Par une belle journée de printemps, un homme d’un certain âge marchait sur le quai Malaquais en suivant du regard un papillon blanc qui voletait gaiement devant lui. Les feuilles vert tendre des arbres commençaient à dissimuler le Louvre aux regards, le soleil brillait joyeusement dans le ciel d’un bleu azur où quelques restes de fumée de boîtes à mitraille pouvaient passer pour de petits nuages. L’homme arriva devant l’Institut et pénétra sous le porche où un huissier le salua :
– Bonjour, Monsieur Chasles.
– Bonjour, bonjour, Lucien. Beau temps aujourd’hui, n’est-ce pas ?
Il traversa la cour et, après le deuxième porche, entra dans le bâtiment de gauche et monta l’escalier. La grande antichambre, au deuxième étage, était presque vide. Un secrétaire installait la plume, l’encrier, le buvard, la feuille à signer. Quelques curieux arrivèrent, mais ils n’osèrent pas s’approcher de l’illustre académicien. Bientôt se présenta Élie de Beaumont, le Secrétaire Perpétuel, qui habitait l’Institut.
– Ah ! Chasles ! Bonjour, bonjour, comment allez-vous ? demanda-t-il d’une voix que l’âge avait affaiblie.
– Très bien, Monsieur le Secrétaire Perpétuel, par ce beau temps, et vous-même ?
– Ce n’est pas le soleil qui fera revenir nos confrères, ni qui remplira le Compte rendu. Regardez ça, il va falloir mettre encore ce Meunier, après toutes ses communications sur les météorites.
– Il concourt pour la médaille Lalande, Monsieur le Secrétaire Perpétuel.
– Je sais, je sais. Et les deux autres, les verres d’uranium, encore, qu’ils appliquent aux bésicles.
– Très utiles, les bésicles, Monsieur le Secrétaire Perpétuel.
– Ils se moquent de nous, leur note est écrite avec le concours d’un Monsieur Deleuil. Deleuil ! Sur les bésicles ! Ça ne s’invente pas !
– Ne vous moquez pas, Monsieur le Secrétaire Perpétuel.
– Vous êtes trop gentil, Monsieur Chasles, comme toujours. Et ce Decaisne, sur la température des enfants malades, regardez son manuscrit ! Il regrette de n’avoir pu examiner que quatre nourrissons atteints de méningite. Et nous allons publier ça ! Ah ! vous ne trouvez rien pour le défendre ! Et vous ? Vous avez de la matière ?
– Monsieur le Secrétaire Perpétuel sait que l’Académie peut compter sur moi.
– Combien ?
– Quatre-vingt-dix-neuf théorèmes, une dizaine de pages.
– Ah ! Vous nous sauvez. Et vous, Trécul ?
– Bonjour, Monsieur le Secrétaire Perpétuel, bonjour, Monsieur Chasles, salua le nouvel arrivant.
– Bonjour, Monsieur Trécul, répondit Chasles en souriant.
– Vous avez bien un peu de copie pour notre Compte rendu ? Vos fougères ?
– Le suc d’aloès, aujourd’hui, Monsieur le Secrétaire Perpétuel, une dizaine de pages moi aussi.
– Ah ! Merci ! Quelle époque ! Où allons-nous ?
– Monsieur le Secrétaire Perpétuel… intervint respectueusement un homme plus jeune.
– Vous êtes Monsieur ?
– Monsieur Marin, Monsieur. J’ai un pli cacheté.
– Remettez-le à l’huissier. Il va vous donner un numéro, puis j’enregistrerai. Ah ! Delaunay, vous êtes là. C’est encore vous qui présidez, je pense.
– Mes respects, Monsieur le Secrétaire Perpétuel. Bonjour, Monsieur Trécul. Comment allez-vous, Monsieur Chasles ?
– Bien, bien, et vous-même, Monsieur Delaunay ? Quel beau temps ! Quel bonheur !
Évidemment, j’aurais pu écrire ça. Tout le monde peut écrire ça, non ?
Mais je ne l’ai pas fait. Qui est arrivé le premier, par où il est passé, si les papillons sont capables de gaieté et le soleil de joie, s’il y avait des arbres sur le quai, et d’ailleurs, même s’il y en avait eu, ne les avait-on pas coupés pour faire du bois de chauffage pendant le siège, le prénom de l’huissier, que Chasles se soit réjoui du temps qu’il faisait, qu’il s’en soit réjoui au point de ne plus penser à rien d’autre, ni ça ni le reste, nous ne le savons pas, nous n’en savons rien – les informations scientifiques sur le contenu du Compte rendu (de la séance du 1er mai) sont, elles, exactes (ce qui fait qu’il n’est sans doute même pas vrai que « tout le monde » peut écrire ça). D’ailleurs, et ça, nous le savons, il a plu (faiblement) le 1er mai.
Bref, ceci, ce dont vous achevez la lecture, n’est pas un roman, même pas, surtout pas, un roman historique, et (sauf erreur de ma part et sauf à un endroit précis où je l’ai signalé explicitement) j’ai essayé de n’écrire que du sûr, de l’avéré. J’ai imaginé ce dont auraient pu parler les personnages (de faits réels de l’actualité) mais j’ai évité soigneusement de mettre telle ou telle parole dans la bouche de tel ou tel académicien. Je me suis sentie fortement encouragée par la lecture de la Folie de l’or – qui a aussi accompagné, dans le temps, une partie de l’écriture de ce texte – à formuler interrogativement les choses sur lesquelles je me posais des questions. Comment aurais-je fait sans la décision qui en a suivi ? Aurais-je pu éviter une inélégante accumulation de « peut-être », « sans doute », « probablement », « certainement »… bref d’adverbes superfétatoires ?
Les sources sont citées précisément, plus loin.
– Bonjour, Monsieur Chasles.
– Bonjour, bonjour, Lucien. Beau temps aujourd’hui, n’est-ce pas ?
Il traversa la cour et, après le deuxième porche, entra dans le bâtiment de gauche et monta l’escalier. La grande antichambre, au deuxième étage, était presque vide. Un secrétaire installait la plume, l’encrier, le buvard, la feuille à signer. Quelques curieux arrivèrent, mais ils n’osèrent pas s’approcher de l’illustre académicien. Bientôt se présenta Élie de Beaumont, le Secrétaire Perpétuel, qui habitait l’Institut.
– Ah ! Chasles ! Bonjour, bonjour, comment allez-vous ? demanda-t-il d’une voix que l’âge avait affaiblie.
– Très bien, Monsieur le Secrétaire Perpétuel, par ce beau temps, et vous-même ?
– Ce n’est pas le soleil qui fera revenir nos confrères, ni qui remplira le Compte rendu. Regardez ça, il va falloir mettre encore ce Meunier, après toutes ses communications sur les météorites.
– Il concourt pour la médaille Lalande, Monsieur le Secrétaire Perpétuel.
– Je sais, je sais. Et les deux autres, les verres d’uranium, encore, qu’ils appliquent aux bésicles.
– Très utiles, les bésicles, Monsieur le Secrétaire Perpétuel.
– Ils se moquent de nous, leur note est écrite avec le concours d’un Monsieur Deleuil. Deleuil ! Sur les bésicles ! Ça ne s’invente pas !
– Ne vous moquez pas, Monsieur le Secrétaire Perpétuel.
– Vous êtes trop gentil, Monsieur Chasles, comme toujours. Et ce Decaisne, sur la température des enfants malades, regardez son manuscrit ! Il regrette de n’avoir pu examiner que quatre nourrissons atteints de méningite. Et nous allons publier ça ! Ah ! vous ne trouvez rien pour le défendre ! Et vous ? Vous avez de la matière ?
– Monsieur le Secrétaire Perpétuel sait que l’Académie peut compter sur moi.
– Combien ?
– Quatre-vingt-dix-neuf théorèmes, une dizaine de pages.
– Ah ! Vous nous sauvez. Et vous, Trécul ?
– Bonjour, Monsieur le Secrétaire Perpétuel, bonjour, Monsieur Chasles, salua le nouvel arrivant.
– Bonjour, Monsieur Trécul, répondit Chasles en souriant.
– Vous avez bien un peu de copie pour notre Compte rendu ? Vos fougères ?
– Le suc d’aloès, aujourd’hui, Monsieur le Secrétaire Perpétuel, une dizaine de pages moi aussi.
– Ah ! Merci ! Quelle époque ! Où allons-nous ?
– Monsieur le Secrétaire Perpétuel… intervint respectueusement un homme plus jeune.
– Vous êtes Monsieur ?
– Monsieur Marin, Monsieur. J’ai un pli cacheté.
– Remettez-le à l’huissier. Il va vous donner un numéro, puis j’enregistrerai. Ah ! Delaunay, vous êtes là. C’est encore vous qui présidez, je pense.
– Mes respects, Monsieur le Secrétaire Perpétuel. Bonjour, Monsieur Trécul. Comment allez-vous, Monsieur Chasles ?
– Bien, bien, et vous-même, Monsieur Delaunay ? Quel beau temps ! Quel bonheur !
Non ! Assez ! Pas ça ! Ça suffit !
Évidemment, j’aurais pu écrire ça. Tout le monde peut écrire ça, non ?
Mais je ne l’ai pas fait. Qui est arrivé le premier, par où il est passé, si les papillons sont capables de gaieté et le soleil de joie, s’il y avait des arbres sur le quai, et d’ailleurs, même s’il y en avait eu, ne les avait-on pas coupés pour faire du bois de chauffage pendant le siège, le prénom de l’huissier, que Chasles se soit réjoui du temps qu’il faisait, qu’il s’en soit réjoui au point de ne plus penser à rien d’autre, ni ça ni le reste, nous ne le savons pas, nous n’en savons rien – les informations scientifiques sur le contenu du Compte rendu (de la séance du 1er mai) sont, elles, exactes (ce qui fait qu’il n’est sans doute même pas vrai que « tout le monde » peut écrire ça). D’ailleurs, et ça, nous le savons, il a plu (faiblement) le 1er mai.
Bref, ceci, ce dont vous achevez la lecture, n’est pas un roman, même pas, surtout pas, un roman historique, et (sauf erreur de ma part et sauf à un endroit précis où je l’ai signalé explicitement) j’ai essayé de n’écrire que du sûr, de l’avéré. J’ai imaginé ce dont auraient pu parler les personnages (de faits réels de l’actualité) mais j’ai évité soigneusement de mettre telle ou telle parole dans la bouche de tel ou tel académicien. Je me suis sentie fortement encouragée par la lecture de la Folie de l’or – qui a aussi accompagné, dans le temps, une partie de l’écriture de ce texte – à formuler interrogativement les choses sur lesquelles je me posais des questions. Comment aurais-je fait sans la décision qui en a suivi ? Aurais-je pu éviter une inélégante accumulation de « peut-être », « sans doute », « probablement », « certainement »… bref d’adverbes superfétatoires ?
Les sources sont citées précisément, plus loin.
à suivre (si, si)
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