L’Académie des sciences et la Commune de Paris Michèle Audin

Michèle Audin

Le lundi 22 mai, Sophie Kowalevski et son mari n’étaient déjà plus à Paris. Il semble avéré qu’ils étaient arrivés d’Allemagne le 5 avril, ce qui ne s’accorde pas exactement avec le fait qu’ils auraient quitté Berlin aussitôt après avoir entendu la nouvelle de la proclamation de la Commune. D’autre part, le récit romanesque de leur entrée dans Paris fait plutôt référence à la réalité du siège de l’hiver, ils résolurent de pénétrer dans Paris aussitôt après le siège, dit la première biographe de Sophie, qui précise que Sophie avait beaucoup de peine à expliquer comment ils étaient parvenus à entrer dans Paris au travers des troupes allemandes.
Le 5 avril, soit, le jour où Paris se proclama ville libre, mais par quel moyen, le train sans doute, mais jusqu’où, partis en train, ce n’est en tout cas pas en train qu’ils étaient arrivés, faut-il croire qu’on n’entrait pas facilement dans Paris le 5 avril, eux avaient dû utiliser une barque abandonnée sur la Seine, c’est du moins ce que l’on lit dans les biographies. Sophie avait certainement raconté une histoire de barque à sa première biographe, histoire que les autres ont répétée. Quand ils sont repartis, ça on le sait : Sophie et Vladimir ont quitté Paris le 12 mai. Comment, ce n’est pas absolument clair, mais probablement en train, tout simplement ; dès le début d’avril, le gouvernement prussien avait demandé à Versailles de rétablir les chemins de fer. Les deux jeunes gens pensaient, semble-t-il, que la ville soutiendrait le siège encore plusieurs mois, et Sophie voulait retourner à ses mathématiques.

Sophie Kowalevski était, en 1871, une jeune femme russe qui étudiait les mathématiques à Berlin. Il serait pourtant un peu inexact de la qualifier d’étudiante car ceci n’avait rien d’officiel, en ce temps-là une jeune femme (une vieille non plus d’ailleurs) ne pouvait pas être étudiante à Berlin, ni même simplement entrer (entrer, au sens de mettre les pieds) dans l’université de cette ville. Mais Sophie Kowalevski étudiait quand même, ce qui montre qu’elle était courageuse et déterminée. Le fait qu’elle ait accouru à Paris pendant la Commune le confirme.
Dans ce récit, Sophie apparaît comme une parente, à la fois de Newcomb et de Lissagaray. Comme Newcomb, elle avait lu Laplace, peut-être pas encore en 1871, mais elle le lut bientôt puisque sa thèse, en 1874, contenait un travail sur les anneaux de Saturne. Comme Lissagaray, elle prit une part, discrète et modeste, à la Commune, elle fut une des femmes de la Commune.
Mais Sophie Kowalevski fut aussi une collègue de Charles Hermite et de Joseph Bertrand. Car, après avoir été une étudiante, après avoir passé une thèse qui, entre parenthèses, ne se contentait pas d’avoir étudié la forme des anneaux de Saturne, mais avait établi un théorème qui porta, qui porte toujours son nom, associé à celui de Cauchy, qui, lui, Cauchy n’y était pas pour grand chose, après tout ça, elle avait acquis un vrai statut de mathématicienne professionnelle.

Presque vingt ans plus tard, il y eut un grand déjeuner d’apparat organisé par Joseph Bertrand auquel ils participèrent tous les trois (et pas seulement). Mesdames Bertrand et Hermite y étaient peut-être. En 1882, Madame Hermite n’invitait pas Sophie Kowalevski, femme séparée de son mari, à l’existence beaucoup trop libre, dans son salon. Plus tard, lorsque Sophie fut veuve, professeur à Stockholm, cela changea peut-être. Charles Hermite appréciait pourtant beaucoup Sophie. Conservateur et clérical, certes, mais amateur de bonnes mathématiques. Peut-être Joseph Bertrand l’était-il aussi. Il est certain qu’il appréciait le pouvoir et les mondanités. Lui et son épouse Céline donnaient de grands dîners. Durant le second empire il avait été un habitué du salon de la princesse Mathilde, chez qui l’on faisait des concours de bouts-rimés, on donnait des mots, par exemple chaîne, poids, peine, trois, et il fallait écrire un quatrain dont ce fussent les rimes, ce qui produisait des œuvres immortelles, telles que

Quand on est deux l’hymen est une chaîne
Dont il est malaisé de supporter le poids
Mais on la sent peser à peine
Quand on est trois.

qui est parvenue jusqu’à nous. Ah ! On s’amusait bien chez la princesse Mathilde ! Cette activité mondaine empêchait-elle  Joseph Bertrand  de soigner la finition de ses ouvrages ? Son cours de calcul intégral était réputé bourré de fautes (typographiques). Il était amateur de bons mots, son beau-frère rapporta qu’après les funérailles de Victor Hugo, il avait dit :

ceux qui disent que Victor Hugo est un crétin exagèrent,

ce qui est aussi une indication de ses opinions politiques. Il aimait la compagnie de personnalités célèbres. Et il est certain que, lorsqu’elle est venue à Paris pour y recevoir le prix Bordin de l’Académie des sciences, à la fin de 1888, Sophie Kowalevski était une personnalité très célèbre.

Ce n’était bien sûr pas le cas en 1871. Sophie ne rencontra pas ces illustres personnages. À Paris nous avons été heureux, écrivit Vladimir à son frère quelques mois plus tard.
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Couverture : page de Souvenirs sur Sofia Kovalevskaya,
de MA
La figure du 22 mai :



Soit K = (L N) $\cap$ (A B).