Conférence, Bruxelles,15-4-1989 (rencontre sur “la trahison”) Marcel Bénabou

 

Puisqu’une réunion comme celle-ci a choisi de se situer, par son thème comme par sa forme, en marge des règles traditionnelles du genre ("ni colloque, ni séminaire", était-il rappelé sur les invitations qui nous avaient été adressées), puisque c’est cette singularité d’emblée revendiquée qui m’a encouragé (au moins pour une part) à oser m’y hasarder,  je ne crois pas trahir l’esprit de notre rencontre en l’agrémentant de quelques paradoxes, voire de quelques provocations.

Car c’est évidemment une provocation que de prétendre intégrer à nos débats un sujet comme celui que j’ai cru pouvoir proposer, à savoir « trahir sa vocation ». Il semble en effet ne pouvoir se rattacher au thème général que par la grâce d’un artifice un peu élémentaire, encore que coutumier chez les philosophes, celui du jeu de mots. En l’occurrence un jeu de mots que favorise la relative multiplicité des emplois du verbe trahir. Ce dernier est beaucoup plus souple que le substantif qui en dérive, la terrible trahison, derrière laquelle, surtout si elle est qualifiée de haute, on ne peut s’empêcher de voir se profiler l’ombre d’une guillotine ou d’un peloton d’exécution. « Trahir sa vocation » n’est donc pas, à proprement parler, un acte qui relève de la trahison, sinon par métaphore…

Cette première provocation se redouble aussitôt d’une seconde, qui tient au fait d’avoir choisi, comme support quasi unique de la démonstration que j’entends faire, nul autre cas que le mien propre. Avec tout ce que ce Choix comporte de risques : je ne crois pas trahir la pensée de beaucoup d’auditeurs en leur prêtant quelque désapprobation à l’égard d’une démarche qu’ils peuvent, à fort bon droit, trouver entachée de suffisance exhibitionniste, voire de complaisance masochiste. Curieux dilemme. Il me faudra en effet : soit, si je veux être fidèle à mon engagement de départ, trahir quelques-uns de mes secrets, et, ce faisant, trahir le devoir de réserve et de discrétion qu’impose habituellement un discours public ; soit, si je veux être fidèle aux règles de la bienséance, trahir les attentes que l’énoncé de mon sujet a pu légitimement susciter, au moins chez certains de ceux qui étaient informés de son existence. De cette difficulté, je n’essayerai pas de sortir, bien au contraire. Il est tellement plus facile, lorsqu’on est mis dans une situation difficile, de tenir des discours sur la difficulté…

Je commencerai donc en abordant le problème de la vocation en général, et de la mienne en particulier. On parle trop souvent, et toujours un peu trop vite me semble-t-il, de vocation. C’est pourtant un vocable équivoque, qu’on invoque sans trop s’inquiéter de savoir ce que vraiment il vaut, et en le confondant avec un certain nombre de vocables voisins. Même les dictionnaires de synonymes pataugent, et regroupent en vrac, sous la même rubrique, des mots comme capacité, disposition, aptitude, talent, penchant, inclination, goût, faculté, voire, à l’occasion, génie ou destin. J’avoue n’avais jamais su distinguer vraiment entre tous ces mots. J’ai donc, très tôt, à l’âge précisément où l’on s’interroge sur son avenir, baptisé vocation une exigence qui s’était à mon insu (du moins le croyais-je) imposée à moi. Cela avait pris la forme d’un vaste projet d’écri-ture, dont la pression commença à s’exercer sur moi avec une constance qui ne faiblissait pas, et dont je sentais qu’il allait déterminer le cadre entier de mes activités. Bien entendu, ce projet était étroitement déterminé, autant que par mon goût pour le langage et ses jeux, par les conditions familiales et historiques qui étaient les miennes. En tant que dernier-né d’une vieille famille qui avait eu, jadis, son temps de gloire mais qui avait depuis deux générations connu bien des déboires, je me sentais investi du devoir sacré de rendre aux miens un peu de ce lustre dont ils avaient gardé, cruellement vivace, le souvenir. En tant que membre de la communauté juive du Maroc, une communauté longtemps tenue pour marginale par rapport aux grands foyers de la culture juive, et plus souvent objet de commisération que de réelle considération, je me sentais investi du devoir, tout aussi sacré que le précédent, de m’en faire le porte-parole. Au monde extérieur qui, juifs ou non-juifs confondus, ignorait presque tout de nous, de l’extraordinaire richesse de notre patrimoine et de nos traditions, il était indispensable de donner une image redressée, une représentation aussi fidèle que possible. La voie était donc toute tracée, et la méthode aussi paraissait s’imposer : il fallait faire pour nos « mellahs »’ce qui avait été fait pour les ghettos et les shtettl de l’Europe. Ni plus, ni moins. Et qui était mieux armé que moi, me disais-je, pour remplir cette mission ?

J’avais donc conçu, au sortir de l’adolescence, le projet d’une vaste fresque, où la chronique familiale, intimiste à souhait, se doublait d’une enquête historique, sociologique, voire ethnologique (pour tout dire, rien de ce qui relevait des sciences humaines ne devait m’être étranger). La place de choix, comme il se doit, y était réservée aux fêtes du calendrier hébraïque, à leur sens, à leur préparation, au rituel rigoureux autant que chaleureux de leur célébration : d’abord Rosh Hachana, Yom Kippour, et Souccoth, puis Hannouca et Pourim, enfin Pessah et Shavouot. Tout cela aurait dû, naturellement, être assaisonné de ces ingrédients indispen¬ sables que sont, pour ce type de préparation, une nostalgie pleine de tendresse (à moins que ce ne fût une tendresse emplie de nostalgie), ou un humour chargé de lucidité (à moins que ce ne fût une lucidité pétrie d’humour). Armé de ce projet, je m’étais mis à l’ouvrage. Avec opiniâtreté et courage. Et les pages succédaient aux pages. Les années aussi. Un jour pourtant tout s’arrêta. L’absurdité de l’entreprise m’apparut. Plongé que j’étais, à l’époque, dans les trépidations politico-culturelles de la vie du Quartier Latin des années soixante, sollicité par des tâches aussi urgentes que d’aider à la libération des peuples colonisés ou de préparer I les conditions du bonheur universel, devenu par ailleurs moins sensible, en raison de mon éloignement géographique, aux muettes attentes du milieu familial, tout ce fatras, fortement teinté d’un exotisme de mauvais aloi, me semblait aussi encombrant que désuet. Qu’avais-je à faire à m’autoproclamer, le hérault d’une communauté qui n’offrait à ma soif d’ad-miration aucun héros qui fût conforme aux attentes qui étaient alors les miennes, et à laquelle, me disais-je, je n’appartenais plus que de nom ? Je ne voulais en tout cas pas avoir à porter le fardeau des critiques, des mises en garde ou des contestations, que n’auraient pas manqué de prodiguer ceux qui, si je m’étais obstiné dans mon projet initial, n’auraient vu en moi qu’un bien infidèle, et un bien piètre, représentant. De plus, les modèles cette fois, et les cautions prestigieuses, ne me manquaient pas. Je découvrais avec bonheur, chez des auteurs que j’admirais, et qui se trouvaient aussi être juifs, des déclarations d’une singulière liberté à l’égard du patrimoine judaïque devant lequel j’étais resté jusque là figé dans un respect craintif. Ainsi cette réponse de Stefan Zweig à une enquête de Martin Buber : '"Je n’éprouve aucune fierté d’être juif, parce ifc que je refuse d’être fier de quelque chose dont je ne suis pas à l’origine". Ou bien encore cette phrase de Kafka dans la Lettre au père : « Je ne voyais pas ce qu’on pouvait faire de mieux avec ce matériel que de s’en libérer au plus vite, cette libération me semblant être justement le plus pieux des actes ».

J’avais beau savoir que la situation de mes modèles, et en particulier leur relation au judaïsme, n’étaient en rien comparable à la mienne, qu’ils avaient certainement bien d’autres raisons que les miennes et sans doute bien meilleures, ce genre de propos ne s’en imposait pas moins à moi, et avec une force à laquelle J’e ne pouvais ni ne voulais résister. J’avais, moi aussi, un pressant besoin de rupture. Ce que J’avais cru être ma vocation m’apparaissait donc désormais comme un carcan, une pure et simple entrave à ma liberté. En m’imposant son exigence exclusive, elle me fermait bien d’autres voies, que je voyais au contraire s’ouvrir devant d’autres. Je laissai donc là, d’un cœur soudain allégé, mon grandiose projet. Je n’avais nullement le sentiment de trahir, mais bien au contraire la certitude d’opérer une indispensable et bénéfique correction de trajectoire. Ma véritable vocation allait enfin pouvoir se donner libre-cours.. C’était toujours récriture, certes, mais il ne s’agissait plus de la même écriture. Car j’étais désormais obsédé par un tout autre problème : la recherche d’un langage autre, d’un langage qui soit distinct de la vie réelle, qui ne soit pas étroitement déterminé par la personnalité, ou l’expérience, de celui qui parle. Bref, je me détournais résolument du contenu, et je partais à la recherche d’une « manière de dire ». Parti sur cette nouvelle voie, je ne tardai pas à en expérimenter les obstacles, et à découvrir les étrangetés de récriture littéraire. Car ce n’est pas tout, pour écrire, d’aimer les mots, encore faut-il en être aimé. Et de cette réciprocité je n’étais pas sûr. Or, je faisais maintenant [’expérience de la distance, de la séparation. En fait, les mots que je cherchais me fuyaient. Dans les meilleurs moments, j’atteignais à la situation, aussi délicieuse que frustrante, décrite dans un passage du Zohar dont j’aimais tout particulièrement la symbolique. « La chose peut être comparée à une belle fille enfermée dans un palais. Elle a un amoureux, dont personne ne sait qu’il est son amoureux. Poussé par le désir de voir son aimée, il passe souvent devant le palais en regardant partout. Alors, elle se décide à pratiquer une petite ouverture dans le mur de son palais, et au moment où elle voit passer son amoureux, elle approche son visage, pour un instant, de cette ouverture, et l’en retire immédiatement. Tous ceux qui passent ne voient pas le visage de la belle fille, sauf l’amoureux, parce qu’il est le seul dont les regards, le cœur et l’âme soient dirigés vers la bien-aimée. Il en est de même de l’écriture ». Je pressentais qu’il y avait, derrière cette nouvelle situation, un secret qu’il me fallait essayer de percer. Car la saisie de ce secret me semblait devoir être préférée à tout, même au plaisir d’achever un livre. Je trouvais là une justification honorable à toutes les techniques d’ajournement que peu à peu, et sans même m’en aviser, J’avais mises au point. Elles avaient pris deux formes principales : une volonté hautement proclamée d’approfondissement théorique, qui me faisait accumuler les lectures de livres de théoriciens ; la recherche de nouveaux modèles, qui me faisait accumuler les lectures d’auteurs qui avaient eu des problèmes avec l’écriture. Cette fois, le blocage était complet. Je dus accepter de renoncer, et m’orientai vers d’autres rivages. Ceux de l’érudition voulurent bien m’accueillir, et je goûtai aux plaisirs de l’épigraphie romaine. De ce nouveau et long piétinement, je sus pourtant tirer au moins deux observations, à vrai dire fort élémentaires, sur la vocation littéraire : l’une, c’est que la vocation ne va pas nécessairement dans le sens des aptitudes ; l’autre, c’est qu’elle peut être vécue comme un malheur, une malédiction imméritée, et ce mot d’Amiel me revenait sans cesse à l’esprit : « j’ai peur de ce qui m’attire ». Je comprenais ainsi pourquoi la vocation produit ces créatures étranges et pitoyables que Proust a baptisées « les célibataires de l’art ». Car le mode de fonctionnement de ces malheureux est relativement simple. Leur vocation artistique les amène à surévaluer démesurément le champ de l’art, et cette surévaluation entraîne un décalage, trop souvent insurmontable, entre l’œuvre entrevue et les moyens disponibles pour la réaliser. De toutes ces découvertes, j’ai fini par tirer la conclusion qui s’imposait : ma véritable vocation était le silence. Mais pas n’importe quel silence. Sûrement pas un simple silence d’indifférence ou d’abstention, mais un vrai silence, actif et éloquent. Je m’efforçai donc de n’écrire pas, avec l’espoir que cela finirait par être perçu et même (pourquoi pas ?) décrypté et glosé par quelques bons esprits. Peine perdue. Qui se soucie encore, de nos jours, d’écouter, d’interpréter les silences d’un inconnu ?

C’est alors que j’ai acquis une nouvelle et déterminante certitude. A savoir qu’il est indispensable d’accompagner son silence, de le garnir, de l’entourer, si l’on veut qu’il ait quelque chance d’être perçu. Et c’est pourquoi j’ai résolu de reprendre la plume, débarrassé cette fois de tout autre souci que celui de transmettre, de toutes les façons possibles et à tous les publics qu’il me serait permis d’atteindre, ce simple message : « je me tais ». Ce faisant, je trahissais, pour la troisième fois, et avec un empressement plus grand encore que précédemment, ce que je croyais être ma vocation. Ce qui m’amène aujourd’hui, à me poser, et à vous poser, une étrange question : la vocation ne serait-elle pas à l’i.mage du paradis ? Car, de même que les vrais paradis sont ceux que l’on a perdus, les vraies vocations sont celles que l’on a trahies. Mais, quoi qu’il en soit de la réponse à cette question, je peux dire que cet ultime reniement était porteur d’une vertu qui, à mes yeux, valait absolution, puisqu’il me permettait enfin d’accomplir sans remords ni retenue mon rêve le plus secret : écrire.