Pourquoi j’ai participé à la confection d’un volume intitulé 789 néologismes de Jacques Lacan.

Un Oulipien chez les Lacaniens ? Certains sans doute se posent déjà la question qui ne peut manquer de surgir, avec toutes les apparences du bon droit, dans l’esprit de tout homme de bon sens. Pour peu qu’il ait gardé le souvenir de ses études classiques, il s’écriera, comme le Géronte de Molière : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? »[1]

Je vais donc prendre la question à bras le corps et y répondre avec toute la sincérité possible. Je dirai d’abord que, en dépit du fait je n’ai jamais été analysé, ni par Lacan ni par aucun autre, mes rapports ou mes « rencontres » avec Lacan et le lacanisme sont anciens, et ont pris au fil des ans des formes assez diverses, tantôt personnelles , tantôt, si j’ose dire, théoriques.

1. Moments lacaniens

Bien que je ne sois pas ici pour me livrer aux douteuses délices de l’autobiographie, je voudrais commencer par évoquer brièvement mes rencontres personnelles avec le bon docteur. Quelques épisodes que j’appelle « mes moments lacaniens », et qui prennent tout naturellement la forme d’une série de Je me souviens à la manière de Perec. Donc, voici :

1. Je me souviens que j’ai découvert l’existence d’un personnage nommé Lacan quand j’étais normalien, parce que les trottoirs de la rue d’Ulm, généralement déserts et quasiment provinciaux, étaient encombrés de voitures (généralement luxueuses, certaines d’un  rouge vif et décapotables) le mercredi àvant midi : quelqu’un m’expliqua que c’était le jour et l’heure du séminaire.

2. Je me souviens d’être entré, à deux ou trois reprises (guère plus), avec quelques amis, dans la salle (c’était la salle Dussane, celle qui servait aux séances du ciné-club) où se tenait le séminaire, non sans mal d’ailleurs, car elle était archicomble, mais je n’ai jamais réussi à y rester jusqu’au bout.

3. Je me souviens que j’ai fait la connaissance de Lacan par l’intermédiaire des parents de ma femme, Jean-Pierre Dubosc et Janine Pierre-Emmanuel, auxquels il était lié depuis longtemps : il partageait notamment avec eux le goût des arts d’Extrême-Orient.

4. Je me souviens que dans le projet PALF que j’avais élaboré avec Perec[2], non seulement Lacan était cité (prosopopée de la Vérité, devenue fameuse depuis), mais je prévoyais de lui demander une préface, ce qu’en réalité je n’ai jamais osé faire…

5. Je me souviens que fin 1968-début 1969, en tout cas en plein hiver, Lacan me fit venir un samedi matin dans son cabinet rue de Lille, pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec la psychanalyse. Au cours de la conversation, il m’interrogea bien entendu sur mon travail. Je lui dis que je faisais une thèse d’histoire ancienne dont le sujet était « la résistance africaine à la romanisation ». Il me fit répéter plusieurs fois ce titre, qui semblait lui plaire. Puis il prit un ton pénétré pour me dire quelque chose comme : « Ah oui, la résistance ! » (un soupir, suivi d’un long silence) « Voyez-vous, mon cher, pour nous aussi, tout est là ! »

6. Je me souviens qu’un peu plus tard, en septembre1969, à la fête donnée à l’occasion de mon mariage, quand j’ai présenté Perec à Lacan, Lacan prit aussitôt Perec par le bras et l’entraîna dans l’escalier majestueux de maison de la rue de Varenne où la chose se passait, sans que j’aie jamais su ce qu’ils purent se dire ;  je me souviens qu’il revint plus tard, et fit exactement la même chose  avec Jean-Pierre Faye (qui s’en souvient encore)

7. Je me souviens que, au cours d’un dîner chez moi auquel Lacan était convié, mon fils David, qui avait alors deux ou trois ans, se réveilla soudain en pleurant. Lacan insista pour aller lui-même le calmer, et monta d’un pas lent et digne l’escalier qui menait à la chambre de l’enfant. Bien que craignant le pire, ma femme et moi le laissâmes faire, et attendîmes, anxieux, le résultat de cette improbable rencontre, car notre fils n’était pas du genre facile. Nous n’attendîmes pas longtemps. Quelques instants plus tard, nous pûmes voir Lacan souriant descendre le même escalier d’un pas beaucoup plus guilleret. Avec une rapidité qui provoqua notre admiration, il avait réussi à endormir l’enfant. Nous n’avons jamais su ce qu’il avait pu faire pour cela.

 

2. Malentendu sur la « poubellication »

A ces rencontres personnelles, dont on pourra avec raison déplorer le caractère quelque peu anecdotique (bien qu’elles me semblent toutes significatives de quelque chose que je ne suis pas encore en mesure de cerner), j’ajouterai ceci, qui fera la jonction avec ce que j’ai, un peu pompeusement, appelé les liens théoriques.

 Après la publication de mon livre intitulé Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres[3], la revue l’Ane me fit l’honneur d’en publier une recension particulièrement favorable[4]. L’on me créditait en effet d’un refus subtil et finalement fécond, qui s’accorde fort bien à la leçon de Joyce reprise par Lacan : faire litière de la lettre, puisque de letter elle vire à litter, déchet. En un mot, le refus de poubellication.  Et la conclusion de cet article était celle-ci  : Me permettrai-je, pour terminer, de faire remarquer que Lacan non plus n’a écrit aucun de ses livres, et que cela ne va pas sans faire scandale, voire procès ? Que ceux qui ne comprennent pas même pourquoi aillent lire Bénabou ». Une injonction qui, je dois l’avouer, m’était allé droit au cœur…bien que je ne sois pas sûr qu’elle eût été suivie de beaucoup d’effet (mais ceci est une autre histoire).

En fait, malgré ce très satisfaisant satisfecit, je me dois de confesser ici que mon rapport à la « poubellicaton » n’est pas exactement celui qui est dénoncé par Lacan. Alors que Lacan souligne, à très juste titre, le processus de dégradation qui fait passer de letter à litter (déchet), j’ai tendance au contraire à mettre. en avant le processus de réhabilitation qui permet de passer de litter à letter, c’est-à-dire du déchet à l’œuvre littéraire. Je retrouve ici l’intuition de ce cabaliste qui propose une interprétation originale, fascinante à mes yeux, du premier verset de la Genèse. En pratiquant l’anagramme sur le premier mot de ce verset, Béréshit, il obtient Béshérit, qui veut dire : « avec des restes ». Ce qui permet de traduire ainsi le premier verset : « avec des restes, Dieu créa le ciel et la terre ». Les restes, les déchets, sont donc ici matériau de construction, et non résidus de destruction.. C’est la méthode que j’ai personnellement employée pour la construction de mes livres, dont chacun se présente comme l’assemblage de fragments provenant de mes tentatives inabouties.[5]

On voit donc pourquoi, lorsque je me cherche des convergences  théoriques avec Lacan, ce n’est  pas exactement du côté du rapport à la « poubellication » que je les trouve, mais ailleurs. Dans un domaine où Lacan rencontre les oulipiens, celui des rapports avec le langage.

3. Convergences en matière de langage

Il me semble en effet que Lacan, comme Brisset, Desnos, Leiris (et quelques autres qui sont tout aussi chers aux oulipiens, qui n’ont pas hésité à les élever au rang de « plagiaires par anticipation ») se situe résolument dans une double continuité, celle de Rabelais et celle de Mallarmé. Et c’est ce qui fait qu’en tant qu’oulipien, et indépendamment de tout le reste, je ne pouvais pas ne pas m’intéresser à sa démarche. D’autant plus que cette démarche peut être rapprochée de celle du cofondateur de l’Oulipo, Raymond Queneau, avec laquelle elle présente bien des points communs.

Quels que soient les rapports personnels qu’aient entretenus les deux hommes[6], leurs convergences, en matière de langage, sont frappantes. Je me permettrai de les évoquer brièvement, sans m’astreindre à multiplier les exemples précis que l’on n’aura aucun mal à trouver ailleurs.

Tous deux sont en opposition constante avec un certain conservatisme, un certain académisme. Loin de vouloir frileusement momifier le français, comme le faisaient à la même époque certains de ses autoproclamés « défenseurs »[7], ils se situent au contraire dans la pure tradition rabelaisienne, celle d’une langue généreusement ouverte, perméable aux apports extérieurs, et sans cesse en expansion. On trouvera donc chez eux en grande quantité, à côté du langage soutenu qui forme comme il se doit le tissu conjonctif de leurs écrits, des emprunts au langage parlé, et même à l’argot populaire, ce dernier étant toutefois plus présent chez Queneau que chez Lacan.

 Du même esprit d’ouverture procède leur propension commune à accueillir sans scrupule nombre de mots techniques empruntés aux sciences, aux techniques, sans compter un goût prononcé pour les archaïsmes.

 Cette ouverture va plus loin encore, et n’hésite pas devant l’importation de fragments de langues étrangères : le grec et le latin, bien sûr, mais aussi l’anglais ou l’allemand. Le problème qui se pose alors, en particulier pour l’anglais et l’allemand, est celui-ci : comment intégrer ces mots, comment  l’acclimater au système phonologique du français ? Queneau comme Lacan trouvent des solutions fort voisines, et il n’est pas interdit de penser que le second s’est fortement inspiré du premier.

Ces interventions sur le corps de la langue peuvent aussi prendre d’autres formes :

-  la transcriptions phonétique[8], qui transforme par exemple, chez Lacan,  « cette affaire-là » en staferla : ce procédé, parfois accompagné d’amalgame syntagmatique (comme le très fameux Doukipudonktan, incipit de Zazie dans le métro) est supposé, surtout chez Queneau, restituer la prononciation véritable ;

-   la déformation orthographique[9] : il suffit à Queneau de déplacer une consonne, et d’écrire par exemple « catoliche » au lieu de « catholique », pour obtenir un effet d’étrangeté exrême. C’est une leçon que Lacan a retenue, puisque ce procédé, systématisé et diversifié quasi à l’infini, est devenu chez lui un important instrument pour la création de mots nouveaux.

Conclusion

Que retenir de ce bref survol des pratiques langagières de Lacan et des Oulipiens ?

Qu’il y a incontestablement une parenté, au moins partielle, mais qu’il y a peut-être un moment où les chemins divergent

. Il s’agit en effet, dans un premier temps, d’un effort commun pour explorer la langue, pour exploiter au maximum les possibilités qu’elle peut receler dans ses profondeurs oubliées ou ignorées.

Dans un deuxième temps, la démarche se complique : il s’agit  de multiplier encore ces possibilités, cette fois par un coup de force sur l’orthographe, sur la morphologie, voire sur la syntaxe. Coup de force dicté, chez l’oulipien, par la nécessité d’obéir à la contrainte qu’il s’est imposée. On songe à Perec, rusant sans cesse avec la langue pour parvenir à écrire La Disparition, et n’hésitant pas carrément à la malmener pour écrire Les Revenentes.

Mézalor, mézalor, à quelle secrète contrainte obéit donc Lacan quand il se lance dans le tourbillon de ses créations verbales ? Je ne peux bien entendu que poser la question.

 

[1] Signalons au passage que cette réplique des Fourberies de Scapin, devenue une sorte de modèle quasi indépassable du comique de répétition, Molière  l’avait tout simplement empruntée à une pièce de Cyrano de Bergerac, Le pédant joué (II. 4), où elle figure sous la forme : “Que diable aller faire aussi dans la galère d’un turc ?". Signalons aussi, par la même occasion, que le mot galère a pris dans le langage des jeunes d’aujourd’hui un sens et une extension remarquable.

[2] «  Presbytère et prolétaires, Le dossier PALF », Cahiers Georges Perec, 3, 1989 Editions du Limon (en collaboration avec Georges Perec).

[3] Hachette, 1986, réédité aux PUF en 2002.

[4] Christian Verecken l’Ane, janvier 1987.

[5] Voir en particulier Jacob, Menahem et Mimoun, Une épopée familiale, Seuil, 1995.

[6]Queneau a rencontré Lacan en 1935 (voir Liste des gens rencontrés de 1915 à 1938, in : Journaux éd. A. I. Queneau, 1996, p. 329), et en 1947 chez Merleau-Ponty (v. chronologie du vol. I de la Pléiade). Voir aussi. Journaux, p. 669

[7] On pense bien entendu à la croisade d’Etiemble, Parlez-vous franglais, Gallimard, 1965

[8]L’exercice n’est pas nouveau Rappelons, entre autres, les fantaisies linguistiques analogues : celle de Charles Fourier, commentée par Simone Debout, « Griffe au nez » ou donner « have ou art », éditions anthropos, 1974, celles de Jean Dubuffet, Plu kifekler mouin kon nivoua, 1950  et Oukiva trene sebot, 1958