Il n’y a de beaux ouvrages que ceux qui ont été longtemps (sinon travaillés, au moins) rêvés.       Joseph Joubert, Carnets  

A mi-voix, comme s’il s’adressait à lui-même, Manuel fredonnait avec application son air favori du moment - un de ces madrigaux de Monteverdi qu’il avait eu la joie de retrouver en rangeant ses vieux disques - avant d’oser affronter à nouveau le désordre de son bureau.

O mio bene, o mio bene,

O mia vita, o mia vita,

Non mi far, non mi far,

Non mi far, non mi far

Piu languire…

Sans cesser de chantonner, il déplaça avec vigueur plusieurs chemises remplies de papiers jaunis qui dépassaient de toutes parts, et réussit à libérer un peu d’espace autour du clavier de l’ordinateur. Il pesta in petto contre les particules de poussière qui avaient, une fois de plus, souillé certaines des touches et s’y étaient comme incrustées. Il les gratta du bout de son index. Le résultat ne lui sembla guère satisfaisant. Il s’installa néanmoins face à l’écran et, presque d’une seule traite, en jetant par moments un regard tantôt attendri, tantôt ironique, sur un gros paquet de feuilles qu’il avait gardé tout près de son clavier, il rédigea cette lettre à Léa dont il ruminait le contenu depuis plusieurs jours.

                                                                                                ce 20 juin 199.

Non, tu le sais, ma chère Léa, je n’ai pas la religion des dates, ni le fétichisme niais des anniversaires. Et même, pour dire le vrai, je commence à trouver fortement suspecte la manie aujourd’hui si fréquente des commémorations. A quoi bon tenter d’asservir les rythmes du cœur à ceux du calendrier : que peuvent-ils bien avoir en commun ? Pourtant, je ne puis m’empêcher de constater qu’un an, jour pour jour, vient de passer. Un an déjà, depuis cette soirée au cours de laquelle nous nous sommes rencontrés. Elle avait commencé, tu t’en souviens, au milieu de ce cocktail où le hasard (mais tu sais déjà que je ne crois guère au hasard), nous avait tous les deux menés. A peine présentés l’un à l’autre par un vague ami commun qui, fort heureusement, fut assez vite balayé par le flot grossissant des invités, nous sommes sortis, une coupe de champagne à la main, dans le grand jardin clos qui faisait tout le charme de cet hôtel particulier de la rue de Varenne. Mais nous n’étions pas les seuls à chercher ainsi refuge sous les acacias. Alors, brusquement, dans un éclat de rire partagé, comme des écoliers qui font le mur, nous avons décidé de nous éclipser. Il ne faisait pas encore nuit, mais les premières étoiles commençaient à s’élever dans le ciel, et l’air était si doux..

 Sans une hésitation, tu nous a conduits, dans ta voiture, vers ce bistrot bondé de Belleville où tu as été accueillie en héroïne : tout le monde semblait te connaître, tout le monde voulait te parler, à cause de ton succès dans ce Marivaux que j’avais moi-même vu quelques jours auparavant. Tandis que nous dînions, tu as peu parlé, sinon pour rappeler tes débuts comme actrice dans ce quartier. Tu as souri, avec une sorte de bienveillance amusée, lorsque j’ai évoqué le souvenir d’un ami qui y avait passé son enfance pendant l’occupation : cela te semblait tellement loin ! Notre repas s’est prolongé très tard. Une sorte de lente ivresse me saisissait à mesure que nous nous enfoncions dans la nuit. Nous avons ensuite marché, sans tenir aucun compte du passage des heures, jusqu’à nous retrouver au pied de ton immeuble.  C’est moi surtout qui ai parlé tout au long du chemin. Les mots que je prononçais arrivaient à ma bouche sans effort, et même avec une certaine précipitation. Comme si, enfermés depuis longtemps dans un coin de ma mémoire, ils n’avaient attendu que cet instant pour se libérer. Tu m’écoutais en silence. Rien de ce que je disais ne semblait te surprendre. Il y avait dans ta rue une odeur de glycines, ou de lilas peut-être, et pas un seul passant, pas une seule voiture. En me quittant, tu as fait une brève allusion à Gilles (“un compagnon de jeunesse dont j’ai du mal à me séparer”) et tu m’as laissé repartir seul chez moi. Mais, comme tu l’avais promis, tu m’as téléphoné. Dès le lendemain. Et d’autres fois encore, au long des semaines, des mois qui ont suivi. Pour d’autres dîners, d’autres soirées, d’autres promenades nocturnes. Et d’autres retours, aussi solitaires. Je n’avais pourtant pas peur de toutes les années (plus d’une vingtaine !) qui nous séparent. Je ne craignais même pas les nouvelles et innombrables obligations qu’allait t’imposer le soudain essor de ta carrière. Mais, c’est un fait, rien encore ne s’est construit entre nous et Gilles est toujours là.

 Si j’avais rédigé pour de bon toutes les lettres que j’ai projeté de t’écrire depuis ce soir-là, ou si au moins j’avais achevé celles que j’ai commencées, je pourrais aujourd’hui t’offrir, pour cet anniversaire, un très copieux recueil. Très instructif, aussi : il t’aurait permis de suivre, presque au jour le jour, le cheminement en moi de ton image ainsi que les progrès, parallèles, de ma perplexité. Mais ce n’est pas exactement cela que je t’envoie dans le paquet qui accompagne ce message.

Ah, je te connais assez, Léa, pour voir d’ici, avec la plus grande précision, ce que tu viens de faire. Tu as interrompu net ta lecture et tu es allée fouiller dans le paquet.  Tu t’es saisie de quelques feuillets. Tu les as parcourus. Et aussitôt est apparue sur ton visage cette drôle de moue - à la fois boudeuse et méfiante - que tu fais lorsque tu es confrontée à de l’inattendu. Mais elle n’a pas tardé à se muer en sourire de connivence. Tu as très vite compris de quoi il s’agit et tu as repris la lecture de cette lettre.

Oui, ce sont bien ici quelques uns de ces documents que tu as vus, étalés sur mon bureau, au cours de tes trop rares (et trop rapides !) visites. Te souviens-tu de ta réaction quand je te les ai montrés, la première fois ? « Ma parole, tu manipules ces vieilles paperasses comme des reliques, de véritables reliques ! ». Et ce mot, qui sonnait dans ta bouche comme un reproche, m’a frappé. Bien entendu, tu as voulu savoir sur-le-champ ce que c’était. « C’est une histoire ancienne, ai-je répondu, que j’essaye de mettre enfin au clair”. “Une histoire d’amour, au moins ?” as-tu demandé d’un air gourmand. J’ai acquiescé. “Oui, l’histoire de  mon premier amour. Elle s’appelait T…”. Et comme tu faisais ton irrésistible moue d’impatiente, j’ai ajouté : “Je te le promets, tu en seras la première lectrice. Sans doute aussi la dernière. Car c’est pour toi que je l’écris. Il faudra seulement que tu attendes encore un peu. Le temps pour moi de mettre de l’ordre dans mes morceaux.”  Depuis ce jour, au moins à deux reprises tu m’as demandé : “Alors, toujours noyé dans tes chères reliques ?”  et par deux fois j’ai renouvelé ma promesse.

Eh bien, voilà, j’ai fini par tenir parole. Non sans mal, tu verras. Mais il faut que tu saches que, si ténu qu’il paraisse, le récit (est-ce vraiment un récit ?) que je t’offre a été la grande affaire d’une partie de ma vie.  Longtemps, ses bribes ont occupé mon esprit et comme obstrué mon horizon.  "Drôle de cadeau, alors, pour un anniversaire ! », diras-tu. Et tu auras raison.  Oui, c’est un cadeau un peu insolite. J’en ai moi-même reçu un de ce genre, il y a bien longtemps, et tu verras qu’il n’a pas été sans effet sur la suite de ma vie. Mais celui-ci, il me semble qu’il te revenait de droit. C’est toi qui, sans le vouloir, sans même le savoir, as changé mon regard sur ces  fragments. C’est toi qui m’as permis de leur donner forme. Il est normal qu’ils aboutissent aujourd’hui entre tes mains. 

Permets-moi seulement d’ajouter ceci : j’espère qu’ils t’aideront, au terme de cette étrange première année, à voir un peu plus clair en moi, et peut-être en toi-même. Vois-tu, je compte sur ces pages pour donner, enfin, un nouveau cours à notre relation. Rien de moins !

C’est dire, Léa, combien m’importe ta lecture et dans quelle fièvre j’attends ta réaction…

La lettre rédigée, imprimée, complétée et signée de sa main, il se tourna vers le paquet de feuilles, le soupesa, le caressa, ajouta en guise d’exergue, sur la première page, une phrase qu’il avait recopiée le matin même   : De tous les vices, il y en a un qu’il ne faut pas avoir : la patience. (Fritz Zorn, Mars ).  Enfin, satisfait, il décida de tout relire, en se promettant que cette fois, oui cette fois, ce serait la dernière.