Le conflit de Larbaud poète.
 
 
            Valery Larbaud poète voudrait commencer par du bruit : la géminée « borbor » qui introduit le mot borborygme, de la même façon que « barbar » introduit barbarisme. Les poésies de A. O. Barnabooth s’ouvrent sur « Les borborygmes », lesquels s’ouvrent sur un « Prologue », lequel s’ouvre sur le vers redoublant :
 
            Borborygmes ! borborygmes !…
 
            Contre les mots peignés de la grande langue, Baudelaire avait avancé « joujou », Rimbaud « pioupiou » et « froufrou » et autres. Dada aura « dada ». C’est là l’art nègre dans la langue. C’est la revanche du coucou sur le rossignol, deux oiseaux (ou deux noms d’oiseaux) qu’il était de bonne poésie d’opposer, d’Eustache Deschamps à John Milton.
            Dans Ce vice impuni, la lecture (domaine français) Larbaud prend le risque d’un palmarès : « Ainsi, Sainte-Beuve n’a peut-être pas connu les deux plus beaux vers de la poésie française, qui sont dans une des Odes sacrées de Racan :
 
            Et vous, eaux qui dormez sur des lits de pavots,
            Vous qui suivez toujours vous-mêmes fugitives. »
 
            La guerre du vers est, par exemple, dans ce face à face des deux plus beaux vers et du plus laid, si j’ose ainsi qualifier le premier vers de Barnabooth. Et ce conflit, il faut bien essayer de le raviver dans la mémoire puisque la postérité simplette cherche toujours à le diluer dans les éruptions biographiques, comme à le perdre dans le déni de la technique ou celui de la langue quand elle est liée à l’histoire des formes. Nul poète et observateur de la poésie ne fut moins pétroleur que Valery Larbaud, et pourtant, son estomac gargouille et glougloute et borbore :
 
            Voix, chuchotements irrépressibles des organes,
            Voix, la seule voix humaine qui ne mente pas,
            Et qui persiste même quelque temps après la mort physiologique…
            (« Prologue »)
 
            Voilà une vérité pratique et organique, qui est une vérité violente, et qui se donne les dehors de jaillir sans préméditation. Mais il n’y a pas de naturisme formel. Le vers libre, lui aussi, n’est qu’une forme artificielle, malgré le masque. Il n’y a pas de victoire du vers libre ou de la prose contre la fatalité des chevilles ou des rimes dans le vers compté. C’est ma conviction. Un temps pour « toucher au vers » en voulant l’assouplir (après tout, c’est ce que dit Baudelaire dans la dédicace du Spleen de Paris) ; un temps pour « toucher au vers » en le redurcissant (hier Perec, par exemple, dans Alphabets). Entre le vers contraint et le vers libre, le balancier du poème répète son va-et-vient, et le poème trouve son énergie dans le déplacement obligé par cette alternance.
            Chez Larbaud, il ne manque pas d’autres témoignages de cette co-présence conflictuelle, même si la modernité tchou-tchou cosmopolite et grands-express-européens a l’air de prendre le pas. Les deux premiers vers du poème « Ode » sont un duel de forme :
 
            Prête-moi ton grand bruit, ta grande allure si douce,
            Ton glissement nocturne à travers l’Europe illuminée,
            O train de luxe ! (…)
 
            Les variantes authentifiées des poèmes sont des choses généralement ennuyeuses. Mieux vaut déduire par conviction des variantes probables. Ici :
 
            Prête-moi ton grand bruit, ton allure si douce,
 
eût été un primo-alexandrin non contestable pour lancer à la papa le poème, tandis que le deuxième vers, poursuivant de même façon le premier hémistiche étire le compte vers un long vers de 15 wagons. La correction va fabriquer un faux alexandrin :
 
            Prête-moi ton grand bruit, ta grande allur’ si douce,
 
qui va rappeler l’alexandrin, mais glisser un ver dans son fruit : l’élision illégale. Et même chose dans le deuxième vers du poème « Le masque » :
 
            Oui, un masque à l’ancienne mode de Venise,
 
Pour un malherbien attardé, la disgrâce du premier vers, son borborygme, est d’abord le hiatus, bientôt aggravé d’une césure contre-lyrique.
            Larbaud a publié très jeune un recueil de poèmes « parnassiens », Les Portiques, laissés de côté par la suite comme certains des premiers Poèmes par un riche amateur. Ce n’est pas la confrontation des Portiques et des Poésies d’A. O. Barnabooth qui fait le meilleur conflit de poésie, le plus tendu, c’est, par exemple le poème de Barnabooth intitulé « Nevermore », le sein même de ce poème et son vers incipit :
 
            Nevermore !… et puis, zut !
 
Ce vers est un borborygme. Entre rossignol et coucou, le corbeau d’Edgar Poe, dont « nevermore » est l’alpha et l’oméga du langage, s’interpose, mais je le crois plus près du rossignol que du coucou. Un poète impossible, Le Poète assassiné d’Apollinaire, Croniamantal, donne son « dernier poème en vers réguliers :
 
            Luth
            Zut ! »
 
Luth = Nevermore. Sans oublier, d’Apollinaire encore, dans l’un des « Poèmes divers » du Guetteur mélancolique  : « Je la connus Ah merdemore ». Qui de Larbaud ou d’Apollinaire a posé le premier « zut » se voulant point final ? Même si la bande des joyeux zutistes n’avait déjà frappé, ça n’aurait pas la moindre importance : le remployeur n’a pas moins de vertu que l’initiateur, et Tristan Tzara pas plus, qui renonce un peu plus tard à la litote qu’était « zut » : « DADA reste dans le cadre européen des faiblesses, c’est tout de même de la merde, (…) » (Manifeste de monsieur Antipyrine). De la merde contre x, on le sait et le sent bien. Mais « Dada est en rut. » (Dada manifeste sur l’amour faible et l’amour amer) Luth, zut, rut. On n’échappe pas à la rime, par dessus les frontières de l’œuvre individuelle, comme on n’échappe pas à l’alexandrin (Jacques Roubaud l’a suffisamment démontré), même quand on s’appelle Cendrars et commence par l’un d’eux la Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France :
 
            En ce temps-là j’étais en mon adolescence
 
Bref, une nouvelle fois, et pour tous les sourds de la merdonité : l’écriture n’est pas une activité solitaire. Poètes, ne prenez pas vos malheureux désirs pour la réalité pratique, notez ces deux vers de Valery Larbaud dans le poème « L’innommable » :
 
            J’ai marché dans le troupeau avec délices,
            Car nous sommes du troupeau, moi et mes aspirations.
 
            Et c’est pourquoi Larbaud n’est pas un pétroleur [alexandrin]. Il n’est jamais dupe de la table rase, il dresse la table du conflit vide/pleine ; ancienne/moderne ; rapide/lente. Mais assez de poèmes vus par leur seul incipit. Je recopie, complet, « Vœux du poète » :
 
            Lorsque je serai mort depuis plusieurs années,
            Et que dans le brouillard les cabs se heurteront,
            Comme aujourd’hui (les choses n’étant pas changées)
            Puissé-je être une main fraîche sur quelque front !
            Sur le front de quelqu’un qui chantonne en voiture
            Au long de Brompton Road, Marylebone ou Holborn,
            Et regarde en songeant à la littérature
            Les hauts monuments noirs dans l’air épais et jaune.
            Oui, puissé-je être la pensée obscure et douce
            Qu’on porte avec secret dans le bruit des cités,
            Le repos d’un instant dans le vent qui nous pousse,
            Enfants perdus parmi la foire aux vanités ;
            Et qu’on mette à mes débuts dans l’éternité,
            L’ornement simple, à la Toussaint, d’un peu de mousse.
 
C’est un sonnet libre à peine camouflé, en vers libres alexandrins. Et ceci, « sonnet libre » ou « vers libre alexandrin » n’est pas un paradoxe : si, dans l’exercice de l’alexandrin, vous vous autorisez, autour du noyau dur que constitue la règle de Malherbe, toutes les possibilités implicites des praticiens antérieurs (sur les césures notamment : épique, lyrique, contre-lyrique) ainsi que toutes les possibilités des pétroleurs postérieurs (césures au milieu d’un mot ou après un mot faible, rimes élargies…) vous avez un compte de douze qui va paraître varier, quelque chose comme un vers libre sous contrainte. Larbaud ici, ni le premier ni le dernier, se livre à quelque chose de cet ordre.
 
 
            *
 
            Les Poésies de A. O. Barnabooth sont des poèmes par un personnage, dont on peut lire le Journal intime, « oisif » comme le traitera un plumitif, mais oisif qui « consume (sa) vie dans la recherche de l’absolu ». Barnabooth est plein d’avoir, et, contre la pauvreté conventionnelle de la spiritualité, de la bohème et du maudisme, il n’est pas seulement riche à millions, il est le plus riche du monde et « la propriété est poésie » (Biographie de M. Barnabooth, IX). Les hétéronymes de Pessoa affaiblissent peut-être cette originalité des vers de Larbaud, cette mise à distance et à seconde main qui leur donne une profondeur de champ assez unique. Le « je » du poème est-il ainsi mieux haï, amélioré ou empiré ? La chimère de Georges Perec dans La vie mode d’emploi porte le nom de Bartlebooth, et l’on sait qu’il s’agit d’un nom-valise entre le Bartleby de Melville et Barnabooth. L’étriqué Bartleby, celui-qui-préfère-pas,-entre-ses-quatre-murs, et Barnabooth dont le monde est le monde. La richesse de Barnabooth est un extrême symbolique de l’embrassement de la richesse intérieure du monde, mais aussi de sa misère animale :
 
            Si j’étais plus riche encore, peut-être
            Je pourrais acheter la Honte,
            Et la douleur et la bassesse toute nue du monde ?
            (« L’Eterna voluttà »)
 
            Dans le Journal intime, Barnabooth projette, après les Borborygmes d’intituler Déjections ses pouâsies françaises en vers libres.
            Parlant de Whitman, qu’il a tant admiré, Larbaud pointe à la fois sa largeur de vues et son américano-centrisme qui lui fait mécomprendre totalement l’Europe, comme un Bartleby trop pauvre et trop enfermé. Pourtant, Larbaud note, impressionné : « Son emploi fréquent de mots français et espagnols est peut-être un autre signe de cette intention ; il veut parler in lingua trina : français, anglais, espagnol : les trois langues de l’Amérique du Nord. » (Ce vice impuni, la lecture, Domaine anglais)
            Barnabooth est un personnage que je vois greffé sur l’arbre des langues : l’espagnol langue maternelle, le français des poèmes. « C’est surprenant, pour un Français, vous parlez vraiment bien français », lui dit un Belge (Biographie de M. Barnabooth, VIII), mais l’intéressé lui-même remarque : « C’est malheureux, pour un poète français, de ne pas savoir le français. » (Ibid. IX), l’anglais difficile à acquérir, mais suite à la lecture de Whitman, Barnabooth « écrivit un volume entier de vers anglais, qu’il brûla depuis, sans l’avoir publié », apprend l’allemand, l’italien et le grec moderne. Quand la langue natale de Barnabooth revient et « redevient (son) langage intérieur », c’est la fin de l’écriture, comme si Barnabooth n’avait pas trouvé la voix dans la littérature. Il quitte, comme d’autres quittent le terrain du poème (Larbaud rime richement avec Rimbaud), et laisse la place au perroquet qui a le dernier mot du Journal intime.
            Les deux versions du poème plurilingue « La neige », un poème en onze langues mêlées et sa « réduction au français » font « deux poèmes » ce qui n’est pas sans affirmer implicitement la gloire de la traduction et celle de la diversité des langues.
 
            *
 
 
 
            Le poème pose une énigme, comme la sirandane du poème « Voix des servantes » :
 
            « Mon la maison, l’a beaucoup di fenêtes, une seule pôte ? »
            Et je cherchais, au fond de tes yeux inoubliables,
            Le mot de l’énigme, ô poseuse de sirandanes !
            Alors tu disais comme sortant d’un rêve,
            Riant soudain : « Dé à coude ! Mossié, dé à coude ! »
 
Et le poème « Ma muse » reprend :
 
            La muse qui m’inspire est une dame créole,
            (…)
            Je suis agi par les lois invincibles du rythme,
            Je ne les comprends pas moi-même : elles sont là.
 
Mais Larbaud les comprend tellement qu’il les devance, et il sait bien que le borborygme est produit par la complicité du vide
 
            L’irremplissable Vide,
            L’inconquérable Rien.
            (« Le don de soi-même »)
 
comme le son du tambour ou la contenance du vase. Soit. Et qu’en est-il du mot borborygme ? du vers « Borborygmes ! borborygmes !… » ? Le train est extraordinaire, mais Larbaud tient compte aussi des « splendeurs du train-train ordinaire ». Il cherche « une forme inusitée encore » mais comment négliger Homère et Virgile ? (« Thalassa »). Asphyxiante culture tellement oxygénante, ou le contraire :
 
            Assez de mots, assez de phrases ! ô vie réelle,
            Sans art et sans métaphores, sois à moi.
            Viens dans mes bras, sur mes genoux,
            Viens dans mon cœur, viens dans mes vers, ma vie.
            (« Musique après une lecture »)
 
C’est presque attendrissant, mais méfiance : Larbaud a plus d’un tour dans son sac pour mettre en vers son beau conflit. Il pose comme une mine le sens formel du léger décalage qu’est une césure dite « lyrique » (c’est-à-dire un e muet compté en position 6), et qui se fait sur le mot « lyrique » au vers explicit du même poème « Musique après une lecture ». Il faut bien y voir un paradoxe rhétorique qui coupe définitivement l’herbe sous le pied au naturisme poétique :
 
            La bête lyrique qui bondit dans mon sein !
 
Rien à faire, la bête est toujours domptée par la forme.
 
 
*
 
 
Un premier état de cet essai est paru dans la revue Europe n°798, octobre 1995