Quatrième de couverture

 « A vingt ans, confesse le narrateur, j’avais conçu le projet de faire, pour nos mellahs marocains, ce que d’autres avaient si magistralement réussi pour les ghettos d’Europe centrale et orientale. Une épopée grandiose, axée pour l’essentiel – piété filiale oblige – sur l’histoire de mes ancêtres : Jacob, Ménahem, Mimoun et quelques autres. Une résurrection du passé si complète et si véridique que tous les clans familiaux qui s’étaient constitués au cours des dernières générations pourraient un jour s’y reconnaître, y communier. »
Qu’est-il advenu de cet ambitieux rêve de jeunesse ? L’auteur de Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres (Prix de l’humour noir en 1986) entreprend de nous le conter, à son ironique et paradoxale façon. On croise donc bien ici des aïeux et des parents, des vizirs et des sultans, des rebelles et des brigands, des rabbins et des marchands, des cavaliers berbères dans leur burnous flottant et même, dans un coin de ce décor imposant, l’ombre menaçante d’un empereur allemand. Mais, insensiblement, au récit épique projeté va se substituer une autre histoire : celle d’un livre toujours près d’émerger et pourtant toujours à recommencer. Sans doute est-ce là, en fin de compte, le secret de cette œuvre inclassable : s’y entrelacent, en une trame délicate, le savoir de l’historien, les ruses de l’écrivain oulipien et la longue mémoire, obstinée, de l’enfant juif marocain.

-Jacob, Ménahem et Mimoun. Une épopée familiale, Seuil, collection La librairie du XXème siècle, 1995

- traduction anglaise : Jacob, Ménahem and Mimoun. A Family Epic,  University of Nebraska Press, Lincoln, 1998 (National Jewish Book Award, 1998), 2ème édition, 2001

- traduction allemande : Jacob, Ménachem und Mimoun. Eine Familienepos, Berlin Verlag, 2004 ; 2ème édition, Berliner Taschenbuche Verlag, 2006

 T a b l e

Incipit

 

 Vocation

 

 Livre

 

 Ressources

 

 Modèles

 

 Incertains ancêtres

 

 Les deux orphelins

 

 Intermittences

 

 Le tournant

 

 Reprise

                                                

 

 Incipit 

Le samedi matin, il faisait toujours beau, et je ne crois pas qu’il y ait eu au monde, depuis ce temps-là, d’aussi radieuses journées.

Voilà plus de trente ans que cette phrase, emphatique et naïve à souhait (mais elle était loin de me paraître telle à l’époque), a été griffonnée, au beau milieu d’une page vierge. Evénement minuscule, qui se produisit dans des circonstances dont je garde aujourd’hui encore, avec une précision surprenante, le souvenir.

C’est une fin de matinée d’hiver, aux alentours de la mi-février. Il fait froid - nettement plus froid que d’habitude - dans cette haute et longue salle, toujours insuffisamment chauffée, de la bibliothèque de l’Ecole Normale. Je me suis installé, comme chaque jour, à la deuxième table dans la travée de droite ; ainsi, je me trouve le plus près possible de ces rayons où se sont accumulés par centaines, dans un ordre dont la logique me semble pour le moins mystérieuse, les ouvrages consacrés à l’archéologie et à l’histoire romaines. Depuis plusieurs mois, c’est là ma place. Un territoire étroit, marqué par un amoncellement de volumes de tailles diverses, qui ne varient guère d’une semaine à l’autre, tant j’avance lentement dans mon travail.  Je l’ai choisie, cette place, dès les premiers jours qui ont suivi la rentrée d’octobre, parce qu’elle fait face à une grande baie vitrée donnant sur les arbres de la cour intérieure, et que cela me permet, même au milieu des livres les plus sévères, de ne pas oublier entièrement la marche des saisons.

Contrairement à l’habitude, je n’ai à aucun moment été interrompu. Pas un de mes camarades n’a surgi dans les parages, porteur de quelques-unes de ces grandes nouvelles dont l’annonce ne peut souffrir aucun retard, et qui justifient qu’on enfreigne, l’espace d’un instant, la règle du silence qui régit ce quasi-sanctuaire. Pas de conversation donc sur les événements du jour, auxquels tout notre petit groupe porte un intérêt inquiet ; le cauchemar de la guerre d’Algérie approche de sa fin et nous nous sentons, les uns et les autres, directement touchés par ses ultimes et sanglants soubresauts.  Mais pas non plus de commentaires savants, chuchotés à mi-voix, sur les spectacles vus la veille, à l’une ou l’autre des deux cinémathèques où, quasi rituellement, nous nous rendons au moins une fois chaque jour. Si bien qu’après plus de deux heures d’effort solitaire, je commence à voir plus clair dans le long fragment de l’Apologie d’Apulée que, depuis la veille, j’essaye de traduire. Un morceau plein d’un humour inattendu, et qui m’a séduit : c’est un très vibrant éloge des miroirs, assorti de quelques considérations fort savantes. Le relisant une dernière fois, j’ai décidé d’y prélever, à toutes fins utiles, deux brefs passages, que j’ai aussitôt recopiés : Quel mal y a-t-il donc à connaître son image ? (…) Ignores-tu qu’il n’est rien de plus digne d’être regardé, pour un homme, que sa figure ?   Il faut dire que j’ai une tendresse particulière pour Apulée : avec quelques autres, comme Tertullien (malgré sa fougue excessive) ou saint Augustin, que leur qualité d’africains, de romains, d’écrivains, m’a rendus d’emblée fraternels, il fait partie du petit panthéon - tout à fait personnel et secret - que je suis en train de me constituer, en marge des valeurs communes à notre groupe.

Soudain le ciel, où traînaient encore quelques nuages floconneux, s’est dégagé, nettoyé par un large coup de vent. La baie vitrée, malgré la légère couche de poussière qui la ternit en permanence, laisse filtrer un long rayon de soleil : il me pique légèrement les yeux à travers mes lunettes, ce qui m’oblige à interrompre ma lecture et à relever la tête ; il s’attarde ensuite sur l’arrête du nez, puis me chatouille presque le haut du cou, suscitant même une agréable, mais très fugace, sensation de chaleur. C’est à ce moment-là que, sans savoir pourquoi, d’une écriture minuscule et heurtée, à peine lisible, et sur un mince feuillet vierge puisé à la hâte dans un classeur encore grand ouvert, j’écris :

Le samedi matin, il faisait toujours beau, et je ne crois pas qu’il y ait eu au monde, depuis ce temps-là, d’aussi radieuses journées.

Cette phrase demeura longtemps ainsi, égarée au milieu de mes notes sur la littérature latine d’Afrique. Pas assez longtemps cependant pour tomber dans l’oubli. Et lorsque, quelques mois plus tard, je remis la main dessus, pas tout à fait par hasard, une décision s’imposa à moi aussitôt : c’est cette phrase, et nulle autre, qui devrait figurer en tête du Livre, ce livre dont le projet m’occupait depuis plusieurs mois et dont quelques menus fragments étaient déjà à peu près rédigés.

Elle fut suivie, mois après mois, au gré d’inspirations aussi capricieuses que contradictoires, de beaucoup d’autres phrases, destinées à l’accompagner, à la soutenir, à lui servir de triomphal cortège. Mais, quelque effort que j’aie pu faire, ces nouvelles venues avaient toujours à mes yeux le même défaut : elles ne me semblaient pas à la hauteur de celle-là, laquelle demeurait irrémédiablement sans famille. Comme s’il y avait là une direction, celle de l’attendrissement sur le passé, que mon esprit se refusait à prendre ; comme si l’intrusion de ces lointaines matinées sabbatiques et de leur miraculeuse clarté avait suffi à gripper pour longtemps une partie au moins du mécanisme de l’écriture.

J’ai réussi, depuis, à venir à bout d’autres projets littéraires. Mais, dans aucun de ceux-là, cette phrase fondatrice n’avait pu être inscrite à la place qui lui revenait depuis sa première apparition. Alors je l’ai, pendant toutes ces années, gardée par devers moi. Comme un fétiche.

J’étais sûr qu’un jour elle finirait par servir.