« Une généalogie judéo-franco-maghrébine n’éclaire pas tout, loin de là. Mais pourrais-je rien expliquer sans elle, jamais ?
J. Derrida, Le monolinguisme de l’autre
Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne, déclare Jacques Derrida et, s’accrochant à cette affirmation qu’il refuse d’emblée de considérer comme une contradiction performative, il bâtit tout un livre1. Un livre en forme de « causerie », où il dialogue avec lui-même, pour titer au clair divers points qu’il n’avait guère abordés jusque là dans ses écrits : sa condition de « judéo-franco-maghrébin » et les conséquences linguistiques de cette condition. Si j’ai bien compris son propos (ce qui n’est nullement assuré), cette langue qui est la seule qu’il possède, la langue française bien entendu, il ne parvient pas à la considérer comme véritablement sienne parce qu’elle s’est imposée à lui en raison de la situation coloniale. Lisant cela, je n’ai d’abord pu m’empêcher de me remémorer la phrase d’un autre Algérien, Malek Haddad, qui avait trouvé aussi d’excellentes raisons pour dire de la langue française qu’elle était « (s)on exil ». Mais après réflexion, il m’a paru peut-être plus justifié de mettre en relation la déclaration derridienne avec le mot fameux de Kafka qui, pour définir sa situation par rapport à la langue allemande, disait qu’il n’en était que « l’invité ». Malgré la différence des personnalités et des situations historiques, c’est, me semble-t-il, une même distance qui est ressentie, et signalée, à l’égard de la langue dans laquelle chacun de ces deux écrivains a écrit son œuvre. Comme s’ils gardaient, l’un et l’autre, le regret, la nostalgie d’une langue autre qui eût été véritablement la leur. Attitude qui se retrouve encore, me semble-t-il, à l’arrière-plan de cette constatation, teintée de regret, de Perec : « Je ne parle pas la langue que mes parents parlaient 2.» Quelles que soient par ailleurs mes sentiments à l’égard de chacun de ces trois écrivains, marqués comme moi par leur naissance juive, il me faut bien constater que mon rapport à la langue que j’utilise ne ressemble guère au leur. Et le malaise qu’ils ressentent n’est pas le mien. Pourtant, judéo-franco-maghrébin moi-même, j’aurais pu être amené à vivre une expérience analogue à celle que décrit Derrida. Il se trouve que ce n’est pas le cas. Pour des raisons que je voudrais maintenant éclairer.
Au commencement, il y a Meknès, ma ville natale et celle de mes ancêtres, juifs vivant au Maroc depuis un nombre indéterminé de générations, voire de siècles (certains historiens parlent même de millénaires). J’y ai passé, de 1939 à 1956, les dix-sept premières années de ma vie. Période de formation, et à ce titre, en tous points décisive : elle est présente à travers une série de personnages et d’anecdotes maintes fois évoqués dans mes écrits3, mais surtout, elle a déterminé d’une façon irréversible mon rapport au langage.
Issu donc d’une famille juive pratiquante (comme l’étaient dans leur immense majorité celles de la génération de mes parents), dans un pays arabo-musulman alors soumis au « protectorat » français (une forme à peine atténuée de domination coloniale), je me suis trouvé plongé dès ma naissance dans un environnement linguistique bien particulier. Certes, notre paisible ville de Meknès, malgré le titre pompeux de « ville impériale » dont on aime à la parer dans les prospectus touristiques pour rappeler son lointain passé de capitale, n’avait rien de ces Babel où, comme dans la Roustchouck décrite pas Canetti, se côtoient et à l’occasion se chevauchent ou s’enchevêtrent, sept ou huit idiomes4. Il n’en reste pas moins que, dans mon entourage immédiat, trois langues au moins étaient présentes, le français, l’arabe, l’hébreu, qui correspondaient aux trois héritages sur l’union harmonieuse desquels reposait notre identité. Mais, inégalement maîtrisées, inégalement utilisées, inégalement révérées, ces trois langues occupaient des places fort différentes.
En tête venait bien entendu le français. Seul, il faisait l’objet d’un apprentissage approfondi, vécu par tradition familiale comme une véritable initiation ; il était la langue de la conversation « noble », de la vie intellectuelle, de l’écriture, bref, pour parler comme les sociologues, la langue des fonctions supérieures de la vie sociale. L’arabe venait après : il se bornait chez nous à cette variété quelque peu abâtardie qu’on appelait le judéo-marocain. Dialecte plutôt que langue, et doublement marginal, en tant que marocain et en tant que judaïque, par rapport aux normes de l’arabe classique. Il s’apprenait sur le tas, demeurait le plus souvent oral et se trouvait de ce fait réservé à des échanges plus élémentaires ou plus intimes5. Quant à l’hébreu, bien que porteur encore de sa lourde et ancestrale charge de sacré, il ne faisait l’objet, dans ma génération, que d’un enseignement limité, et il n’intervenait, en-dehors des usages liturgiques quotidiens (les trois prières, les bénédictions accompagnant chaque acte de la vie), que sous la forme de sentences biblico-talmudiques ou de chansons pour fin de repas de fêtes. Tout se passait donc, on le voit, comme si s’était effectuée, entre ces trois idiomes de base, une sorte de providentielle répartition des tâches, qui aurait dû normalement permettre de couvrir le champ entier de nos besoins linguistiques. En fait, ce n’était pas exactement le cas. Il faut encore introduire dans ce tableau un degré supplémentaire de complexité : chacun de ces idiomes, auxquels venaient parfois s’ajouter quelques bribes d’espagnol6 ou d’araméen7, pouvait se mêler aux deux autres, nouer avec eux des combinaisons complexes, et prendre ainsi, selon le contexte où l’on en usait, des formes différentes.
Le résultat de tout cela, c’est que très tôt je me suis trouvé, en famille comme à l’école ou dans la rue, face à un copieux assortiment de langues, et surtout de « sous-langues » : le « franrabe », le « franbreu », l’"hébrabe" (si l’on veut bien me pardonner ces néologismes transparents). Les manier convenablement n’allait pas de soi. Il y fallait une attention extrême. Ainsi, pour éviter le risque de paraître, selon les circonstances, soit pédant, soit ridicule, soit ignorant, il me fallait veiller, avec chaque nouvelle catégorie d’interlocuteurs, à infléchir dans la bonne direction ma manière de m’exprimer : choisir la bonne langue ou la bonne « sous-langue », le bon lexique, la bonne syntaxe, et enfin (là était peut-être le point essentiel) la bonne prononciation. Ne pas rouler les r en parlant français, surtout dans le cadre scolaire, s’appliquer au contraire à les rouler dès lors qu’intervenait l’hébreu, et plus encore l’arabe. Ne pas laisser échapper de formules hébraïques en m’adressant aux commerçants arabes du quartier. Eviter les mots français en répondant aux questions des vieilles tantes ou grand-tantes qui, nées bien avant l’installation du Protectorat, avaient gardé le langage, ainsi d’ailleurs que la pittoresque tenue vestimentaire, de l’époque ancienne.
La gymnastique intellectuelle provoquée par ce souci précoce des convenances linguistiques était vite devenue source de multiples satistactions. Elle me donnait en particulier un sentiment de supériorité face à ceux qui, n’étant pas comme moi porteurs d’un héritage pluriel, ne disposaient pas d’une semblable palette, et se trouvaient réduits au maniement sans nuances d’un seul et unique idiome. Le monolinguisme de l’autre donnait plus de prix encore au multilinguisme des miens. D’autre part, grâce à l’abondance des moyens linguistiques ainsi mis à ma disposition, je pouvais à mon gré me livrer, soit seul, soit avec les quelques cousins et voisins qui étaient alors ma compagnie quotidienne, à toutes sortes de jeux avec (et sur) ce matériel franco-arabo-hébraïque : transpositions homophoniques de mots hébreux ou arabes en français et vice versa, traduction littérale de comptines ou de formules idiomatiques (par définition intraduisibles) d’une langue dans une autre, transpositions ou désarticulations syntaxiques. Tout cela aboutissait à des résultats étranges ou cocasses, qui tour à tour me fascinaient et me réjouissaient.
Ce multilinguisme de départ allait encore, au moins dans mon cas, s’enrichir un peu plus tard grâce à la découverte de l’antiquité gréco-romaine. Cela se fit en deux épisodes, encore très vivement présents à ma mémoire. Le premier fut la lecture d’un volume de Contes et légendes tirés de l’Iliade et de l’Odyssée. Cet ouvrage, si différent de ceux que j’avais pu avoir entre les mains jusque là, et qui étaient pour l’essentiel soit d’austères livres de prières hébraïques, soit de simples manuels scolaires, me captiva immédiatement et pour longtemps : il me faisait entrer dans un univers enchanté dont je n’avais pas soupçonné l’existence. Le second épisode, ce fut d’avoir entamé, avant même l’entrée dans l’enseignement secondaire, l’apprentissage de la grammaire latine. Cela se fit grâce à une de mes sœurs, elle-même à peine sortie de l’adolescence, pendant un été que nous passions ensemble au bord de la mer. Elle avait eu l’habileté de me présenter cela comme un simple jeu. de vacances. Et ce jeu m’avait aussitôt séduit : il reposait sur une logique d’une rigueur quasiment sans faille. Comme lorsque je m’exerçais au calcul mental, je trouvais plaisir à reconstituer dans ma tête les formes les plus complexes des déclinaisons et des conjugaisons (j’avais un faible pour les ablatifs en –u, les locatifs ainsi que pour le plus-que-parfait du subjonctif) : je les manipulais avec autant de plaisir que s’ils étaient les éléments d’un jeu de construction. Cet intérêt conjoint pour la fantaisie grecque et la rigueur latine n’a fait que se développer ensuite, avec l’apprentissage de nouvelles langues et la pratique régulière du thème et de version, que je concevais et traitais, tout au long de mes années d’études, non comme les lourds pensums scolaires qu’ils étaient aux yeux de la plupart de mes camarades, mais comme une variété particulière de ces jeux de langage auxquels j’avais commencé depuis l’enfance à me complaire.
Un tel passé pouvait-il rester sans effet ? Evidemment non. Cette diversité des ressources linguistiques, dont je savais d’expérience qu’elle pouvait être source de plaisir, n’était-elle pas dangereuse pour la construction d’une identité ? Certains écrivains maghébins le pensent et le disent. Sans doute à bon droit. Mais, sans vouloir revenir ici sur l’histoire des rapports d’amour que beaucoup de Juifs maghébins ont entretenus avec la langue française, il m’apparaît nécessaire de rappeler pourquoi l’attitude des arabo-musulmans et celle des judéo-maghrébins face aux dangers supposés du multilinguisme ne pouvait qu’être très différente. Chez les premiers, le français est venu concurrencer l’arabe, et surtout le marginaliser : ils ont donc pu vivre le bilinguisme comme un viol, une souffrance, voire, comme Malek Haddad, un exil. Chez les judéo-maghrébins au contraire, comme chez beaucoup de Juifs dans le monde, la pluralité des langues était, bien plus qu’une simple habitude mentale, une véritable obligation vitale. Il ne s’y attachait donc aucune connotation négative, car l’identité judéo-franco-maghrébine, conçue non comme une donnée figée, mais comme le résultat d’un processus, s’accommodait fort bien de ses composantes multiples qui permettaient une plus grande ouverture au monde.
Ainsi, ma généalogie judéo-franco-marocaine ne me semble pas avoir perturbé à l’excès la construction de ma personnalité. En revanche, elle m’a amené à maintenir une certaine distance critique à l’égard de chacune de ces trois composantes, et permis d’éviter qu’aucune des trois (en l’occurrence, c’eût pu être la française) n’élimine tout à fait les deux autres. Distance critique qui n’est certes pas toujours un atout, car elle freine singulièrement les enthousiasmes et les engagements ! Une partie de ma réserve persistance à l’égard de l’action politique vient sans doute de là. C’est ce même passé qui a orienté la suite de ma vie intellectuelle, en ce qu’il a plus ou moins directement pesé aussi bien sur mon activité d’historien que sur mes choix d’écrivain.
Ma vocation comme mon travail d’historien lui doivent beaucoup. En effet, jeune normalien, au moment où chacun décide de la discipline particulière dans laquelle il va se spécialiser, la familiarité que j’avais acquise dans l’enfance avec la langue latine me fit opter, sans trop d’hésitation, pour Rome et sa civilisation. Un peu plus tard, j’ai choisi de me lancer dans l’étude de la société de l’Afrique romaine. Elle m’ attirait précisément parce qu’elle était marquée, comme la société dans laquelle j’avais passé mon enfance, par la coexistence de plusieurs cultures, portées par plusieurs langues. J’y retrouvais sans peine une hiérarchie qui, d’une certaine façon, ressemblait à celle qui m’avait frappé enfant : tout en haut, le latin, la langue des conquérants, adoptée par les élites africaines au point d’avoir donné à la littérature latine païenne commme chrétienne quelques uns de ses plus grands noms (Apulée, Tertullien, Saint Augustin) ; ensuite, la langue des Puniques qui, bien avant les Romains, influencèrent politiquement et religieusement une partie au moins de l’Afrique du Nord ; enfin la vieille langue que les Romains appelaient libyque, demeurée vivace chez ceux que, pour des raisons diverses, la romanisation avait peu ou pas touchés, et qui se continue encore dans les diverses variétés de berbère. Et c’est encore le souvenir de mon expérience d’enfant m’a mis sur la voie d’une des hypothèses que j’ai pu proposer pour expliquer le destin singulier de l’Afrique romaine : l’existence de ce que j’ai cru pouvoir appeler, chez certains Africains, d’une « conscience à facettes »,8 susceptible de faire appel, selon les circonstances historiques, à des systèmes de références divers.
Mais c’est bien entendu dans le domaine de l’activité littéraire que ce multilinguisme originel, reposant sur le croisement de circuits linguistiques multiples pourrait avoir aissé les traces les plus nombreuses : la désacralisation de la langue , la découverte précoce de l’arbitraire du signe , le goût du jeu entre les langues, le goût de la greffe, de la contaminaton, tout ce qui devait me mener, comme à mon lieu naturel, à l’OULIPO.