Aucun oulipien n’en disconviendra : au cours de ses vingt-cinq années de fréquentation assidue de nos réunions, François Caradec a été l’un des principaux fournisseurs de la rubrique « Erudition » (ce qui ne l’empêchait pas, soit dit  entre parenthèses, de fournir tout aussi abondamment l’indispensable rubrique « Création »). Ses connaissances en matière d’histoire littéraire, constamment accrues par des lectures innombrables, lui permettaient d’enrichir, quasiment à chaque séance, la longue liste des plagiaires par anticipation.

Son intérêt pour les « plagiaires par anticipation » ne devait pas s’arrêter là. Il est au moins une occasion où il sut aller un peu plus loin. Voici dans quelles circonstances.

Tout commença lors de la  réunion n° 520. Elle s’était tenue le 11 février 2004, exceptionnellement  à Lille (car l’Oulipo n’hésite pas, quand il le faut à se délocaliser). Notre hôte du jour, Ian Monk, nous avait pour l’occasion régalés d’excellents plats indiens (« c’est ce qu’il y a de meilleur dans la cuisine anglaise », devait-il dire à ce propos).

Au cours de cette réunion, je m’étais inscrit à la rubrique « Rumination », sous le titre « Plagiaires par anicipation » . Mon intervention, et la discussion à laquelle elle donna lieu,  ont été ainsi résumées dans le compte-rendu rédigé par Valérie Beaudouin, qui avait bien voulu se charger, une fois de plus, de la lourde tâche de secrétaire de séance.

MB : plagiaires par anticipation : On rêvait de faire une publication sur les plagiaires par anticipation. Celle-ci pourrait prendre la forme d’un ensemble de lettres de ces plagiaires, adressées à l’Oulipo, lettres où chacun justifierait, dans son style propre, l’aspect oulipien de son œuvre. Marcel a déjà écrit un Corneille oulipien en analysant la tragédie Othon , JJ s’inscrit pour faire Mallarmé, MB pour Valéry, MG rumine pour faire un pastiche de Proust et de Freud. HLT prend Copeau, JJ : « quelle idée folle ! » OS recueille les lettres. MB enverra à tous une  liste de plagiaires par anticipation.

Comme bon nombre de projets oulipiens (surtout lorsqu’ils ont été, comme c’était précisément le cas, adoptés dans l’enthousiasme), celui-ci n’a pas été jusqu’à présent exécuté. Mais il n’est pas resté entièrement sans suite. En effet, seul de tous les oulipiens, François Caradec, qui n’avait pris aucun engagement au moment de la discussion, devait m’envoyer, quelques semaines plus tard, trois courtes lettres. Il avait choisi de parler au nom de trois auteurs qu’il connaissait particulièrement bien, et dont la qualité de palgiaires par anticipation est admise par tous : Michel Leiris, Alphonse Allais, Boris Vian. Trois « lettres » inédites que je suis heureux de pouvoir publier ici. Car, comme à son habitude, Caradec avait trouvé le moyen de répondre, avec la plus élégante des concisions, à la consigne que j’avais proposée.

J’aimerais (il n’est pas interdit de rêver…) que cette publication éveille, chez les autres oulipiens, l’envie de redonner corps au projet initial.

 

 

1. « Lettre » de Michel Leiris à Raymond Queneau

 

 

Paris, le 27 janvier 1961

 

 

 Mon cher Raymond,

 

 

    Zette a pris le thé hier avec Janine et j’apprends que Le Lionnais crée avec toiune école littéraire de littérature potentielle.

As-tu oublié que j’ai publié naguère un « glossaire » (aujourd’hui j’y serre mes glaires) qui me donne un certain titre à revendiquer mon entrée dans votre ouvroir ? Après avoir fait de la littérature une forme de tauromachie, je pourrai vous montrer comment j’utilise, à la suite de Raymond Roussel, des méthodes ethnographiques à la rédaction de livres de souvenirs.

Je compte sur toi pour m’inviter prochainement à votre table.

 

 

    Amicalement

 Michel

 

 

 

 

 

(Sur un feuillet joint )

Ci-joint quelques petits suppléments au « Glossaire » :

 

 

La virginité de ma verge irritée

 

 

 La tauromachie, elle chie à travers les mots

 

 

 Le maréchal Pétain, il se marre en pétant.

 

 

 Sainte Marie, merde marinée.

 

 

 Jésus Cuit, fils de vieux.

 

 

 A l’écrivain français, l’écrit c’est vingt francs.

 

 

 

 

               2. Lettre » d’Aiphonse Allais                      

      Café de la Gare, Honfleur 

 

le 13 juillet 1898

 

 

Cher Monsieur* Oulipo,

    Il paraît, me dit ma concierge, que vous faites vos choux gras** de mes fantaisies parues dans le Journal.

 Je peux vous fournir à la demande toute chronique inédite adaptée à vos besoins et à vos contraintes budgétaires, soit en prose, soit en vers, néo-alexandrins ou holorimes, au choix du client.

 Dans l’attente d’être favorisé de vos ordres, je vous prie, cher Monsieur (ou Madame) Oulipo d’agréer l’expression de ma haute considération***.

 

 

A. Allais

* Au cas, fort improbable, où le destinataire serait une dame, veuillez rectifier vous-même.

 

** Pour une bonne potée normande, ajoutez lard ad libitum.

 

*** Grâce à un procédé nouveau de notre fabrication, nous pouvons élever la considération à des hauteurs jamais atteintes jusqu’ici.

 

3. « Lettre » de Boris Vian à Raymond Queneau

                   Au dos de l’enveloppe, mention de l’adresse de Boris Vian,

                   6 bis, cité Véron,  Paris XVIIIe

                                     22 juin 1959

                    Cher Unique Electeur et Ami,

                L’autre soir, sur la terrasse des trois satrapes, je vous ai entendu glisser à l’oneille du Satrape  René Clair que vous alliez avec Le Lionnais ouvrir un « ouvroir » du même tonneau que notre « Club des Savanturiers »        

                On pourrait demain en causer entre quat’z’iaux. Pas le matin, je vais au ciné pour J’irai cracher… Mais l’après-midi, je serai définitivement libre.

                    Allez , tchao ! 

                                 Bison.

  

 

Compléments

Ces trois « lettres » contiennent diverses allusions qui nécessitent peut-être d’être explicitées.

1. A propos de la « lettre » de  Michel Leiris

 

Zette est le surnom de Louise Godon, l’épouse de Michel Leiris.

 

 Janine :  il s’agit de Janine Kahn, l’épouse de Queneau.

 

j’y serre mes glaires  : Caradec joue sur le titre exact que Leiris avait donné à ce travail « Glossaire j’y serre mes gloses ».

 

Avoir fait de la littérature une forme de la tauromachie : allusion à la préface de la deuxième édition de L’âge d’homme, « De la littérature considérée comme une tauromachie », 1946.

 

 

2. A propos de la « lettre » d’Aiphonse Allais

 

 

 Le Journal est le nom d’une des publications auxquelles Allais contribuait régulièrement.

 

 3. A propos de la « lettre » de Boris Vian

 

 

 L’adresse 6 bis, cité Véron,  Paris XVIIIe,  est bien celle de Boris Vian, qui  habite là depuis 1953. C’est aujourd’hui le siège de la Fond’action Boris Vian.

 

La date  du 22 juin 1959 est celle la veille du décès de BV.

 

Unique électeur  : dans la hiérarchie du Collège de ‘Pataphysique, RQ avait le titre d’Unique Electeur, portant la lourde responablilité de choisir Sa Magnificence le vice-curateur. Rappelons qu’en juin 1959,  c’est RQ qui fit du baron Jean Mollet le Vice-Curateur, en tant que doyen d’âge du Collège et unique membre à avoir connu Jarry !

 

L’autre soir  :  allusion à la fête qui eut lieu le  11 juin 1959, au cours de laquelle Henri Salvador fut promu « satrape ». Ionesco, Queneau, Siné et sans doute Caradec assistaient à cette fête.

 

La terrasse des trois satrapes : grande et belle terrasse, donnant sur le Moulin-Rouge, que Prévert et Vian partageaint au 6bis de la Cité Véron. Les trois satrapes étaient Vian, Prévert et Ergé, le chien de Prévert.

 

Oneille  : mot emprunté à Jarry , Ubu Roi, pour désigner les oreilles

 

Club des Savanturiers  : petit groupe fondé avec Raymond Queneau, Pierre Kast,  Michel Pilotin et quelques autres.

 

Entre quat’z’iaux : Les ziaux  est le titre d’un recueil de  poèmes de RQ

 

Je vais au ciné pour J’irai cracher : le matin du 23 juin 1959, Boris Vian, sur l’insistance de ses amis, va à la première de J’irai cracher sur vos tombes, film  de Michel Gast d’après le livre de BVBV a eu des démêlés avec le metteur en scène dont il désapprouve  le travail. Quelques minutes après le début du film, il s’effondre sur son siège et meurt d’une en route vers l’hôpital. Sur les circonstances de la mort de BV, voir Voir Bizarre N°39_40 ( 2ème série),  Les vies parallèles de Boris Vian Textes et documents inédits, études et témoignages recueillis et mis en ordre par Noël Arnaud,  Paris, Editions J. J. Pauvert. 1966, 185-186.

 

je serai définitivement libre  : on appréciera l’humour noir de Caradec.

 

Bison : La signature reprend l’anagramme du nom de BV (Bison ravi). On retrouve ce nom dans le titre du dernier livre publié par Caradec, Le doigt coupé de la rue du Bison,  Fayard noir 2008.