L’Oulipo influent ?
Ce siècle avait trois ans. Queneau venait au monde
et François Le Lionnais, de deux ans son aîné,
comme lui de sa vie commençait l’intermède.
Ils se rencontreraient, peut-être à déjeuner
je ne sais pas trop quand, dans les années quarante
l’un et l’autre curieux du monde foisonnant,
l’un, poète frotté des sciences conquérantes,
l’autre, savantissime, amateur, érudit,
tous deux de premier choix quant à la chose écrite.
L’originalité : tous deux, sans contredit,
s’intéressaient d’abord à la mathématique
dont on n’ignore pas, souvent, le discrédit
chez les tenants des Belles-Lettres pathétiques.
Très rigoureusement, ils cherchaient à fonder,
des façons d’écriture où la bibliothèque
se montrerait capable, enfin, de raccorder
les leçons du calcul et des littératures,
de partout, de tous temps, jusque, bien entendu,
celui qui n’est encor que simple conjecture.
L’avenir justement intéressait Queneau
et François Le Lionnais, au point qu’on aurait tort
de les croire orientés vers les bords infernaux
comme un Orphée bifrons, poète inconsolable
de la disparition d’une prima donna.
Non. S’ils ne tenaient pas le passé pour brûlable
ils n’en furent jamais les esclaves babas.
Ils cherchaient l’invention, le même dissemblable
comme dit l’oxymore. Au début du combat,
Queneau s’était lancé dans la combinatoire :
cent mille milliards de poèmes, ça boit
beaucoup d’encre, à moins d’une idée opératoire
qui fait tenir tout ça dans fort peu de papier.
Ce livre décida qu’il y avait matière
à chercher à plusieurs, ici, d’arrache-pied,
des formules créant, créantes, disponibles
utiles à l’auteur qui s’estime flapi.
Il fallait que cela fût d’abord transmissible
pensé, formalisé, documenté, conçu.
Écrire devenait un problème soluble,
la contrainte questionne, et le texte reçu
à l’autre bout répond en termes littéraires.
Le hasard est vomi. Ce qui vient, on le sait !
(dans une certaine mesure temporaire…)
“ Poésie : un art simple et tout d’exécution ”
dit François Le Lionnais, l’impérial centurion. R-
ajoutons : “ art pas simple et tout de conception ”
pour sortir l’Oulipo de la caricature.
Queneau, de son côté, depuis beau avait su
exiger du récit certaine architecture,
les personnages n’étant pas le troupeau d’oies
que pousse devant soi le roman exutoire.
Il voulait que la forme elle-même y verdoie
préconçue, agissante et plus ou moins visible
selon la liberté du romancier, pardi !
L’Oulipo se trouva des formules tangibles,
il exhume, il calcule, il cherche en inventant
des solutions parfois moins nouvelles qu’il semble.
Les “ plagiaires par anticipation ” de tant
de siècles antérieurs appelés à la barre
il y en a bientôt des quantités, des tas !
La contrainte, souvent, agresse ou contrecarre
la langue dans laquelle on a choisi d’aller.
La langue est en question, surtout pas reliquaire,
la langue est transformable, il faut la bousculer
la mettre dans le vent de sa propre vitesse,
la langue, c’est le beau, la langue c’est le laid,
c’est la délicatesse et c’est l’impolitesse
c’est la larme et le rire, il faut la dégourdir.
Dès que le lipogramme eut repris du service
enfin parut Perec pour nous l’approfondir.
Il y trouva son centre, il y puisa la force
de réveiller, non seulement, l’Homme qui dort
dans une “ racontouze ” où se trouve l’amorce
de ses livres futurs, mais encore évoquer
beaucoup d’intimités d’une façon transverse.
Or, tout ce dont Perec avait beaucoup manqué,
le manque d’une lettre en parlait sans le dire
car la forme assumait cette ventriloquie.
La forme avait du sens (ce n’était pas le pire
qui pouvait arriver), mais encore elle offrait
une issue romanesque et des points de repère
aux compagnons de route, à des lecteurs tout frais
qui cherchaient âprement pareille connivence
ailleurs que dans les confessions, pour parler franc.
L’Oulipo se voyait pharmacie du silence
vitamine de la page blanche. Pas faux,
d’ailleurs, mais un peu court. On vit venir, véloce,
l’enrôlement, par pédagogues triomphaux
interposés, dans la formation rhétorique
des têtes blondes. Bon. Avec philosophie
hostilité, passion, on ouvrit des fabriques
où passèrent beaucoup d’écrivains apprentis
pêchant ce qu’ils pêchaient selon leur halieutique.
De nouveaux écrivains entrent en sympathie
avec cette méthode et ces travaux d’aiguille ;
nos mathématiciens pourchassent le fortuit ;
nos informaticiens, que la chose émoustille
engagent des travaux pour quelques résultats.
L’œuvre (pour mentionner un écrivain de taille
assez incontestée) de Calvino tenta
de nourrir constamment de thèmes scientifiques
des récits à contrainte et des romans bâtis.
La pratique oulipienne a ça de spécifique
que la proposition formelle est destinée
à resservir. Elle peut bien être intrinsèque
à telle œuvre finie, à tel livre donné
mais l’utilisation en aucun cas l’épuise,
elle reste publique, être utile ne nuit
nullement à son teint. Chacun, s’il le veut puise
au trésor des schémas, qui sont libres de droits.
C’est une position, au fond, assez courtoise,
on peut y insister, peut-être, à cet endroit.
Qu’en font les écrivains ? Strictement ce qu’ils veulent.
L’Oulipo n’est pas une école, être nombreux
n’est pas son ambition, non plus que d’être seul.
L’Oulipo, chacun sait, n’a pas que des amis,
mais il n’a pas besoin de dévotion docile.
Il tient ses réunions, son travail de fourmi,
de cigale et de groupe, aime les réjouissances
sérieux et pas sérieux, alternativement,
le rire protégeant des Belles-Lettres rances.
L’Oulipo n’est pas un mouvement terminé,
que cela plaise ou non, et l’on s’y intéresse
hors de France, sachant que peut s’aiguillonner
la potentialité des langues différentes.
Comment cela va-t-il évoluer, maintenant ?
Ce siècle aura cent ans, et l’Oulipo quarante.
Paris, juin 2000
paru dans Le Monde des Débats, n°16, 2000
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