abrégé du chapitre « Modèles » de l’Epopée familiale Marcel Bénabou

 Le narrateur raconte comment, ayant décidé à vingt ans d’écrire l’histoire de sa famille , il s’est lancé à la recherche d’une forme.

 

Je courus d’emblée, plein d’enthousiasme, à ce qui me semblait le plus évident : mon glorieux homonyme, Marcel Proust, et ce fameux plan de cathédrale qu’il affirmait avoir donné à sa Recherche. Je ne crois pas que je comprenais vraiment ce qu’il avait voulu dire par là, et je ne suis pas sûr que je le comprenne beaucoup mieux maintenant, malgré tout ce que j’ai pu lire sur la question. Mais qu’importe, là n’était pas l’obstacle. Ce qui m’arrêta, c’est qu’il m’apparut bien vite que la référence à la cathédrale, ainsi érigée en  paradigme de toute l’entreprise, aurait été plutôt déplacée pour un livre où le judaïsme et l’islam allaient occuper tant de place. Je crus donc qu’il était de bonne guerre d’aller chercher ailleurs un modèle plus en harmonie avec mon sujet.  Et puisque c’était l’architecture qui en l’occurrence m’attirait (je me souvenais opportunément que Thomas Hardy avait d’abord été architecte), puisque la seule idée de transformer en données textuelles des éléments architecturaux me ravissait, un recours aux édifices religieux juifs marocains s’imposait.

Malheureusement, je ne savais pas grand-chose des traditions ni des contraintes qui avaient cours en ce domaine. Je voulus m’informer plus avant. Mes recherches bibliographiques sur le sujet demeurèrent infructueuses. Il est vrai que je les avais  menées sans grande application, persuadé d’avance, je ne sais pourquoi, qu’il n’y avait rien à attendre de ce côté-là. J’abandonnai donc sans regret cette piste. Ou plutôt, je décidai de passer directement, dans mon enquête, à l’échelon supérieur. Puisque les modestes lieux de prières de mon enfance étaient incapables de me fournir le patron dont j’avais besoin, eh bien, j’irais le chercher, ce patron, ailleurs dans l’architecture sacrée juive. Beaucoup plus haut. Au sommet même de la hiérarchie. Et c’est ainsi que je me retrouvai compulsant de vieilles gravures, où se trouvait reconstitué le plan du Temple de Jérusalem. Cela avait vraiment  fière allure ! Je découvris ainsi toutes les subtilités d’une organisation de l’espace qui, calquée sur l’organisation même de la société de l’époque, ménageait le passage progressif du plus profane au plus sacré. Ainsi se succédaient d’abord les quatre parvis extérieurs (celui des Gentils, celui des Femmes, celui des Israélites, celui des Prêtres), puis les trois sections du Temple lui-même, qui culminaient dans ce réceptacle suprême du divin qu’était le Saint des Saints. Je passai plusieurs soirées à essayer de reproduire, dans la structure de mon livre, cette progression. Sans succès, bien entendu. Certes, j’avais bien l’intention de mettre, dans mon épopée familiale, des Gentils, des Femmes, des Israélites et des Prêtres ; de quoi d’autre, grand Dieu, aurais-je parlé ? N’était-ce pas, pour l’essentiel, cet univers-là que je voulais décrire ? Mais, dans mes histoires, ces quatre catégories de personnages se trouvaient constamment mêlées et je ne pouvais en aucune façon tronçonner mon récit pour accorder une partie séparée à chacune d’elles. Navré, je dus renoncer à ce qui m’avait pourtant paru, au départ, une direction féconde.

Quittant alors le domaine architectural, décidément décevant, je revins à la prospection de modèles purement littéraires. Puisque Proust ne m’avait mené qu’à une impasse, je songeai à Joyce, avec lequel je venais tout juste de faire connaissance. Il affirmait avoir conçu  son Ulysse comme une transposition de l’Odyssée, déclaration qu’à l’époque je n’étais pas seul à prendre pour argent comptant. Puisque je voulais, moi aussi, me lancer dans l’épopée, pourquoi ne pas adopter sa démarche ? Lui-même semblait d’ailleurs m’avoir tendu la perche : son héros, Léopold Bloom était juif ; que perdrait-il à avoir un lointain cousin sépharade, même si, j’en convenais d’avance, la bonne ville de Meknès n’offrait pas, pour l’errance, les mêmes ressources que Dublin ? J’esquissai une première série de transpositions dont je ne livre ici que celles dont l’apparente audace me séduisait. Les plus charmantes de mes camarades de classe, celles qui avaient été longtemps l’objet de mes convoitises, seraient de très convenables Sirènes, et je me promettais de les représenter nageant nues, par un bel après-midi de mai, dans la piscine de notre lycée. Je me disais  par ailleurs que, pour tenir le rôle assez ingrat du Cyclope, je ferais appel aux terrifiants Aïssaouas, ces dévoreurs de moutons crus qui peuplaient mes cauchemars ; j’étais sûr qu’ils feraient parfaitement l’affaire.  Mais, me souvenant opportunément que j’étais en train d’acquérir le label universitaire de latiniste, je tournai mon regard dans une direction qui me semblait plus appropriée, et voulus faire de ma propre épopée une sorte d’Enéide.  L’idée me séduisit comme une provocation. Qui sait quelles merveilles était capable d’engendrer la greffe du pur classicisme latin sur le tronc, franchement baroque parfois, de l’arbre talmudique   Et de fait, je n’eus pas besoin de beaucoup chercher pour faire cette découverte qui me surprit moi-même : il y avait bien des traits de l’œuvre virgilienne dont je pouvais m’arranger sans mal. La place faite à la piété, l’attachement obstiné aux pénates, que l’on transporte avec soi par-delà les mers, l’accomplissement scrupuleux par le héros d’une mission imposée par le destin, l’exil consenti qui se révèle être, en fin de compte, un rapatriement, rien de tout cela n’eût été déplacé dans ma propre épopée.  Il y avait aussi des péripéties (l’idylle d’Enee avec Didon ou la descente aux enfers) pour lesquelles j’étais sûr de trouver des transpositions satisfaisantes : ni l’amour ni la mort ne pouvaient être absents de mon projet. Même les interminables guerres avec les innombrables roitelets ou chefs de tribus du Latium me semblaient pouvoir s’adapter aux troubles endémiques des dernières années du Maroc indépendant. J’avais enfin, grâce à Virgile, un moyen commode de réconcilier les deux types de romans que Raymond Queneau distinguait (ceux qui sont des Iliades et ceux qui sont des Odyssées), puisque l’Enéide était à la fois l’une et l’autre. Dans l’euphorie née de ces découvertes, je me mis à remanier mon projet de plan pour essayer de faire correspondre, à chaque chant, un chapitre de mon roman. Mais, plus j’y travaillais, plus les choses me paraissaient compliquées. Trop d’épisodes, trop de personnages me restaient sur les bras. Les tentatives que je fis ensuite avec La Divine Comédie et les cercles de l’enfer de Dante, puis avec l’Education Sentimentale, enfin avec divers romans (Conrad, Melville, Kafka, Nizan, y passèrent successivement), demeurèrent sans lendemain. (…)

Toutes ces tentatives manquées ne me semblaient pas pour autant inutiles. Au rythme de mes échecs, je cernais de mieux en mieux mon but. Ce que je cherchais en fait, c’est un support, une épine dorsale, un bloc dur autour duquel je puisse exécuter les nombreuses variations que j’avais en tête, tout en me laissant aller sans remords à mon goût pour l’évocation fugace, le souvenir pittoresque, la confidence voilée, bref tous ces détails minuscules et irremplaçables sans quoi mes pages risqueraient de sonner creux.