En 1667, Colbert passa commande au Bernin d’un monument équestre de Louis XIV. Un peu moins de vingt ans après, le roi, voyant enfin l’œuvre achevée, s’en indigna. François Girardon fut commis aux soins de coucher au goût classique le trop fougueux monument qui, cela fait, fut tout de même relégué au bout de la pièce d’eau des Suisses. Il y était encore visible en 1980, avant d’y être saccagé. (Remis quelques années plus tard, et copié à deux pas de la pyramide du Louvre…)

 
  
            « Un soir, c’était à Craonne, en Champagne, après un combat meurtrier où les troupes sous ses ordres avaient arraché la victoire, un doute assaillit son esprit : un peuple a-t-il le droit de changer la manière intime et rationnelle suivant laquelle un autre peuple veut régler son existence matérielle et morale ? Préoccupé de cette grande question, le général résolut de ne plus tirer l’épée avant de l’avoir résolue ; il se retira dans ses terres de Koenigsberg. »
            Un matin, c’était à (78000) Versailles. Je m’arrêtai là de lire.
            Bientôt trépasse le présumé héros, quatre lignes plus loin de mon édition. Et le récit s’occupe de la fille du général, Mina.
            De l’Orangerie, le printemps avait sorti les orangers.
            J’étais parti pour lire et n’avais pas que mon Stendhal. Aux parterres du midi, mon œil allait du bronze au marbre et du sphinx à l’enfant. Les ifs avaient été sèchement taillés. Ailleurs, dans leurs grands pots de bois, prenaient aussi le chaud des palmiers nains.
            J’étais aussi seul que peu enclin à des conversations. Ma royauté venait de connaître un soulèvement. Il fallait la refaire, ou trouver autre chose. Et ce jour ne serait pas décisif. Ni mes lectures ni les oranges. Je n’avais plus de toit.
            Il n’y avait pas plus d’oranges que de touristes encore. Ne me disait trop rien la belle rigueur du Tapis vert et des Quinconces. Je descendis les Cent-Marches par la rampe qui se trouve à droite en regardant le sud. Au loin, la tache indécise de ce que je savais être le Louis XIV équestre de Giovanni Lorenzo Bernini, revu et corrigé par la raison d’État.
            Sous moi, on sortait encore des palmiers, des avocatiers, des lauriers, tout ce qui craint la gelée.
 
            Les Cent-Marches étaient au nombre de cent cinq : quarante, puis trente, puis trente-cinq. Au loin, un train passa dans le dos du monument. Il y avait un feu d’herbes. Me sentais trop vêtu. Sous mes pas, béait un grand trou dans le sol, que la délibération ne parvenait pas à combler.
            Avant la fin de l’escalier, je vérifiai Stendhal. Il était bien écrit : « Le général résolut de ne plus tirer l’épée avant de l’avoir résolue ». Je passai les grilles.
            Je traversai, périlleuse, la route de Saint-Cyr et pénétrai dans l’espace ouvert où brille la pièce d’eau. Les moucherons étaient aussi de sortie, comme à leur premier jour. Ici, on a le sentiment d’avoir quitté le château et son parc. Pas de massifs floraux, l’herbe est herbe de pré. Il y avait deux ou trois pêcheurs à la ligne et un soldat.
            Je m’assis.
            Je m’assis n’importe où. « Surveillé de près par la police de Berlin, le comte de Vanghel ne s’occupa que de ses méditations philosophiques et de sa fille unique, Mina. Peu d’années après, il mourut. »
            De chaque côté de l’eau, montaient deux allées d’arbres hauts. Je voulus qu’il s’agît de marronniers et me trompai. J’avais l’intention de commencer à bronzer. Mon corps de marbre me semblait appartenir à l’hiver. Avec la main, je tentai de chasser une femme qui avait longtemps répondu au nom de Lise. Ma main ne chassait qu’insectes et ma tête pesait lourd.
            Je changeai d’endroit ; plus près de l’eau, m’assis sur la bordure en pierre du bassin.
            L’eau ne se souciait pas de bouger. Pas un souffle de vent. Je soufflai et jetai à quelques mètres de moi ce que je trouvai de cailloux.
            La femme était revenue par le chemin de l’eau comme dans une peinture à sujet mythologique. Elle était grimpée sur un taureau blanc, me salua. Je la voyais difficilement. Elle souriait derrière un hublot. Le taureau était immense comme un Boeing 747.
            Je changeai de livre.
            « Nous fûmes ensuite chez le chevalier Berny, auquel je donne advis de la beauté et bonté du grand bloc de marbre que jay veu près à ambarqué sur le port de Carare. »
            Je me levai pour marcher. J’ôtai mon pull-over ; j’allais devoir le porter. J’entendis, plus que ne vis, un poisson sauter à la surface de l’eau. C’est la première idée que j’eus de sperme, de sperme comme appât. Dans le ciel, il venait en roulant deux nuages extraordinairement petits. Ils ne mettraient pas en danger la chaleur. Et, banalement, je les voyais dans l’eau, l’un qui chevauchait l’autre. Deux vers blancs dans une terre bleue, après qu’à la bêche on s’est efforcé de l’aérer.
            Je me rassis pour jouer Colbert. La terre était encore humide, déformait légèrement le papier.
            « Je souhaiterais passionnément que vous voulussiez bien faire la figure du Roy à cheval, de marbre, laissant à votre liberté la grandeur que vous voudrez lui donner, ou du naturel, ou au-dessus du naturel, d’autant que je puis vous assurer que Sa Majesté en fera tant de cas que, s’il est nécessaire, elle fera mesme faire un bastiment proportionné pour la faire voir dans toute sa beauté. »
            J’avais des pellicules et je perdais mes cheveux. Ils tombaient devant moi quand je frottais mon cuir. Avec le soleil, c’était spectaculaire. Je pensai : perruque. Et miroir, à deux places dans une salle de bains. Je changeai mon pull-over de main. Mon sac, je le changeai d’épaule. À nouveau, je marchai. Je m’étais rendu compte avec effroi que je n’avais pas le moindre outil pour écrire, ce qui m’arrive rarement.
            Avec un pêcheur, il y avait une jeune femme.
            Je me rapprochai lentement des marronniers, maintenant désireux d’un peu d’ombre. Alors, tous les arbres de ma vie me revinrent en mémoire sans que j’eusse rien demandé.
            Dessous, il y avait du monde.
            Je retrouvai avec plaisir une belle collection de personnes auxquelles je n’avais plus pensé depuis longtemps. Avec les feuilles des marronniers, on fabrique des araignées. J’en entamai une que je ne finis pas.
            Dans la revue, il y eut encore du maïs, un peuple de betteraves, du bois en piles. Le moderne travail de la terre et du dire. Je continuai de marcher, commençai de monter, peu perceptiblement. À haute voix, je parlais seul. À distance respectable, j’entendais des moteurs. Certaines machines, on ne les entend que quand elles s’arrêtent. Ainsi de cette affection.
            Je rapportai quelques propos. « Le Cavalier dit sur ce sujet qu’il ne croyet pas pouvoir faire cet ouvrage pour le Roy ; que le Constantin qu’il a fait a été catorze ans chez lui sur le chantié, et auquel il a travaillé sept années sans discontinuer ; de plus qu’il avoit les ouvrages pour Sa Sainteté, et se voyant sur lage qu’il doute que cela se puisse faire. Monsieur Erard fut surpris et moy aussy de lui entendre faire cette magniere de refus. »
            Je fus chargé d’une réponse. « Continuez à exciter le Cavalier Bernin de travailler à la statue du Roy à cheval, et, quoique vous le voyiez peut-estre éloigné et peu affectionné à ce travail, ne laissez pas de luy en parler de temps en temps, sans vous rebuter. Peut-être qu’avec le temps et la patience, nous luy donnerons envye de s’y appliquer. »
            Alors, je commençai à bien distinguer le monument équestre, tache blanche sur fond de feuillages. Mes chaussettes étaient de trop.
            Je refusai le chemin de côté. Voulus approcher le monument de face, de dessous. Les herbes étaient hautes et sauvages, le sol quasi marécageux. Jusqu’aux genoux, je me souillai de l’humidité que le soleil ne parvenait pas à vaincre.
            J’avais envie de ne pas être seul, de partager ma science toute fraîche à l’égard de ce marbre et de son histoire mouvementée.
            « A dit qu’il ne pouvait pas croire que Sa Majesté eût tout l’empressement pour cet ouvrage qu’on luy disoit, puisqu’il n’estoit pas payé de sa pension. »
            Je marchais mal. Mon mal venait de ce que je m’étais entendu dire des choses dures. J’étais accablé.
            J’eus envie du retour d’Europe et de ses caractères propres, rompue par le décalage horaire, sa peau blanche comme l’os. Puis, je changeai d’objet. Peut-être valait-il mieux changer. J’avais du mal à travailler. Je reçus un mot encourageant. « Monsieur le Cavalier Bernini s’estant offert de bonne grâce de faire la statue du Roy, en ayant promis de travailler lui-même à la teste, de diriger les ouvriers qui seront employés à cet ouvrage et d’y mettre la dernière main, en sorte que l’on puisse dire avec vérité que tout cet ouvrage sera de lui, vous avez bien fait de faire payer sa pension puisqu’il travaille. »
            Je vis l’image de tous les refus : un bloc parallélépipédique chargé sur un bateau à fond plat débarque à Civitavecchia. De gros cordages le serrent. La quantité de gestes nécessaires au dégrossissage, la quantité d’éclats… J’en étais épuisé.
            « Le Roy se promena dans l’Orangerie. Il vit la statue équestre du Chevalier Bernin qu’on y a placée, et trouva que l’homme et le cheval étoient si mal faits qu’il résolut non seulement de l’ôter de là, mais même de la faire briser. »
            Je résolus de penser à une amie qui s’appelait Louise. C’est-à-dire Ludovica. J’étais envahi d’hallucinations. Je vis, sur le socle de marbre, le portrait du camarade Staline par le grand Picasso. Je vis des photos retouchées, des graffiti. Louise avait embelli et grossi de visage.
            Je quittai cet aréopage.
            Les marronniers de mon bon plaisir donnaient toujours leur ombre douce. Sur l’herbe, au bord de l’eau, je repris place. Il y avait un soldat, non loin. « Vers la fin de la campagne de France, en 1814, le général prussien comte de Vanghel quitta brusquement la cour et l’armée. Un soir, c’était à Craonne, en Champagne », il songeait à son goût pour la violence, un goût modeste mais réel. Ce que voulait dire tendresse et ce que signifie morsures et coutume.
            Cette brusque colère, la main levée, choses cassées. Un argumentaire de guerrier qui se vend. Ce qui s’appelle forcer.
            J’ôtai mon tricot de peau et me déboutonnai. Je ne reconnus pas mon sexe qui me parut un petit bout idiot et gras, un jouet de rien du tout. J’étais comme déposé. Je ne parvenais pas à en tirer vertu. Il était incongru comme un oranger dans le trèfle et les boutons d’or, le moi le phallus monté en héros. Je demandai qu’on le refît, en retrempât le fer.
            L’image fut équestre avec une fumée de femme hybride. Le paquet me tomba sur le ventre. J’allai mieux. Une chaleur d’odeurs, le cumin, la main, les cuisses, le cul.
            La sueur, la bête touchée.
            Combien de fois devant un sentiment très fort n’aurez-vous point juré qu’il ne vous quittera plus, que vous n’abandonnerez jamais son objet ? Que, pareil, ce malheur ne vous quittera plus ?
            Je me rafistolai.
            Me transformai en cavalier de Pégase qui aurait essuyé des travaux sur son ventre. Méconnaissable, j’entrai dans l’atelier du Chevalier Bernin, à Rome. Que de nerf en son ébauche, que d’élan ! J’avais envie d’habiter là.
            Il me demanda ce qu’il était dans mon intention de rapporter au Roy. Je lui dis que c’était l’œuvre finie.
            En repensant à la maison, au toit de tuiles, je résolus non pas d’avoir perdu, d’avoir fini.
 
            En remontant les marches, je les qualifiai de bichonnés, ces orangers. Ici, la chaleur était lourde. J’étais sur l’autre rampe, je refis le compte des marches. Je m’arrêtai sur celle qui correspondait au chiffre de mon âge. Sans la chaleur, j’y serais demeuré. De ce côté, les Cent-Marches sont cent quatre. Trente-cinq, puis trente, puis trente-neuf.
            Je ne m’attardai pas à examiner les vases de bronze. De l’un d’eux je ne vis que les anses qui étaient des satyres trempant le nez dans des géraniums. Plus loin, je trébuchai sur les pavés de la cour. Il y avait un autre Louis, tranchant. Je remontai dans ma voiture. Je ne décidai plus de rien. Mon image dans le rétroviseur avait des qualités. Au risque d’allonger ma route, j’empruntai successivement plusieurs sens uniques.
            « Reçus de l’argent pour mon remboursement à refaire la teste de la figure du Cavalier Bernin. »
            Remboursement compté en livres.
            Je pensai à ma jouissance solitude. Je sus qu’elle ne serait pas la dernière et qu’elle ne guérissait rien. Je la regardai pour l’heure avec respect, avec fierté. Unique. Je la reconnus pour un point de passage obligé.
 
 
paru dans la revue Roman n°11 en 1985