Est-il possible, est-il même simplement pensable, que je commence autrement que par une question, et une question qui porte précisément sur la nature des commencements ? Honnêtement, je ne le crois pas. Et j’en connais beaucoup (enfin, quelques-uns : lecteurs fidèles, compagnons d’ordinaire silencieux et attentifs) qui seraient fort déçus, et ne manqueraient pas de le faire hautement savoir, si d’aventure je procédais autrement.

C’est que, voyez-vous, on n’aime guère en littérature les ruptures trop vives. Le lecteur est un être frileux : un rien le désarçonne et, plus que jamais, il rechigne aujourd’hui à plonger dans l’inconnu. Quel plaisir au contraire lorsqu’il peut, sans effort excessif et sans risque d’erreur, reconnaître une figure qu’il croit (qu’importe si c’est à tort ou à raison) familière !

La chose d’ailleurs est facile à vérifier. Elle ne demande qu’un peu de patience et un peu d’attention : il suffit d’ouvrir les yeux, ou de tendre l’oreille.

Qu’un tâcheron se condamne, au fil des ans, et au rythme des “ rentrées littéraires ” à être son propre plagiaire, qu’il ressasse de livre en livre le même lot élimé de thèmes et de personnages, noués avec le même assortiment de petites ficelles, et l’on trouvera toujours, jusque chez les professionnels de la lecture, des gens de bonne composition pour baptiser “ style ”, “ patte ”, “ tour de main ”, voire “ petite musique ”, ces pâles produits de la compulsion de répétition. On sait gré à un auteur de ce qu’il donne à chacun de ses lecteurs 1’occasion d’être clairvoyant, ou mieux, perspicace. Le plus obtus sera fier d’avoir immédiatement repéré, avant même de l’avoir lu dans le supplément littéraire de son journal, que “ Dupont était déjà tout entier dans son premier livre ”, et que “ Durand, quoi qu’il puisse dire, écrit toujours le même livre ”. Ces petites découvertes-là n’ont pas de prix. Difficile, dans ces conditions, d’éviter la tentation, et la commodité, de la prétendue fidélité à soi-même. Tant il est doux de labourer toujours le même arpent d’une terre familière…

Et pourtant ! J’aurais tant aimé pouvoir commencer ce nouvel écrit par quelque fière déclaration de rupture. Haro sur le passé ! Table rase ! En avant sur des voies nouvelles ! Exploration ! Découverte ! Et au bout, s’il le faut, comme les plus grands, la volupté de l’égarement ! A vrai dire, j’en tiens en réserve quelques-unes, et des plus tonitruantes, depuis bien des années. Du genre de celle-ci, qui s’était imposée à moi (je me demande encore pour quelle obscure raison) avant même que j’eusse consenti à publier, en la signant de mon nom, la moindre ligne d’écriture :

 “ En quelque lieu que l’on prétende me situer sur la carte des lettres, je puis déjà tranquillement répondre que je n’y suis pas .

Mais je crains bien que, pour moi, l’heure de sortir de l’oubli ce genre de déclarations ne soit pas encore arrivée, si jamais elle doit arriver un jour. Car, toute mon expérience le prouve, je ne puis parler d’autre chose que de l’écrivain et de sa vaine poursuite de l’écriture, et je ne conçois d’autre méthode, pour parvenir un jour peut-être à une œuvre, que de faire mine, inlassablement, de ramasser les bribes d’une œuvre inaboutie.

 “ Curieux choix, étrange méthode ”, dites-vous et, dans votre naissante sollicitude, vous brûlez évidemment de poser la question qui désormais s’impose : “ Eh quoi ! N’aimeriez-vous pas, comme tout le monde, créer des personnages emplis de vie, de suc ? des êtres de chair et de sang dont chacun de vos lecteurs (et vous-même peut-être dans le secret de vos nuits) rêverait d’être le père, le frère ou l’amant ?

Eh bien, non. S’il me fallait inventer des personnages, je ne saurais les imaginer se livrant à d’autres activités que parler, écrire peut-être, mais plus souvent encore, se taire… Rien en eux qui ne se ramène, en fin de compte, au langage. Et mes seuls véritables héros ne pourraient être que les mots. Dois-je encore une fois m’en excuser ? mon arc n’a pas d’autre corde. Si j’osais, et avec votre permission, lecteur encore empli de bienveillance, je reprendrais bien volontiers à mon compte cet aveu de Maurice de Guérin :

 J’ai lu quelque part que des milliers d’animalcules nagent à1’aise dans une goutte d’eau ; la circonférence de mon domaine. 

Je vis précisément dans le seul univers où puisse, sans scandale, s’opérer un semblable renversement des lois qui régissent la propagation de la lumière : vous l’avez reconnu, c’est bien celui du mot.