L’Académie des sciences et la Commune de Paris Michèle Audin

Michèle Audin

– Sofia l’ignora, qui plus tard connut nos amis du quai Conti, surtout son savant principal.

Un journal mandait S*, qui fut donc un plumitif communard parmi nos savants, qui assista aux discussions, brocarda un public qui toussait trop fort, riant parfois, admirant toujours, aimant sa fonction, son travail, contant du savoir pour tous, laïus plus ou moins consistants, brouillons sans vrai poids dont il saisissait parfois mal la raison, mais qu’il rapportait sans qu’il fît un lapsus, sans qu’il butât jamais sur un mot dont il ignorait la signification. Tout ça au palais Mazarin, dans son grand hall aux hauts plafonds, aux chauds lambris, où antan l’on croisait Cauchy (Augustin-Louis), l’on voyait maint savant aussi qu’on statufia, qu’on installa ici, où plus tard Sofia connut plus d’un Français aux travaux ardus.
Où donc avait-il acquis son savoir, son instruction ?

– Sur Lissagaray, tu dis quoi ?
– Ah ! lui ! sans jamais avoir vu N ni aucun savant…

Nous savons qu’il raconta – qu’il savait, donc – qu’un savant couard avait fui.
Mais lui aussi, vivant mais proscrit, dut fuir. Il quitta Paris.
Là-bas, il lisait. Il lut un journal, puis trois journaux, puis cinq, six, huit, dix, dix-huit, vingt, vingt-trois, vingt-cinq, vingt-six, vingt-huit, trop ! Mais tous faux, tous calomniant nos amis communards.
Il craignit qu’on doutât, il craignit qu’on oubliât. Il produisit donc un court folio, Mai, huit jours à Paris, qui parut trois mois plus tard. Il y conta Paris. Sans pain, sans travail, sans canons, la population voulait son fricot, oui, mais croyait aussi au futur.
Il y montra Paris avant la fin. Nous savons qu’il y dit qu’au jardin il avait vu Agar qui disait, un Haydn qui conduisait du Mozart, un brouhaha d’obus tombant au rond-point, un soprano qui chantait du Bach. Mais il y dit surtout la fin : à vos aspirations, au frisson inconnu qui vous avait saisis, partout on opposa la mort. Un ouragan d’assassinats, ainsi qu’il la qualifia.

Il avait vu, il savait. Il rapporta. À Popincourt, un marin buvant du vin sur un zinc lui avait dit : au matin (du vingt-huit mai), nous patrouillions ici (il montrait un local municipal), vint un gars, qui passait, un gars sans fusil, nous l’avons mis là puis, pan… pan… il gigotait ! Il parla d’un qu’on prit pour Billioray, ton nom, Constant, du Gros-Caillou, mais un assistant couvrit sa voix, hurlant qu’il connaissait, lui, Billioray, on garrotta donc Constant qu’on fusilla à bout portant puis qu’on inhuma à Issy. Un faux Vingtras aussi, qui parvint à fuir mais qu’on rattrapa, qu’on frappa au bas du dos, qui tomba, puis qu’on tua d’un coup à l’occiput.
Il avait vu. Il savait. Mais pas tout. Loin du combat, loin du bruit, il travailla. Dans son opus, il incitait tout communard survivant – car il n’admit pas qu’on parlât d’un fait sans l’avoir vu, ni qu’on utilisât son imagination – il fit qu’on (vingt-huit vaincus au moins) haussa la voix, qu’on lui communiqua, parfois par oral, l’information qu’il souhaitait avoir.

Ainsi fut conçu son grand bouquin : il auditionna maint communard, il consulta, scruta, ausculta, analysa, compara. Il s’obstina, approfondit son savoir, il poursuivit, fortifiant sa raison. Il fit son constat, forma son opinion.
Du travail fait par la constitution du pouvoir communal à Paris – un sphinx, avait dit Marx fin mai – durant trois courts mois, il fit un bilan positif, corps francs aux noms sonnants, commission à l’instruction, qui voulait l’instruction pour tous, commission du travail surtout, qui avait aboli tout travail la nuit.
Toujours insoumis, insoumis pour toujours, dans son garni il griffonnait, raturait, jour ou nuit, il n’oubliait jamais, pas un instant, son travail, lisant toujours son manuscrit, pas pour un journal, pas pour un roman, mais pour qu’on pût savoir, nous, plus tard. Parfois du sang brouillait sa vision, sang d’un ami qu’on assassina. Il s’angoissait. Avions-nous tort ? Car, qui croirait-on ?

Vigilant partisan du futur qu’on assassina, il cribla d’infamants lazzis soldats, adjudants, caporaux, majors, commandants, amiraux qu’on congratulait pour avoir tant occis, mais aussi calotins noirs imposant l’opium au populo, colportant la nuit (ainsi qu’avait dit Blanqui), proprios, oisifs qui ont du pognon par millions, richards hautains, patrons au train royal, nantis puants, politicards pourris, dont il stigmatisa surtout l’un, qui programma jadis la capitulation, un nabot sanglant qu’on nommait Foutricot (un mot-cabas qu’on forma par contraction (on dit aussi avion) de Foutu bourricot), un Sylla français sournois (allusion au triumvirat romain), qu’il qualifia, « vain dindon », cochon vantard ou croûton aigri, sans qu’on prononçât ici son nom honni.
S’avançant plus loin dans l’obscur du non-dit, il bâtit, sans qu’il y laissât aucun trou s’ouvrir, un panorama, trois courts mois, mars, avril, mai, mai surtout, mai sanglant. Soldat ! Tu fus vaincu, pas nous. Marchons, au jour du grand soir nous triomphons. Mai fut un grain qu’on planta dans un sillon, qui plus tard mûrirait.
Scrutant toujours Paris, son horizon, clairvoyant, sans tabou, sans illusions non plus, il fit un croquis clair, touchant, tira sa conclusion. Puis il la divulgua dans la saga qu’il publia, pour, aurait-il dit, nos frangins humains qui plus tard vivront, qui parut dix-huit ans plus tard.

Qu’aujourd’hui, nous lisons. Non à l’oubli, dit toujours Lissagaray.
Ainsi, si son aujourd’hui, à lui, nous paraît, à nous, un jadis, nous savons, nous n’oublions pas.
 
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folio : Longs cris,
Arthur Rimbaud
photo : Mur toujours, MA

 
L’illustration du 28 + 1 mai :



Voir (28 + 1) mai (fin).