Dans la conception comme dans la rédaction de la plupart de ses pages, Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres s’inscrit dans le droit fil des écrits oulipiens1. Le souci d’une forme structurée, le jeu verbal, y sont constamment présents, et d’une façon qui est parfois affichée avec une certaine ostentation.

Fidèle à un principe souvent observé par les oulipiens, qui veut qu’on donne au lecteur, dans le corps même du texte, quelques indications sur les contraintes présentes dans le  texte qu’il est en train de lire, j’ai multiplié les signaux et les mises en garde. Un procédé qui s’apparente à la mise en abyme ou à l’autoréférentialité. C’est ainsi qu’apparaissent, souvent sous forme de jeux de langage, diverses déclarations sur l’importance des jeux de langage :

p. 32 : « aux réalités concrètes se substituent les mondes qu’on crée »

p. 88 : « aucune réalité ne pouvait faire le poids devant un heureux assemblage de mots »

p. 122 : un livre a pour fonction, non de redoubler inutilement le réel, mais de le continuer par d’autres moyens.

Ces jeux de langage, il n’est pas question pour moi d’en faire ici un relevé exhaustif. Presque chaque mot du livre serait à analyser dans cette perspective2. Je préfère pour aujourd’hui m’en tenir à quelques  exemples parmi les plus caractéristiques : ils me permettront de montrer comment le jeu oulipien m’a concrètement tiré d’affaire à toutes les étapes de la composition de ce livre. Voici donc quelques uns des bénéfices  que j’en ai tirés.

- 1. Bénéfices au niveau de la méthodologie

Le jeu verbal m’a aidé à me doter d’une méthode de travail, qui miraculeusement s’est trouvée coïncider avec ma pratique spontanée, celle que je partageais avec Roussel, Brisset et Perec, et qui repose sur la dislocation phonique d’un mot ou d’un énoncé donné3. Ce sont des « variations homophoniques »  sur le mot “littérature” qui m’ont, sans excessive dépense d’imagination, successivement donné les séquences “lis tes ratures” (du verbe lire) et “lie tes ratures” (du verbe lier).  Ce qui a engendré tout un chapitre, intitulé « Remembrements »,  sur les fiches, couvertes de corrections et de ratures, qu’il faut sans cesse relire et d’année en année retravailler, jusqu’à ce que surgisse enfin le lien logique qui permet d’en regrouper quelques unes pour les transformer en texte, et m’a par la même occasion suggéré la méthode à employer pour sortir de la paralysie d’écriture dans laquelle je me trouvais. Ce premier pas fut rapidement suivi d’un autre, tout aussi déterminant.

Un de mes premiers incipit, quand je me suis mis à écrire, avait été cette phrase qui se voulait proustienne : “Longtemps, j’ai rêvé de vrais chefs d’œuvre”. J’avais si souvent répété cette phrase dans ma tête que je l’ai un jour, tout à fait involontairement, transformée en : “Longtemps, j’ai ravaudé des déchets d’œuvre”. Et cette idée d’un livre issu des débris de projets antérieurs, inaboutis, s’est immédiatement imposée à moi. Elle me confirmait dans une méthode que j’ai même pu reprendre, sous des formes légèrement modifiées, dans mes livres suivants4.  On imagine avec quel plaisir j’ai retrouvé, quelques années plus tard, chez un cabaliste, la même idée appliquée à la création du monde. Une simple interversion de lettres dans le premier mot du premier verset de la Genèse (Béréshit devenant Béshéérit), et voilà que, par la vertu de l’anagramme, ce verset initial ne signifie plus : “au commencement, Dieu créa le ciel et la terre”, mais bien : “avec des restes, Dieu créa le ciel et la terre”. Ce que Dieu a fait pour le monde, pourquoi, me suis-je aussitôt dit, un écrivain ne le ferait-il pas, à son modeste niveau, pour un livre ? Cela d’ailleurs ne faisait que confirmer la deuxième injonction qui avait été suggérée par l’homophonie : « lie tes ratures ».

- 2. Bénéfices au niveau de la théorie

Le jeu verbal m’a en outre aidé à me doter, toujours à aussi peu de frais, d’une véritable théorie littéraire qui me faisait jusque là cruellement défaut. Et ce, grâce à l’attention portée aux lettres qui étaient présentes dans le corps de certains  mots, particulièrement importants pour un apprenti-écrivain : le mot “écrire” et le mot “mot”. Il est incontestable que « écrire » peut se découper  en éc-rire, et que « mot » peut s’analyser comme  « mort sans r ». Ainsi se sont dressées en face de moi, dans leur apparente incompatibilité, mais dans leur profonde complémentarité, deux approches opposées de l’écriture : l’approche ludique d’abord, qui ne voit dans la littérature qu’un simple moyen de délassement (puisque, à y regarder de près, écrire, “c’est tracer deux lettres et puis rire”) ; l’approche sérieuse voire tragique, qui fait du bon usage des mots une question de vie ou de mort (puisque “le mot porte la mort sans en avoir l’air”). Tout l’effort du livre va tendre à marier ces deux approches, à les rendre compatibles.5

3. - Bénéfices au niveau de la thématique

 D’autres types de jeu verbaux m’ont fourni matière à réflexion, et à chapitres. Ce sont  cette fois des jeux portant non sur les lettres ou les sons, mais sur le sens, ou plutôt la multiplicité des sens, de certains mots ou expression. Il s’agit de voir ce qui se passe lorsque l’on décide de prendre une expression familière dans un sens inhabituel. C’est ce que j’ai fait, pour ne prendre que cet exemple, avec la phrase parfaitement banale : « j’écris sur une page blanche ». Il m’a suffi de modifier légèrement le sens de la préposition « sur », de la prendre dans le sens de “au sujet de”, pour qu’aussitôt soit ramené à ma mémoire le souvenir d’un épisode de mon enfance que j’avais oublié,  les débuts de ma collection de papier blanc.

Il en va de même avec l’expression « l’ordre des mots » (qui sert de titre à l’un des chapitres) .  Si on ne se contente pas du sens obvie du mot « ordre » (disposition, suite), on pourra prendre ce mot dans son sens classificatoire, ce qui permet d’affirmer que les mots n’appartiennent pas au même  « ordre », à la même « classe », que les choses, affirmation où l’on reconnaît un des thèmes majeurs du livre. Mais ce n’est pas tout. On peut aussi prendre le mot dans le sens de commandement (ce sont les mots qui donnent un « ordre », qui commandent), nouvelle affirmation où se retrouve le précepte mallarméen, cher aux oulipiens : « donner l’initiative aux mots ».

Je pourrai citer bien d’autres cas d’utilisation de procédés analogues. Par exemple celui-ci que j’avais appelé « l’équivalence sémantique.  Soit le début de la chanson bien connue “il était un petit navire qui n’avait jamais navigué”. La recherche de ce que j’appelais des “équivalents sémantiques” de cette phrase, en l’occurrence des  objets qui n’ont jamais eu l’occasion d’accomplir la fonction à laquelle ils étaient destinés, me permet d’introduire un développement sur une série d’objets de ce type (théâtre, ligne de chemin de fer, abattoir), qui deviennent autant de métaphores pour désigner  l’écrivain qui n’écrit pas.

4 - Bénéfices au niveau de la structure

Le jeu verbal m’a même aidé à trouver, après bien des tâtonnements, la structure du livre.

Il ne me restait plus, pour mettre en ordre l’ensemble du matériel ainsi rassemblé, qu’à trouver une disposition générale. J’ai choisi la disposition ternaire. Disposition que j’ai pris soin de mettre en évidence dans la table des matières : 3 parties composées de trois chapitres, eux-mêmes composés (à une exception près, volontaire, bien sûr) de trois sous-chapitres. Mais elle se trouve aussi présente dans la juxtaposition, l’enchevêtrement apparent de trois formes d’écriture : confession , dialogue, citations. Pourquoi ce choix ? Les origines de cette obsession ternaire sont chez moi multiples. Les unes  relèvent de mon histoire personnelle : j’ai vécu dans le culte de trois figures d’ancêtres, ceux qui ont donné son titre à mon épopée famiiale6. Les autre s’appuient sur un triple héritage. D’abord, le judaïsme : les trois patriarches. Ensuite, le souvenir des plus exaltantes de mes lectures d’enfance : Les trois mousquetaires, les « trois kalenders fils de rois », de mes chères  Mille et nuits. Enfin, quelques modèles culturels plus récents : les triades divines de la religion indo-européenne, la structure de la Divine Comédie, ou encore celle de Monsieur Palomar d’Italo Calvino. 

J’ai laissé de côté, dans ce survol, tout ce qui relève de l’intertextualité : les innombrables citations directes ou indirectes, les allusions, les parodies, les pastiches.7 Cela fera peut-être l’objet, un jour, d’un nouvel exposé.