C’était le soir de l’Aïd es Seghir, à la sortie de la medersa, au pied du minaret de la mosquée, en pleine médina. En compagnie de leur imam, Hadj Mokhtar ben Moha, tout juste descendu de son minbar, et du vieux muezzin, quelques talibans à turban blanc, fidèles observants de la Charia, attendaient la fin de cette journée de Ramadan en psalmodiant des  sourates du Coran.

Ecarlate dans son burnous de damas azur, sa chéchia de coton carmin collée à son crâne de fakir, droit dans ses babouches, confectionnées par le meilleur maroquinier du souk,  Hassan Ould Baba, en sa qualité d’amiral, inspectait les magasins qui jouxtaient l’arsenal.  Là oeuvraient sans répit plusieurs dizaines d’assassins repentis, de sacrés calibres qui avaient obtenu, par un dahir spécial, l’aman du sultan. Et, pour le tarif de trente nouveaux sequins, soit trois mille anciens maravédis (ce qui n’est pas bezef, et même plutôt mesquin, guère plus qu’un simple bakchich), ils calfataient les avaries de tous ces boutres, caïques et felouques qui, avaient fait jadis, au temps du djihad, la gloire de la marine du Maghzen, d’un bout à l’autre des côtes du Maghreb.

Comme le voulait la règle instaurée jadis par une fatwa du Grand Mufti sunnite, réactivée par les oulémas vers l’an mille de l’Hégire, règle sur l’application de laquelle veillait, par le truchement de quelques marabouts, un cadi fort zélé, l’amiral ne pénétra pas seul dans la barbacane qui protégeait l’entrée de l’arsenal.

A ses côtés, en djellaba blanche, ayant troqué leur traditionnel keffieh contre un tarbouche zinzolin, ses habituels séides, au nombre de douze, chiffre qui ne devait rien au hasard. C’était un groupe de chefs bédouins qui, rendus un chouia maboules par les razzias des gens du Djebel qui ravageaient leurs douars et brûlaient leurs mechtas, avaient fui avec sagaies et matraques, et planté leur guitoune à l’intérieur du ksar dont le père de Hassan,  cheikh Baba ibn Ahmed, était le caïd  : un bordj où ils avaient trouvé, contre le paiement d’une légère  gabelle, un refuge pour leurs provisions (de pleins couffins de merguez et de halva, du couscous par quintaux) et pour tout leur barda. Une véritable oasis aussi pour leurs méharis, leurs alezans, leurs merinos et leurs clebs, de magnifiques sloughis du Hedjaz. Depuis, ces drôles de lascars, se fiant à sa baraka de chérif et ne craignant plus les échecs, le traitaient en pacha, l’accompagnant partout de leurs salamalecs

L’arsenal était une énorme bâtisse composite datant, pour partie des Almoravides (comme l’attestait une magnifique inscription coufique), pour partie des Almohades, et qui n’avait pas trop souffert des Mérinides. Rien à voir, bien sûr,  avec l’Alcazar, l’Alhambra ou la Koutoubia, et moins encore avec les élégantes constructions des califes omeyades ou fatimides. Mais un sacré gourbi quand même, doté de canons tous azimuts et ceinturé de koubbas où subsitaient encore des restes de zelliges et de moucharabieh. Il avait abrité le harem de feu le grand vizir, quand la puissance de celui-ci était à son zénith. Les fellahs du bled se souvenaient de ses jardins plantés de caroubes et de pastèques, traversés par un oued couvert de nénuphars, qui se multipliaient suivant les lois d’une mystérieuse algèbre. On y voyait au petit matin, sur le chemin du hammam, des norias de hourris, au teint d’ambre, les yeux cernés de kohl et les mains de henné, cachant leur cou de gazelles dans les plis de leur haïk ou de leur caftan ; elle sautillaient en zigzaguant comme de gerboises, sous la garde de quelques mousmés[1], les unes en jupe, les autres en seroual, qui les purgeaient au séné et ne leur ménageaient ni les avanies ni les algarades. Avec leur chapeaux d’alfa, ce n’étaient  certes pas des almées, mais de vraies goules, pires que des cafres :  avec elles, pas question de faire le zouave, pas même pour un simple baroud d’honneur…

 

« A boire, par Allah, à boire » gémissait l’amiral, que la soif, attisée par un violent sirocco, avait quasiment transformé en momie.  Et dans son charabia, il ajoutait à part soi : «Quelle galère ! Non, mais quel fardeau9 ! C’est kif-kif un safari au Sahara  ! Il me faudrait un toubib, un bon julep, et fissa ! A moi, mes bons djinns, au secours !».

 

 Il fila droit vers l’alcôve, qu’éclairaient quelques bougies et où trônait encore le lit à baldaquin hérité du précédent émir, Mehmet El Hindi, le joueur de luth qui, négigeant les remontrances de ses conseillers soufis, y faisait quotidiennement la nouba avec sa smala. Cela sentait très fort :  le jasmin, le camphre,  le benjoin

L’amiral s’installa sur un divan et avisa ce qui devait être son repas. “Inch’Allalh”,  soupira-t-il. Sur un guéridon, près du sopha, dans des jarres vernissées, un méchoui, du couscous arrosé de harissa et relevé d’une goutte d’huile d’argan, un tagine aux aubergines surmonté d’abricots au safran, des épinards frais à l’estragon et au cumin et une pastilla au massepain (un curieux amalgame  assurément, et qui n’était pas une nourriture pour  Roumi !). Plus loin, une grande carafe de sirop de limon, derrière laquelle se dissimulait un mazagran à moitié plein, non pas d’arack, mais d’un alcool écarlate, élixir tout juste sorti de l’alambic au terme d’une macabre alchimie. Avec tout cela, une minuscule tasse de moka fumant.

Quant au sorbet annoncé,  macache, oualou, zéro

 

 

[1] Attention, ce mot est d’origine japonaise !