La République romaine
 
 
 
 
            L’année dernière, le jour de mes quarante-neuf ans – un de ces jours difficiles que les dieux bâclent – mon meilleur ami Mimmo Mezzo me mit au défi de gagner la péninsule et d’y épouser une jeune gériatre.
            C’était une idée comme une autre.
            Le lendemain matin, mon deuxième ami dans l’ordre des préférences, le docteur Sergio Cammin, que j’interrogeai, me dit que ce n’était là rien d’autre qu’une décision brusque et bonne à prendre sous l’empire de ce qui s’imposait comme une urgence. À l’écouter, je n’avais plus qu’à réaliser tous mes biens en espèces sonnantes converties en lires et, pour épargner mon cœur (au sens strictement musculaire) qui craint un peu l’avion, je devais sans attendre sauter dans le premier train rapide et confortable qui s’en va vers le sud.
            Au téléphone, Alessandra Vitamina de Palerme ne chercha pas à me décourager. Elle me dit que, parvenu à la frontière en gare de Modane, je n’aurais qu’à effectuer les démarches nécessaires et simplissimes en vue de faire traduire mon état-civil pour celui de Jacopo Giocattolo, date de naissance non trafiquée, ce ne serait ni glorieux ni utile, prévoir deux photos. Et de fait, dès Bardonecchia, après le noir du tunnel creusé dessous les monts, ce fut une affaire entendue. Alessandra avait ajouté : “ Bonne chance, monsieur Giocattolo ! ”
 
            Sur le conseil d’amis d’amis d’amis d’amis (Massimo Selva, Fabio Viatico – qui n’est autre que le nouveau traducteur de Jules Verne –, Beatrice Cosa et, cousin de Massimo Selva, Carlo-Maria Pensiero) je louai dans la capitale un appartement qu’on m’avait longuement décrit comme spacieux et qui tint fort bien ses promesses.
            Le sourcil sombre, un certain Gabriele Paura me remit furtivement un trousseau de clefs sur le quai de la stazione Termini et me recommanda de me présenter au plus tôt via della Repubblica 65, chez le disquaire Amadeo Mortella, qui me confierait aux bons soins de Rita Benzedrina, laquelle me ferait visiter l’appartement et me donnerait tous les conseils nécessaires au bon usage de ses ressources. Rita était absente et c’est finalement Antonio Cosecante, vif et haut comme trois pommes, qui fit avec moi l’état des lieux et la liste des appareils avec leur mode d’emploi. Il me prépara un café délicieux en me conseillant de noter chacun de ses gestes. Après quoi, je ressortis avec lui et le projet de le semer au plus tôt. Voilà qui est fait. Je suis impatient de revenir chez moi pour refaire personnellement la connaissance des serrures. Je ne suis pas mécontent de me retrouver un peu seul.
            Serrure de la porte sur rue, serrure de la boîte à lettres, escalier, serrure de la porte d’entrée. Je pénètre en confiance. Le plafond est très haut. Je suis attiré vers la lumière, mais avant de gagner les deux menues terrasses praticables qui me furent tant vantées, j’ouvre en grand toutes les baies que je rencontre. Des carrés de soleil viennent s’imprimer sur le dallage de pierres modestes, un film de lumière à peine tiède. Il fait un froid enthousiasmant. Levant les yeux, je me laisse arrêter par l’image des terrasses qui a été brossée sur le mur, à trois endroits différents : des peintures restaurées à l’état de fragments et fraîches de tons. Alors là, bravo, les concepteurs ! Car c’est exactement ce qui est prétendu par Girolamo Sonno dans une Histoire des jardins du monde, Roma, 1949 (introuvable, je la cherche), à savoir que le tapis aurait été inventé en Perse jadis, afin que le pacha garde sous les pieds au cours de l’hiver rigoureux la quintessence du jardin fleuri : couleurs, douceurs, géométries… Ici, les fresques donnent des rambardes en fer forgé qu’embrassent des plantes grimpantes… l’agrippement des amoureux… le lierre s’enroule comme une écharpe ou les serpents du caducée, la courbe autour de la droite, excellente gestion commune du dedans et du dehors.
            Dans la chambre, je laisse durer un premier regard sur quatre miroirs, tous différents, florentins, vénitiens, pisans, bâtards, je ne sais pas… inégaux et disposés côte à côte en carré. Leur ensemble est rigoureusement centré sur une séparation en croix, chaque miroir s’éloignant de ce centre au petit bonheur de son propre format. Quelque chose de simple, d’unitaire et de très raffiné, que je n’avais pas vu tout d’abord. Isolément, chacun de ces miroirs est quelconque, mais splendide leur disposition relative.
            Il y a aussi un bonsaï, un hêtre nain, que je pose au centre de la table ronde et dans les branches duquel j’installe un baron de plomb en uniforme vert et blanc et boutons rouges que j’ai trouvé dans une vitrine.
            Bien que très occupé par la découverte des lieux, je n’oubliai pas la raison de ma venue et je me mis en chasse sans plus attendre, songeant toujours à mon gibier paradoxal. Sur le conseil de Simonetta Punto de l’université de Parme, j’achetai deux dictionnaires. Grâce à eux, je confectionnai une petite annonce qui paraîtrait dans
La Repubblica du jeudi suivant : “ Uomo 49 ans, très bon état général, épouserait une jeune gériatre, par mesure préventive. ”  Fabio Viatico, que j’appelai sur son portable, me fignola au débotté la traduction de mon message.
            Une fois la bouteille à la mer lancée dans la mer humaine, on revient dans son trou, qui serait mieux dit son domaine. On pose son œil au milieu des fresques. On attend le printemps et les réponses à son annonce en écoutant le Stabat mater de Silvestro Piegabaffi ou se passant et repassant sans lassitude la discrète Anna Collettivismo, toute jeune figurante dans Mamma Roma (en cassette vidéo malheureusement, mais, ici, le cinéma en salle nous impose toujours d’insupportables entractes). Je ne comprenais rien à l’italien parlé dans Mamma Roma.
            Le journal ne donna pas grand-chose, ou plutôt ramena dans mes filets plusieurs belles et bonnes gériatres qui n’étaient pas tout à fait aussi jeunes que je le désirais. Minoletta Valle était charmante mais présentait l’inconvénient majeur d’être un peu trop cul et chemise avec l’inquiétant Gabriele Paura (ne me demandez pas qui était le cul et qui la chemise…) ; Elisa Corindone parlait beaucoup trop vite ; Elsa Spalle était sans doute foncièrement généreuse mais fumait sans interruption et sans hygiène ; Valletta Raggi était tout simplement trop belle.
            Une cinquième réponse – autant dire cette fois la réponse – ne se fit pas attendre bien longtemps. La bonne réponse s’appelait Mazzina. Mazzina Pianeta. Retenez ce prénom de Mazzina. Je lui donnai vingt-cinq ans au téléphone dans une conversation directe, vingt ans seulement sur le message de son répondeur (mais peut-être l’avait-elle enregistré cinq ans plus tôt…), vingt-deux sur le message qu’elle laissa sur le mien. Toutefois ayant terminé ses études, elle était sans doute plus près de vingt-sept. À l’entendre, elle avait déjà tout vécu, comme ayant capitalisé la longévité des autres et douée comme personne – aux dires, de Sofia Calle, la photographe à protocoles, l’une des amantes préférées de Gabriele Paura – douée d’une appétence particulière à la “ poussière des anciens anonymes ”, selon ses propres termes.
            Il y eut un premier rendez-vous auquel Mazzina ne se présenta pas en personne. Il vint à la place, et successivement, deux des sœurs (sœurs de cœur et non de sang) de la sûrement belle inconnue, qui tinrent à m’avertir que la Mazzina était “ relativement insaisissable ” et me conseillèrent la patience, rien que de la patience et toute la patience dont je serais capable.
            – Patience ?… Comme si j’avais l’âge d’en être doué ! dis-je avec un peu d’humeur à la première venue qui répondait au nom délicieux de Giuseppina Lago.
            Mais c’était à prendre ou à laisser.
            Je dois dire que je m’étais montré particulièrement maladroit avec les deux “ sœurs ” de Mazzina. Comme j’étais arrivé avec un bouquet de fleurs magnifique et totalement contraire aux disponibilités naturelles de la saison en cours, la première sœur le prit pour elle sans hésiter – elle paraissait sincère – et je n’eus pas le courage ou la grossièreté de la contredire. Elle partit néanmoins en oubliant le bouquet, permettant ainsi à la deuxième sœur d’arriver et de se servir à son tour, comme sa copine en toute bonne foi. La nouvelle ressemblait à s’y méprendre à la sus-nommée Elisa Corindone, même taille, même chevelure et vêtements de style voisin, mais se nommait Adelphina Notte. Et de me remercier pour la délicate attention de ces quelques corolles (pour autant que je pusse le mesurer en italien, elle s’exprimait avec une certaine préciosité), en n’omettant pas quant à elle d’emporter la gerbe splendide avec la concentration d’un chien monomane qui file enterrer un os. Là encore, je n’émis aucune objection. Et quand la première sœur revint pour chercher son bouquet, je ne sus comment en justifier la disparition. Je fus couvert d’injures pour m’être fait carotter les fleurs et je n’eus aucun succès en lui proposant, en échange, un petit kilo de succhini, ces mignonnes et délicieuses courgettes pareilles à des nymphettes de légumes à peine formées ayant encore un pied dans la fleur, que j’avais achetées au marché et qu’elle me balança sans ménagements à travers la figure.
            Le deuxième rendez-vous de Mazzina, tout comme le premier d’ailleurs, avait été fixé par répondeurs téléphoniques interposés : j’avais dû obéir à un message sur mon propre répondeur (r.A) qui me demandait de trouver un rendez-vous sur un autre répondeur (r.B) et de confirmer mon accord sur un troisième (répondeur r.C). Ce petit jeu était très excitant. Pour gagner du temps dans ce que percevais comme un parcours initiatique à peine frelaté, je fis l’acquisition d’un téléphone portable, ce qui me permit de passer complètement inaperçu dans la foule romaine. Or, ce rendez-vous décisif était fixé à Florence, ce qui supposait que je reprenne le train. Voilà qui n’est pas une affaire : j’aime le train et j’aime les Chemins de fer de l’État. Rendez-vous à Florence et plus exactement dans le marché central, à l’étage consacré aux fruits et aux légumes. Bien sûr, en prévision des suites espérées de cette entrevue, il fallait que je m’assure un petit pied-à-terre voisin. Ni une ni deux, j’appelai Giambattista Pietanza, qui me renvoya sur Maria Lena-Affanata, qui me renvoya sur Reparata Pelago, qui me renvoya sur Manuela Riva à la voix si triste, qui me renvoya sur Lucio Acquafortista qui après m’avoir envoyé sur les roses me renvoya sur Bestia Animo qui me conseilla un hôtel agréable près de San Lorenzo. En fait, il me fut impossible de voir Mazzina ce jour-là. Un barrage de police interdisait l’accès de l’étage pour la raison qu’une femme venait d’être violée au milieu des poivrades, ainsi que me le raconta avec force détails complaisants une certaine Esmeralda Passo-Doppia à qui j’achetai un fromage de chèvre assez prometteur et qui me laissa son adresse à Florence, son adresse en Sardaigne et son adresse à Caprera, avec trois regards insistants qui voulaient faire oublier son pied-bot. Moi qui ne songeais qu’à Mazzina, il me fut impossible d’accéder au lieu prévu de la rencontre.
            Alors, le petit jeu des messages reprit qui vit entrer en scène Ugo Personalismo déguisé en facteur, Gianni Corpo chez qui je dus passer un fax et qui en reçut un pour moi. Ce message me parvint entre les pages du triste pamphlet que Mauro Piaggia avait consacré à Silvestro Piegabaffi, ouvrage que je devrais aller chercher dans le rayon musicologie de la librairie de Cristina de L’Erta.
            Une semaine plus tard, le troisième rendez-vous finalement fut le bon. À mes grandes stupéfaction et satisfaction réunies il m’était imposé à Pompéi, dans la villa des Vetii, devant l’une de ces peintures à fresque où les personnages dévêtus sont légion, hommes, femmes, enfants, animaux familiers, et je fus heureux de trouver – là où le rouge profond du décor s’affronte au noir sans demi-mesure – un couple qui danse, elle et lui saisis par le peintre tenant chacun sur un seul pied, mais stables au seul bénéfice de leur embrassement. L’autre jambe de l’une, l’autre jambe de l’autre sont ailleurs, dans les airs… La femme a un petit sein, une ligne de dos fameuse, et l’homme un pectoral vaste comme deux oreillers. Pour danser, il n’a pas voulu poser sa lance. Les deux bipèdes en font un seul, ou, si l’on préfère, le quadrupède fait le beau. Ou le bipède chimérique n’a pas une pensée pour la cendre chaude qui ne va pas tarder à lui tomber sur les cuirs chevelus et sur les quatre épaules.
            Perdu dans la contemplation du couple peint, je sus brusquement, inexplicablement,  que Mazzina était présente à mes côtés. Ma Mazzina au nom qui aurait fait mourir de désir un astronome, et non la Mazzina Lonza de jardin zoologique qu’elle prétendit être une minute durant, et non la Mazzina Pelargonio ou la Mazzina Volto qu’elle voulut usurper, moins encore la Mazzina Cammin pseudo sœur de mon cher Sergio qui était fils unique.
            Devant ma certitude inébranlable, Mazzina simple et conquérante me proposa la botte, comme on dit chez nous d’une avance sexuelle, expression qui dans la péninsule ne manquait pas d’énergie. Pourtant, repensant aux conseils des sœurs, cette précipitation ne faisait pas mon affaire et je lui exprimai lentement mes scrupules, avec tout l’italien dont j’étais capable :
            – Je sais que je suis petit, que je suis gros, ce qui ne serait pas une affaire si je n’étais si mal proportionné. Je sais que j’ai un nez comme un pied de chaise et des oreilles en feuilles de chou… à côté de ça, les jambes d’un serin qui porterait Atlas, qui lui-même, n’est-ce pas, porte la mappemonde, qui elle-même porte les baobabs et les hippopotames, porte les populations, les enclumes, les tanks… Je sais tout cela, tout ce que les miroirs se sont ligués pour me peindre, les échos pour me clamer, car je ne suis ni sourd ni aveugle. J’ai encore deux yeux qui divergent, les dents du bas d’un vampire mal fini et j’ai la peau des doigts moins douce qu’un gratton-laveur. Je ne sens pas très bon, je ne me sens pas très bien. Quand je ne mange pas comme un cochon, je bois comme un trou, et avec un dossier pareil, tenez-vous bien, je suis amoureux, non d’une banale signorina Tempo, non de la première signora Principio venue, non d’une donna Mattino de sous-préfecture, non d’une contessa Solecismo à la Visconti, mais de Mazzina Stella, c’est-à-dire vous.
            Elle m’avait écouté avec attention et dit simplement :
            – Non, non, vous exagérez… vous exagérez de beaucoup.
            Avant de disparaître.
 
            Je la cherchai dans toutes les rues de toutes les villes possibles, dans la via Catarina  Amoreggiamento, dans la calle Alberto Cosecante (le grand-père d’Antonio), dans le corso Vittoria Fiera, dans le sentiero Silvio Pellico… rayant rageusement de ma vue les silhouettes trop touristiques. Et la cherchant, croyant la retrouver dans une monumentale et formidablement proportionnée pisane, dans une sicilienne sombre, dans une sicilienne claire, dans une vénitienne langoureuse, dans une milanaise en vison un peu condescendante et très haute couture, je me repassais pour moi-même la personne, le visage… en un mot qui je pouvais dire qu’elle était, après l’avoir si peu vue : effectivement, elle était jeune, ou du moins le paraissait, car sa peau, car son âme imprimée sur elle étaient assez gorgées d’une incontestable maturité sans avoir jamais eu beaucoup de temps pour apprendre. D’autre part, je me dis : “ Oh ! celle-ci est gériatre comme moi je suis adolescent. ” En fait, la jeune est vieille et ne peut donner que ce qu’elle a. Elle a tout vu et tout vécu. Une jeune qui s’occupe des vieilles choses et regarde devant, bien sûre de se trouver partout.
            Alors, je regagnai mon appartement romain où les terrasses, probablement, étaient devenues praticables avec l’approche du printemps. C’était le cas. Les morceaux de fresque étaient encore plus lumineux ; je nettoyai le carré de miroirs et cirai le bois des cadres ; je dis quelques haïku de ma composition au baron qui dormait éveillé dans les frondaisons du bonsaï.
            Je fis des connaissances : un assommant Beppe Oratorio, une Margherita Tempo, qui n’était pas si banale que ça mais que je n’effeuillai pas, une Elvira Stagione, que je n’effleurai pas. Je leur parlai de Mazzina, qui ne les intéressait guère. Je fis l’effort de téléphoner à Gabriele Paura, dont la rudesse, contrairement au poncif, ne cachait rien qui ne fût pure dureté. Il mettait son pays au-dessus de tout (ce que je n’avais nullement l’intention de lui reprocher) mais parlait de l’Europe comme d’une terre promise dont il ne faisait pas partie. Je lui parlai de Mazzina, qu’il me dit dépassée. Je questionnai Adriano Vista, l’avocat dont le frère était en prison pour une vieille affaire où l’extrême gauche avait été facilement et récemment compromise sous le coup d’un unique témoignage de crapule repentie – témoignage d’ailleurs fragile. J’interrogeai Toti Leone sur la crédibilité populaire d’une “ Padanie ” détachée de Rome, sujet sur lequel il crut me rassurer pleinement d’un sourire négatif quoique inquiet.
            Et puis, la porte-fenêtre grande ouverte, je lus des livres étalés sur ma table ronde. Je lus l’essai de Gian Paolo Testicolo sur les frères Famedio et leur conception du design adapté à l’automobile, le troisième roman de Matteo Aereo ainsi que les derniers numéros de la Biblioteca oplepiana. Je lus paisiblement. Le bonsaï me regardait en frémissant comme un chat végétal.
            Quand je ne lisais pas, je dormais. Je dormis, dormis, dormis.
            Je ne savais pas comment m’y prendre avec Mazzina. Je pris des conseillers : Gentile, Alma, Teresa, Eduardo, Ernesto. L’un après l’autre, puis tous ensemble. Et puis de nouveau un par un. Gentile Lupa estimait que mes prétentions étaient excessives eu égard à la personnalité hors du commun de Mazzina comme au caractère récent de ma naturalisation. Alma Brame pariait généreusement sur ma patience. Teresa Magrezza voulait absolument connaître ce qu’elle appelait mes “ intentions ”, tandis que je me tuais à essayer de lui faire comprendre qu’on n’engage pas toujours ses actes, dans la vie, avec des desseins tout écrits. Je n’avais pas d’intention précise avec Mazzina, ou plutôt je n’en avais plus. Je commençais à comprendre qu’elle n’était pas une femme qu’on épouse et que la gériatrie n’était pour elle qu’une couverture (comme l’était également pour moi la recherche d’une pareille spécialiste). Eduardo Genti n’avait rien à me dire, et il le savait. Ernesto Gravezza non plus, mais lui ne s’y résolvait pas et me baignait de paroles sans consistance. Je n’étais pas plus avancé.
            Contre toute attente, la nouveauté vint de Gabriele Paura qui prouva son intérêt pour mon affaire en organisant un dîner avec Adriano Vista, l’avocat dont le frère, etc… (voir plus haut). Autour de la table, il y avait encore Claudia Speranza, que je tins à remercier simplement pour sa présence et la présence de son nom, ainsi que Martina Altezzosità qui prétendit, tout simplement, avoir rencontré Mazzina deux jours plus tôt. Je la cuisinai.
            – Où ? Où ? Où est-ce que tu l’as vue ?
            – Mais ici, bien sûr, dans la rue…
            – Quelle rue ?
            – Mais… la via della Repubblica, bien sûr… j’étais convaincue qu’elle sortait de chez toi !
            – Qu’est-ce que tu me racontes ? À quelle heure ?
            – C’était le matin… heu… vers les onze heures. Elle jeta une poubelle dans le conteneur municipal… Ça m’a frappé, car un homme l’a aidée en appuyant lui-même sur la barre de pied qui sert à soulever le couvercle.
            – Elle a jeté une poubelle ?
            – Oui, un sac en plastique… un sac fermé. Cela n’a rien d’extraordinaire, il me semble. Je ne sais pas ce qu’il y avait dedans. Peut-être une tête, évidemment…
            – Que veux-tu dire ?
            – Oui, de poisson, de lapin…
            – Je les mange, moi, la tête des poissons, la tête des lapins…
            – Quelle horreur !
            – Mercredi… c’était donc mercredi.
            – Oui.
            – Moi je sais qu’elle a repris le cinéma, dit Gabriele.
            – Je ne crois pas, dit Martina.
            – Pourtant, je sais qu’elle tourne, insista Gabriele.
            – Dans quoi ?
            – Elle me tourne surtout la tête, dis-je.
            – Une superproduction historique au scénario de laquelle a travaillé Margherita…
            – Tempo ?
            – Oui…
            – C’est idiot… si j’avais su… cette Tempo, je l’ai rencontrée la semaine dernière.
            – Un film sur quoi ? Et ne me réponds pas “ sur pellicule ”.
            – 49.
            – 49 ?
            – Oui, 1849. Pensiero y a travaillé aussi.
            – Carlo-Maria ?
            – Il n’y a en pas d’autre.
            – Qui encore ?
            – Bestia Animo, Luigi Pace, la contessa Solecismo qui s’est un peu encanaillée, Guido Loco, qui a dû se laisser pousser la barbe (une barbe courte et pointue), Pasquale Gnocchi… je ne vais pas te faire tout le casting ! Brunella Silenzio, Roberta Diserto, Stefania Ombratura, Lello Omonimia…
            – Ça va, merci.
            – Non, non, j’insiste, Lello Omonimia ! Celui qui sait le plus de choses sur le dossier de Mazzina.
            – Alors, je veux le voir !
            – Tiens, dit-elle en ouvrant son calepin, voilà son numéro.
 
            Donc, il fallait reprendre le programme à zéro : répondeurs, téléphone, rendez-vous, déplacement, recommencer les présentations… oui, j’ai des recommandations… parler à un inconnu de mes attentes, de mes curiosités, de mes exigences…
            Lello Omonimia vivait à Naples, sur les pentes du Capodimonte. Je me retrouvai encore sur une terrasse mais qui, cette fois, domine la baie. Lello s’exprimait lentement. Il donnait, en parlant, l’impression de ralentir, de ralentir, toujours un peu plus, par ânonnements et plages de silence, au point qu’on en venait à se demander s’il n’avait pas pour métier de contrarier  le débit régulier du temps.
            – Mon cher… se demander… qui est Mazzina revient par avance… à se donner bien des déceptions. Son dossier n’est pas en sucre. Demandez à Giorgio Parenti, le philosophe… demandez à Patria, le démographe… demandez à tous ceux qui, comme Tempo…
            – Margherita Tempo ?
            – Oui… qui comme Tempo a expérimenté auprès d’elle ce que c’est que le courage physique… Demandez à Michelangelo Dei l’impartial, à Fabrizio Poeta le fourbe ! Tous et toutes vous diront qu’elle n’est pas aussi reluisante que son mythe. Oh, mais sa vie fourmille de belles histoires… Ne vient-elle pas d’être violée en plein cœur du marché de Florence par un grand industriel du Piémont tenu par la maffia ou qui tient la maffia ? Je n’invente rien… Mais ça a l’air de vous dire quelque chose…
            – J’étais là. Enfin… à quelques pas de là. Qui vous fait croire que c’était elle ?
            – On dit qu’elle a voulu se poignarder en appelant la foule à la révolte. Je n’y crois qu’à moitié… Vous avez eu l’impression qu’elle ameutait la population ? Je le tiens de Figliuol (Umberto) l’éditorialiste de la Stampa, qui n’a même pas eu le courage d’en parler autrement qu’à mots couverts… Mais tout n’est que trop possible. Dans sa longue vie, elle aura fait toutes les villes de la péninsule, avec plus ou moins de bonheur, y assurant un temps sa liberté et sa prospérité, ça oui… plus ou moins durablement… Elle a tenu tête à tant… de visiteurs indélicats… Elle a courbé l’échine sous des envahisseurs et monté de nouveaux envahisseurs contre les premiers. Elle s’est battue contre le pape, n’a eu de cesse de l’avoir refoulé dans l’enceinte du chœur de ses églises… Plus souvent qu’à son tour, par défaut de jeunesse, elle s’est laissé poignarder dans le dos par de prétendues sœurs se révélant fallacieuses. Elle a été longtemps sacrifiée sur l’autel de telle ou telle dynastie. Elle a flirté avec des condottieri. Elle a fait le bras de fer avec plus d’un de ses amis. Rappelez-vous l’affaire Noia, l’affaire Silvio Montebianco, l’affaire Bice Principio, cette gourde que tous les mâles richissimes rêvaient d’avoir dans leur lit… Elle a secrètement convolé avec l’autoritarisme grossier et centralisateur. Vous avez entendu parler de Tommaso Cagion et de son âme damnée Carlo Emilio Gioia, le mal nommé ? Elle a trafiqué. Elle a lutté contre l’esprit de trafic. Elle a jugé, condamné des trafiquants, durant le temps qu’elle en nourrisait d’autres : un coup à droite pour Virgilio Fonte, un coup à gauche pour Natalia Fiume… J’espère que je ne vous apprends rien…
            – Et un coup au centre pour Sibilla Fronte, non ?
            – Voilà… je vois que vous savez des choses. C’est un bon point. Il reste que, honnêtement, je me demande bien ce que vous lui voulez.
            – Est-elle déjà mariée ?
            – Elle n’est que veuve, mais tant de fois ! Elle a nourri Ercole Poeticità ; elle a tué Giulio Onore ; elle a désespéré Lucciano Lumenometro, les mains sur les fesses et des seins de victoire ! Un peu lourde ? Eh bien, lourde ! Vaguement parcheminée ? Et pourquoi pas ? Avec juste ce qu’il faut de passion, elle s’organise des amours pieds sur terre, pieds dans l’eau, pieds sur le mont Viso, concevant les relais, gérant les petites bagarres. Elle monte Ugo Studiolo pour son plaisir, elle monte Catarina Amoreggiamento (qui depuis a une rue) contre Mara Volume (dont personne ne se souvient)… Elle dirige les pas de Francesco Maestro jusqu’aux cimes, elle pousse Viola Autore dans le gouffre, qui hurle dans sa chute le nom de Giandomenico Stilo désormais compromis… Giulio Onore n’est plus en état de la dénoncer, Anima Bestia s’enfuit en Amérique, et pas parce qu’elle est pauvre. Tout s’arrange. Ça va pour elle, c’est bien agréable de faire baver les apprentis sur les mêmes lits que les titulaires. Si c’est l’âge qui fait qu’on meurt, comment alors n’en pas avoir ? L’amour ne comprend rien à cette question. Il ne sait voir que le grand air en trio d’un col joliment déboutonné, d’une bretelle noire et de la peau douée d’évidence, que la peau fine et couturée gardant sur elle la liste des grandes phrases que les hommes aiment à se répéter pour ne pas désespérer de leur espèce. Et puis…
            Tout ce qui me fut raconté d’elle ne v  a pas pouvoir trouver sa place ici. Mon espèce de guide en mazzinologie était intarissable. Qu’il suffise que je rapporte le moment où il m’assura que pour la voir de mes yeux, il fallait seulement que je consentisse à les “ ouvrir en lanterne ”, comme dit Bartolomeo Saggio.
            Ouvrir les yeux ? les frotter, les rincer… C’est tout ? Eh bien, voilà, c’est chose faite. Je me suis préparé. J’ai frappé dans mes mains. Mazzina est retrouvée. Elle s’invite, sans cérémonie. Mazzina est en ma maison, Mazzina est devant moi. Assise, elle ne cesse pas de se caresser les jambes.
            – Alors ?… dit elle.
            Avec un sourire négligent, comme s’il s’agissait là d’une formalité que je n’avais pas le droit de contourner, je la questionnai d’abord sur la gériatrie, en me jurant bien que ce serait la dernière fois. C’est tout juste si elle ne m’éclata pas de rire au nez.
            – Oh ! je ne passe pas mon temps à napper mes efforts de crème prodige, dit-elle en me jetant une œillade. Je ne contrôle pas les livrets d’épargne relatifs aux coronaires. Je ne trahis pas plus la mer sous la thalassothérapie que je ne trahis le soutien-gorge en le considérant comme un pansement. Un corps, il faut que ça travaille, c’est le même problème que la voiture à bras ou que la tronçonneuse. Quand ça ne fait rien, ça dépérit. Idem pour le corps social. Vous voyez que j’ai retenu la leçon de mes professeurs, les prix Nobel Vene, Polsi et Viaggio (pour leurs travaux sur la jouvence) ! Et puis, vous savez, c’est bon de vieillir… regardez le vin ! Allez… avancez ! pas besoin de bijoux, mais la souplesse et l’appétit, l’élégance qui n’a pas l’air de supposer d’efforts. Et, pour le moment, on laisse complètement de côté ce qui va forcément se mettre en travers de la voie et nous rendre dignes d’une histoire triste. On n’annonce rien de pareil dans le haut-parleur, pas même pour couvrir la musique de merde, le sirop que le monde balance en augmentant le son à chaque fois qu’entre nous le ton monte.
            J’étais ébloui par ce qu’elle disait, ça sautait du sens au pas-de-sens, du coq à l’âne et de l’âme au cocu. J’en redemandai.
            – Regarde…
            Elle bomba sa poitrine, et dit qu’elle était riche, à l’évidence. C’était incontestable. Elle avait une cicatrice à la taille. Mais les jambes… elle me désigna ses jambes et les commenta.
            – Tu vois, elles ne sont pas de marbre, et pas servies sur un plateau d’argent. Elles furent parfois des flèches imprenables. Le lisse en elles va avec le muscle…
            Mais pourquoi n’étais-je pas capable, moi, d’inventer ce qu’elle disait ?
            – … prendre de la distance pour autrement les désirer, les voir autrement, est une ascèse qui réserve des morts subites incomparablement plus belles que certaines sucreries dans la bouche durables. Celle que le moment isole, là, porte une dentelle… regarde bien… de poils clairs et courts, moins durs que ceux de la barbe de Guido Loco, hi hi hi… installés ton sur ton, pain sur pain. Posé dessus, le visage est contre la tension, la danse, le saut qu’on croit définitif, mais ce peut n’être qu’un mouvement ténu pour lutter contre une ankylose. Et s’il faut ouvrir le champ du chant vers la jumelle, comme il est difficile de s’occuper en même temps des deux, il te faut quitter la première. On n’additionne pas. Et si tu remontes vers les attaches, les écluses, les aines et les iles, loin du mollet, de l’accident du genou, tu peux connaître à bon droit la haine du collant. Dans la région, la chaleur est essentielle et d’heure en heure les odeurs s’exaspèrent. Il en est une dont on dirait simplement : ça sent le chaud. Dans une autre recette, la sueur discrète a le goût du cumin. La face est une cuirasse, le dos en est moins dur. Défaut de la ? Quelque chose des fesses, alors, tu ne me feras pas dire, il y a déjà là bien de quoi grogner sans contrôle de soi. Combien auront vécu avec elles et chantent ça quand elles leurs sont parties ? Elles appelaient un chat un chat et l’amour un repas pour les yeux. De même, c’est le lieu où poser ses deux mains dans une excitation paisible après avoir chassé les siennes miettes. Alors, monsieur, bon appétit !
            Ouf… dans quel état je me laissais mettre ! Et la bouche posée sur ladite surface de pain roux, j’eus la sombre énergie d’aiguiller sur le terrain politique le débit qui m’était proposé, afin que sa voix ne continue pas à me mâcher ainsi le travail d’imagination érotique. Elle sauta sur le sujet avec la même liberté de ton, avec la même passion purement physique et solidement mentale. Pour me provoquer au croquis, elle se drapa dans le dessus de lit qui couvrait le divan et se dressa en annonçant le titre d’un tableau d’histoire :
            – Antigone suppliant les chiens de nous rendre le corps du Duce !
            – Qu’est-ce que c’est ?…
            – Mais voyons, c’est très simple… Antigone a pris le train, a voyagé, madame toute la nuit, a pu dormir un peu, est arrivée au bord du lac de Côme, à Giulino di Mezzegra, près de Dongo. Qu’est-ce qu’elle cherche ? Aucun Fabrice. Mais peut-être le torse nu du moissonneur, les biceps du marteleur ? le chapeau mou des origines, le casque rond de la série des défaites ?
            Elle avait réussi à me scandaliser.
            – Celui qui passe tout en revue : un faisceau de pelles dressées, un faisceau de mains de religieuses enseignantes, une escadre d’hydravions, une formation d’auxiliaires de la République Sociale.
            – Tu vas trop loin ! Tout de même… le Duce n’était pas ton frère. Et le frère d’Antigone n’était pas fasciste !
            Elle rit et continue.
            – Il y a deux sortes de femmes. Une Anima Bestia sans courage qui prend la fuite en Amérique, et une Antigone qui cherche une boucherie, la dernière boucherie du boucher sur une place de Milan. C’est là… derrière ce grillage qui protège un non lieu. Danger de mort, courant électrique, porte grillée devant un fort bloc de béton verdi de mousse. Des chiens commencent à grogner dans leurs niches. Près du bloc, elle devine une forme noire et vaguement humaine. Elle approche. Un corps carbonisé couvert de grillé noir qui crisse sous la dent d’un chien.
            – Erreur ! Ce n’est pas le cadavre du Duce qui a été passé au lance-flammes avec celui de sa compagne, mais celui de son compère des grandes forêts au-delà des Alpes et dans les Alpes même.
            – Je sais, mais justement, je les rapproche encore un peu plus, par mon coup de force. Laisse faire Antigone… Elle sait son devoir… Ce n’est pas moi, c’est Antigone, tu comprends ? Elle approche à quatre mètres, distance qui décide du premier aboiement véritable, un aboiement lourd d’une brassée de crimes. Et le premier chien lui dit : “ Qu’est-ce que tu viens foutre par ici ? ” et le deuxième chien qui renchérit…
            – Arrête…
            Mazzina ne plaisantait plus. Elle était devenue toute pâle, comme si elle voyait vraiment les chiens devant elle, comme si la chair grillée continuait de sentir, cinquante-deux ans plus tard, comme sent encore un incendie des jours et des jours après son extinction.
            Elle suspendit le jeu et se rassit. Je revins à ses jambes en essayant à mon tour de les vanter avec les pauvres mots dont je me sentis capable, et qui venaient du fond, moins du désir, que de la sympathie.
            J’entrepris de faire un café, mais j’oubliai de mettre de l’eau dans le corps inférieur de la cafetière. Le métal chauffa inconsidérément. Je me brûlai en tentant de saisir l’anse noire. Sans un reproche, Mazzina me remplaça efficacement.
 
            Le lendemain, Mazzina avait sa clef de chez moi. Elle était chez elle, elle y avait toujours vécu… précise et fonctionnelle dans le quotidien, détendue et s’abandonnant au cours des fêtes intimes. Elle invita à des réceptions. Je retiens ce dîner avec Fabio Viatico que j’étais heureux de revoir et qui s’attaquait à une nouvelle traduction du Voyage en Orient de Gérard de Nerval, avec Galeazzo Natura, Nello Voglia, l’écologiste, Vittorio Pasto qui jouait aussi bien au football que de la flûte traversière, le jeune Fame reprenant le flambeau de ses oncles designers… avec d’autres encore.
            La cuisine de Mazzina était exquise, un florilège de toutes les possibilités de la péninsule. On n’y sentait aucun effort.
            La conversation s’attarda longtemps sur les saveurs de bouche, jusqu’à ce qu’elle s’anime sur l’actualité et ce qui n’est trop souvent que le bureau des plaintes. Au plus fort, Gentile Animalista lança que décidément il faudrait bien se résoudre à bâtir, juste au-dessus de Rome, un long mur, de la mer Tyrrhénienne jusqu’à l’Adriatique, sous-entendu afin que les lourds démons du mezzogiorno ne continuent pas d’empêcher le nord de la péninsule d’être justement placé au gras banquet de l’Europe, et afin que… bien d’autres choses où Rome tenait le mauvais rôle. Une longue muraille au-dessus de Rome…
            – Ah oui ?… murmura Gianni Veltro.
            – Un mur étanche ? demanda Ferruccio Doglia.
            Gentile continua :
            – Mais dans ce mur, attention… on ménagerait deux trous.
            – Deux trous, mais pourquoi ?
            – Un pour passer les citrons, un autre pour les oranges.
            Cela fit gentiment rigoler l’assistance, à l’exclusion de Corinna Terra et de Rienzo Peltro qui sortirent brusquement sans une parole, fût-ce un ciao, et sans un geste.
            J’attendais que Mazzina éclate, mais elle avait l’air de n’avoir pas entendu. Et le dîner se traîna jusqu’à deux heures du matin, de grappa en grappa.
 
            Dans le sommeil qui suivit, pourtant, Mazzina me prit sous les plages agitées de son rêve noir, lorsque les cheminots de la nuit s’occupent mystérieusement de votre train en cognant sur ses roues et s’amusant avec la climatisation. La vision prenait naissance sur le trottoir devant l’église de la santa Sapienza, via Catarina  Amoreggiamento. Il y avait là, abîmé sur le sol, un marbre de Cesare Virtute représentant Clara Nazione. Mais la statue était en mille morceaux, et pissaient dessus Gianni et Luciano Feltro, de toute la force de leur détestation. Mazzina me montrait ce spectacle comme s’il était le point de départ inévitable d’un nouveau cycle de mauvais jours. Un peu plus tard, nous étions devant le mur, face sud puisque nous venions de Rome. On avait utilisé, par endroits, des morceaux des ruines des acqueducs anciens. Et les alentours du mur étaient un pays désolé, que la plupart des gens refusaient de fréquenter lorsque ce n’était pas absolument nécessaire. Mazzina me désigna deux représentants de commerce qui paraissaient heureux de la situation et ne se privaient pas d’en faire l’éloge. Benedetto Salute se vantait de s’être fait des “ choses ” en or et, pour preuve, il descendait à hauteur de bas-ventre un citron et une orange en riant de toutes les dents de sa fortune. Et il passait le crachoir à Giansiro Vergine, dont le discours était pourtant de même farine et tout à fait “ du genre bâillatif ”, comme dit joliment Stendhal.
            – Ce n’est pas tout, dit Mazzina, si tu voyais le côté nord tu t’exclamerais : “ Mais l’Europe s’arrête là ! ”. Au-delà, c’est… je ne sais pas ce que c’est. La banque mondiale dira que c’est l’Afrique. Va pour l’Afrique… moi, je n’ai rien contre elle ! Allons y voir, veux tu ? puisque déjà nous y sommes… Ou alors, cap au Nord !
            J’objectai que la particularité d’un mur était son caractère infranchissable, et que d’ailleurs la couleur du béton devait être la même sur ses deux faces. À quoi me répondit le rire obscène de Mario Ferute, PDG de la firme Cristoforo Villanella, celui de Pio Inferno et d’Amilcare Invidia, les deux bras exécutifs du très secret Manlio Guida, autrement dit “ monsieur Travaux ”.
            Forés dans le mur, il y avait effectivement deux trous par chacun desquels pouvait passer un bras. Les trous avaient été élargis, puis rebouchés, puis reforés, puis réétroitisés, au gré des négociations internationales. Et c’est vrai que par les trous passaient beaucoup de citrons un à un, beaucoup d’oranges une à une, du sud vers le nord, mais aussi, dans les deux sens, des journaux enroulés autour d’un tasseau de bois, des cartouches de cigarettes de forme cylindrique et des bouteilles d’alcool, passaient les orphies et les maquereaux (mais pas les poissons plats) tous les saucissons et les chipolata (pas les pizze ni les calzoni),  passait la ferraille tréfilée pour armer le béton, les chevrons, les tasseaux et les cappellini.
            Si le mur avait autant de trous efficaces qu’un mauvais gruyère, pourquoi ne passerions-nous pas nous aussi ? Revivre ça, pourtant, me faisait vraiment chier… chier à un point ! Mais Mazzina insistait pour me faire toucher du doigt les longues heures de contrôle nerveux qui étaient devenues nécessaires lorsqu’on voulait se rendre de Florence à Naples, par exemple. Ou de Naples à Florence encore pire. Et je dus graisser la patte à un imbécile de flic en civil qui avait une barbe ridicule, pas du tout à la Guido Loco, une cravate tape-à-l’œilde chez Giulietta Strida et un sweat-shirt avec sur la poitrine le logo à vomir d’Armano Spiriti.
            J’appris que le disquaire Amadeo Mortella, qui ne pouvait plus commercialiser  ses disques en direction du nord, avait mis au point, avec les ingénieurs Grida et Foco, des rouleaux compacts ultramodernes sur le modèle de ceux des tout premiers phonographes.
            J’appris que, pour cause de mur, un éditeur clandestin était revenu à la fabrication du volumen et publiait désormais deux éditions de ses ouvrages. Le rouleau était préféré pour les exportations.
            Comble de tristesse et de vanité, les architectes du mur, Masolina Genti et Gentile Animalista en personne avaient signé leur œuvre profondément dans le béton, en faisant suivre leurs noms, bien lisibles en capitale romaine, d’un seul millésime, signe que le chantier n’avait pas supporté le moindre retard au moment de son exécution.
            – Ce n’est pas exactement l’enfer, dit Mazzina avec son ironie implacable. Ce n’est pas exactement l’enfer définitif, car il y a une chose qui pourrait passer par l’un des trous. Et si même il n’y avait pas de trous, les taupes ne sont pas faites pour les chiens, et non plus les rapaces.
            Qu’est-ce qui pouvait passer par l’un des trous ?
            – Le sabre.
            – Quel sabre ?
            – Mais… celui de Garibaldi.
            – Ce monarchiste ?
            – N’exagère pas… Qu’est-ce que tu en connais ?
            – Suffisamment.
            – Tais-toi.
            – Mazzina…
            – … ou le sabre similaire d’un de ses partisans anonymes : Cornelio Imperador…
            – Attends… anonyme ou portant ce nom impossible ?
            – Anonyme et portant un nom ! Les deux, mon capitaine. Arno Legge… Gianmaria Cittadinanza… Adolfo Parti…
            – Tu nous donnes une liste de monument aux morts ?
            – Oui, oui. Gianpaolo Cittadinanza (famille déjà rencontrée… ce sont toujours les mêmes qui versent)… Lucchino Seggio…  Fabrizio Poeta (aussi bizarre que cela puisse paraître, mais les foules positives cachent aussi des crapules)… Primo Dio… Silvana Maledettamente… Mazzina Porta, au si joli prénom…
            – Tais-toi, maintenant, ça suffit.
            Elle égrena encore vingt noms, cinquante noms, je ne sais pas… de moins en moins audibles au milieu des larmes qui montaient et submergeaient sa colonne d’air. Je ne voulais plus l’écouter. Elle sanglotait, bavait en essayant de ravaler tout ce liquide empoisonné sans interrompre sa litanie. Toute beauté avait disparue dans sa version seulement harmonieuse et souple. La vision devenait trop poignante, les bruits trop désolants. Tout ce qu’on aurait juré ne plus revoir… toujours la même histoire… ces mouvements fatals, immaîtrisables des masses et des circonstances… Il fallait en sortir de toute la force de ces forces immatérielles qu’il est si difficile de mobiliser dans un cauchemar. Au réveil, le lit était trempé comme un marais pontin avant les grands travaux et les voiles du rêve étaient ici chiffonnés, là déchirés et là encore tachés de couleurs indécidables.
 
            Peu de jours après, j’étais sur le départ. Elle dit :
            – Je me tue à te dire que nous voyageons trop.
            – Ou pas assez.
            Elle dévissa la cafetière d’un geste aisé, une cafetière grise alu avec pour icône un petit bonhomme caricatural et triangulaire aux jambes courtes, un loufiat ridicule quoique sympathique avec ses moustaches noires et un chapeau. Mais c’est peut-être un client qui en demande un de café en levant le doigt, comme le prouverait plutôt la seconde main décontractée dans sa poche.
            – Mais oui, beaucoup trop…
            – Ou mal.
            Elle posa le corps supérieur de la cafetière dans l’évier, dégagea du corps inférieur le filtre et, au-dessus de la poubelle, lui souffla sèchement dans le tube. Une galette de café serré de la grosseur d’un traou-mad tomba dans les ordures.
            – D’ailleurs, tu vois… tu es déjà parti !
            – Oui, je peux partir, mais j’aurai été d’ici. Tu ne peux pas empêcher cela : que j’aurai été d’ici.
            Elle parfit le nettoyage du filtre, le sécha, rinça le corps inférieur, le sécha, rinça le corps supérieur en noyant les dernières particules de café, le sécha, revissa le tout.
            – Et maintenant, tu vas aller effleurer une autre république… (Je partais, deux mois plus tard, au Burkina Faso.) Tiens, tu me déçois un peu. Mais je sais que ce fut toi le premier déçu. Plus question d’épousailles… de la riche poitrine ou la jambe nerveuse… Je t’envie, ça me rappelle l’Abyssinie.
            Mazzina me fit cadeau de la cafetière, celle qui se sépare en deux à hauteur de la ceinture.
            – Cosi, te ne va… Il te restera à acheter du café buvable et tout ira bien. Je te conseille de faire tes provisions ici. Et de revenir tous les six mois. Prends un peu d’eau, pour le train. Et ce gâteau qui tient au corps.
            Elle me fit une mâle accolade et me laissa avec ma valise.
            Mais non, je n’étais pas déçu… en aucune façon. La jeune gériatre m’avait traité comme son égal et insufflé de nouvelles donnes.
            Je jetai un dernier coup d’œil sur l’appartement dans lequel j’avais été si tranquille et studieux. Soudain, je compris que je comprenais l’italien, tout en n’étant pas dupe de mon illusion. Commence, disait l’autre, par te comprendre toi-même… J’avais cru comprendre l’italien à cause des murs de mon appartement provisoire. C’était un mois plus tôt.
            J’étais sur le départ, et je ne partais pas. Les heures traînaient qui me séparaient de mon train. Je fis un peu de ménage. Pulvérisai de l’eau sur les plantes vertes. Le bonsaï avait un peu jauni du bout de certaines feuilles. Le baron tricolore regagna sa vitrine. Les miroirs étaient rentrés en eux-mêmes et sur la défensive. Les bouts de fresque comme réduits. Décidément, tout cela appelait à grand cris un autre locataire.
            L’heure était très douce. Je sortis humer mes dernières vespas et déambuler une fois encore dans le cloître le plus proche.
            Il me vint tardivement une réponse que j’aurais pu faire à Mazzina : “ Ta république s’arrête où commence celle des autres. ” Il y a des gens qui sont bien avec une seule, et puis il y a les comparatistes indécrottables. Ou alors, il n’y en a qu’une en plusieurs corps et territoires. C’est ça, il n’y en a qu’une. Une. Que je vais retrouver un peu plus loin, et que je reconnaîtrai sans peine.
            Comme je prenais le train de nuit, il restait une couple d’heures à brûler non loin de la gare, dans la capitale naturelle. Rien n’était prévu pour occuper ce morceau de temps non-temps. Personne ne m’attendait chez des amis que je ne connaissais pas encore. Pas un convive n’arrivait les bras remplis de vins toscans, de pasta en salade, de petits artichauts et de mozarella de bufflonne.
            Je sortis, déposai les clefs dans la boîte aux lettres. J’avais oublié la bouteille d’eau et le gâteau de Mazzina. Trop tard.
            Je jetai ma dernière poubelle dans le conteneur à pédalier.
            Je gagnai la gare, outrageusement en avance et j’attendis sur le quai, sans journal et sans livre. Je m’assis sur ma valise, orienté sud. Comme un vieux chameau, je ne bus rien. Je ne fournis aucun gâteau dense à mes mâchoires à toute épreuve.
 
 
*
 
 
 
            Note formelle à La République romaine
 
            Ce roman court est écrit avec la contrainte que je nomme propre-commun. Cette nouvelle est un propre-commun.
            Pour écrire un propre-commun, prendre une série obligée finie de substantifs dans un texte qu’on aime. On respecte l’ordre d’apparition dans le texte. Transformer chaque nom commun en nom propre, par adjonction d’une capitale (c’est le moins qu’on doive faire), d’un prénom, d’un titre, éventuellement d’une syllabe supplémentaire (ne pas exagérer). Chaque nom nouveau est un personnage nouveau. Préférer les textes répétitifs, qui permettront à des personnages de reparaître lorsque la liste en décidera.
            Les personnages de La République romaine (à l’exception du premier) reposent sur la liste des noms communs du chant premier de L’Enfer de Dante.




Paru en 1997 chez Afat-Voyages