. Comme d’autres, en d’autres temps, avaient détesté le Diable… Et je m’acharnais bien sûr à le pourchasser, pour l’expulser de tous les recoins de mon oeuvre où il aurait pu, profitant (comme il ne sait que trop bien le faire) de la moindre de mes inattentions, se glisser, trouver refuge.
J’étais ainsi parvenu à boucler mes trois actes. Trois actes particulièrement concentrés Pas une virgule à mes yeux n’était de trop. J’avais d’ailleurs spécifié, dans le contrat qui me liait au théâtre, que je ne tolérerais aucune modification de mon texte, si minime qu’elle pût paraître. Planton, le directeur avait bien essayé de discuter cette clause, mais ce fut mon intransigeance qui triompha".
Visiblement, Anton n’était pas peu fier d’évoquer, une fois encore, ce tout premier triomphe de sa vanité d’auteur (celle-ci était devenue, depuis, proverbiale). Planton n’était pourtant pas - nous le savions tous - un adversaire bien redoutable, avec ses gros yeux myopes, sa délicatesse menue de souris blanche, et son inaptitude presque absolue à dire non. Mais qui se souvient aujourd’hui de ce pauvre Planton ? C’était bien le plus atypique des directeurs de théâtre. Rien ne l’avait préparé à ce rôle. Seules d’imprévisibles circonstances familiales l’avaient finalement contraint.à l’assumer.
Loïc Planton était le fils cadet d’un grand psychiatre parisien qui avait connu, peu après la guerre, une sorte de gloire mondaine, due au succès spectaculaire de certaines de ses cures. En fait, le docteur Planton ne s’intéressait guère au petit Loïc : celui-ci avait donc grandi seul, mélancolique, et s’était réfugié très tôt, pour oublier l’indifférence paternelle, dans ses études de chimie, où d’ailleurs il excellait. Son aîné, Camille, était au contraire le chéri de la famille. Le docteur consacrait une grande partie de ses ressources, et de son imagination, à inventer pour lui des plaisirs nouveaux. La dernière de ses initiatives en ce domaine (qui fut d’ailleurs dénoncée par beaucoup comme une ruineuse extravagance) avait frappé tous les esprits : lorsque, vers vingt ans, Camille voulut épouser la belle Bérénice, qui ne rêvait que de théâtre, le docteur n’hésita pas à vendre tous ses biens pour faire construire, non loin de la rue Roussel, une petite salle à l’italienne, qui fut solennellement offerte au jeune couple en guise de cadeau de mariage. En peu de temps, Bérénice et Camille, aussi passionnés l’un que l’autre par le prodigieux jouet qu’ils avaient entre les mains, surent faire de leur salle un haut-lieu de l’avant-garde et de l’expérimentation théâtrale. Mais, au bout de quelques années, un absurde accident avait brutalement brisé leur ascension : rentrant un soir d’un court voyage à Thouars, ils se trouvèrent pris dans un gigantesque carambolage sur l’autoroute, et furent tous deux tués sur le coup. C’est ce qui avait projeté Loïc Planton , bien malgré lui, à la tête du théâtre, en attendant que sa nièce, la toute jeune Agnès, fût en mesure de prendre la succession de ses malheureux parents.
La voix d’Anton, qui s’était faite soudain plus douce, vint me tirer de ma rêverie.
"C’était donc le grand soir. La générale. J’étais nerveux, évidemment…J 'avais assisté au début du spectacle avec toute la gravité qui sied à pareille occasion : ce n’est pas tous les jours qu’on voit s’incarner son rêve le plus cher…
Pourtant, mon héros (je puis bien le reconnaître, aujourd’hui, devant vous) n’avait rien de très original. C’était l’éternelle figure du provincial ambitieux et timide, poussé, et en même temps entravé, par son orgueil et sa sensibilité d’enfant gâté, aux prises bien sûr avec la Grande Ville, sa foule hostile, ou indifférente. Coupé de toute réalité, on le voyait constamment osciller : parfois, le monde lui paraissait ridiculement rétréci, trop étriqué en tout cas pour servir de cadre à ses exploits futurs ; à d’autres moments, il se persuadait au contraire que la plus étroite des tombes, dans un lointain cimetière de banlieue, serait déjà pour lui un trop vaste séjour.
L’on était arrivé à peu près à la moitié de la pièce. Un moment-clé : la salle, tendue depuis les premières répliques, avait besoin de reprendre souffle, d’y voir plus clair. J’avais précisément prévu cela. J’avais donc inséré, à cet endroit, une sorte d’intermède, un très savant échange entre cinq personnages nouveaux et complètement étrangers à l’intrigue.principale : costumés en pages, ils venaient là pour lever quelques voiles et, spectateurs eux-mêmes au sein du spectacle, fournir au public d’indispensables éclaircissements. J’attendais donc avec une certaine impatience l’effet qu’allait produire cette innovation dont je n’étais pas peu fier. D’où ma fureur quand je constatai qu’elle avait été purement et simplement sautée. Oui, sautée, supprimée, effacée, caviardée…"
Nous retenions notre souffle. Jamais Anton n’avait réussi à aller, dans son récit, au-delà de ce point : étranglé de fureur au souvenir toujours cuisant de l’outrage fait, en cette soirée combien mémorable, à sa première œuvre, il préférait d’ordinaire s’interrompre, et ne reprenait la parole que pour parler d’autre chose.
Cette nuit-là serait-elle différente des autres nuits ? Nous le souhaitions, nous l’espérions. Après tout, l’incident était maintenant suffisamment vieux (vingt ans !) pour qu’il y eût prescription, apaisement.
Anton reprit son souffle.
"J’ai aussitôt bondi dans le bureau de Planton. Agnès était là. Elle sanglotait. Lui-même, debout au milieu de la pièce, lunettes pendantes, visage défait, donnait les signes du plus grand accablement. Ni l’un ni l’autre ne furent surpris de ma brusque apparition. Je hurlai : les cinq pages ! les cinq pages. ! Planton, d’un geste las, fit alors signe à sa nièce de parler. Au milieu des larmes et des hoquets, elle fut incapable, pendant plusieurs minutes, d’articuler d’autres mots que : la balafre… la balafre…..
Il me fallut un long moment pour comprendre.
Figurez-vous qu’un véritable drame s’était joué, juste avant le spectacle. Les jeunes gens auxquels le théâtre avait confié les rôles de pages n’étaient pas des acteurs professionnels ; ils avaient été recrutés - sans grand discernement, hélas - parmi les camarades d’Agnès. Au cours de la dernière répétition, l’un d’eux, fou de trac, avait annoncé qu’il ne monterait pas sur scène. Les autres, furieux, avaient essayé de l’y traîner de force. Il s’ensuivit une bagarre, au cours de laquelle le malheureux, qui s’était emparé d’un couteau, réussit à blesser profondément au visage plusieurs de ses adversaires : couverts de sang, ils avaient évidemment dû renoncer à jouer…"
Nous nous regardâmes, surpris. Ce n’était donc que cela, ce dénouement que, des années durant, Anton s’était refusé à révéler ! Difficile vraiment de le croire. Le récit nous laissait tous les quatre profondément insatisfaits.
Il fallut pourtant nous en satisfaire.
Anton, comme s’il venait de s’acquitter d’une vieille dette, avala son dernier verre de vin, étala sur la table, pour régler l’addition, quelques très gros billets, puis sans un mot s’en alla.
Et jamais plus il ne fut question, entre nous, de cet épisode.
L’appentis revisité, Berg International, 2003