Je n’ai jamais tant aimé l’Europe, jamais tant cru en ses innombrables vertus, qu’au cours de mes années marocaines : années d’enfance, années d’adolescence, qui s’achevèrent en même temps que prenait fin le protectorat français sur ce que l’on appelait encore, d’un nom exotique et pompeux à la fois, lEmpire Chérifien Mais c’est d’une Europe à coup sûr un peu particulière qu’il s’agissait : celle que pouvait se représenter, au début des années cinquante, un enfant juif marocain qui n’avait encore jamais eu l’occasion d’y poser le pied. Une Europe partiellement imaginaire, donc. Construite de bric et de broc, à partir d’éléments puisés aux sources les plus diverses, mais où bien sûr la lecture tenait une place de choix, car mes rencontres quotidiennes avec quelques grands noms des littératures européennes me semblaient bien plus réelles que mes contacts, tout aussi quotidiens, avec quelques dizaines d’Européens en chair et en os…

Courir, aujourd’hui, après cette Europe-là, tenter de retrouver, après tant d’années de vie parisienne, le souvenir de cette drôle d’image, c’est à coup sûr une entreprise malaisée. Sans doute est-ce pour cela que j’ai si longtemps retardé le moment où il me faudrait régler mes comptes avec ce bout de mon passé. Mieux valait, me semblait-il, attendre : attendre d’avoir le recul nécessaire pour porter sur une période aux contours encore confus un regard plus clairvoyant, et peut-être plus serein. Je ne suis pas sûr que ce moment soit arrivé, ni même qu’il puisse arriver un jour, tant me paraissent encore menaçants les deux principaux écueils auxquels cette entreprise expose : - celui de l’illusion rétrospective qui, un demi-sièle après, dote à peu de frais d’une prescience sans faille ; - celui de la trop naturelle complaisance à l’égard de soi et de ses souvenirs d’enfance. Qu’il soit donc entendu que je ne prétends pas donner ici une analyse objective, de sociologue ou d’historien, mais un simple témoignage, avec le risque de naïveté, voire de myopie, que cela peut comporter.

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Pour parler de mes premiers rapports avec l’Europe, c’est d’un fait de langage, fort ténu en apparence, que je partirai. Un fait de langage qui m’avait frappé très tôt, au temps où je commençais à jeter un regard curieux sur tout ce qui touchait à l’usage de la parole. Cette curiosité m’avait permis de faire quelques menues découvertes : sur les divers noms ou surnoms (plus ou moins dépréciatifs) que se donnaient les communautés en présence, et plus particulièrement sur l’usage qui était fait de certains termes géographiques. Et d’abord celui d’Européens.

Cet adjectif, presque toujours employé au pluriel (comme si l’on voulait par là accroître encore son caractère de généralité) était, plutôt que celui de Français, communément utilisé pour désigner l’une des composantes de la société coloniale : la composante « non indigène », celle-là même que les indigènes, par une généralisation de même nature (et grâce à un raccourci historique qui sautait par dessus une quinzaine de siècles et se référait à la domination romaine), appelaient les Roumi... Il y avait ainsi, au moins dans le vocabulaire courant, celui de la rue ou des cours de récréation, dont la rugueuse simplicité ne s’embarrassait pas de détails et s’accommodait fort bien de cette dichotomie, deux entités bien différentes : d’un côté les « indigènes » (mot aux connotations nettement péjoratives), de l’autre les « Européens ». Une dichotomie un peu fruste, puisqu’elle feignait d’ignorer les divisions internes à la société “indigène” (et notamment le particularisme des Juifs ou celui des Berbères, pourtant massivement perceptibles l’un et l’autre), mais que venait conforter sur le terrain l’existence, au moins dans les villes, de deux types d’habitat, ou plus exactement de deux agglomérations, soigneusement distinguées : la « médina », ou « ville ancienne », issue de l’héritage arabe, pour les premiers ; la « ville européenne » ou « ville nouvelle », création de l’urbanisme colonial, pour les seconds.

 

Quel sens pouvait avoir, dans ce contexte, semblable usage linguistique ? Cette apparente préférence pour la référence « européenne » au détriment de la référence « nationale », faut-il a posteriori l’interpréter comme une méritoire concession à quelque souci d’oecuménisme, d’universalisme, de type supranational ? Ce serait bien surprenant. Car la référence nationale, c’est-à-dire française, n’était pas pour autant renvoyée aux oubliettes. L’on ne se privait guère de la revendiquer hautement en de multiples autres circonstances. Les Français d’outre-mer n’étaient pas en général, comme leur histoire, ancienne ou plus récente, l’a amplement prouvé, les moins chatouilleux sur le chapitre du patriotisme et de l’honneur national, allant parfois jusqu’à donner, en ce domaine, des leçons à la métropole, presque toujours jugée par eux insuffisamment exigeante…

 

Les raisons de cet usage linguistique me semblent donc devoir être recherchées ailleurs. D’abord, il reflétait une réalité démographique incontestable, à savoir le caractère mêlé de la population non indigène. Celle-ci était marquée par.la multiplicité des origines nationales (Espagnols, Italiens, Grecs, Maltais en particulier), le nombre des naturalisés (ceux qu' en Algérie, par exemple, on appelait, non sans un brin de mépris, les « néos »), et le pourcentage  relativement réduit des Français véritables (on disait aussi, avec un certain respect, « Français de souche »). A tous ceux-là, le qualificatif d’Européens pouvait opportunément servir de dénominateur commun. Comme si la situation coloniale, par le face à face qu’elle instaurait, suffisait à gommer, dans le camp des dominants, les particularismes et les rivalités, réalisant avec quelques générations d’avance cette unité qui se révélait si difficile à atteindre sur le continent européen lui-même. Mais l’unité que créait ce vocable n’était pas seulement, ni purement, rhétorique. Elle correspondait aussi à une réalité de fait : il y avait  un certain nombre de traits qui étaient perçus par tous non comme renvoyant à une particularité nationale, mais comme relevant d’une communauté plus large, celle des « civilisés ». L’usage en l’occurrence ressemblait à celui du mot blanc  en Afrique noire, ou à celui d’Occidental  aujourd’hui.

A vrai dire, les observations langagières de mon enfance sur ce problème ne s’arrêtaient pas là. Un autre fait me semblait intéressant à relever, c’est que le qualificatif d’Européens pouvait avoir un curieux envers, un antonyme qui était en même temps un synonyme. Lorsqu’ils éprouvaient le besoin de marquer leur originalité par rapport aux « métropolitains », ces Européens si férus d’ordinaire de leur « européanité » se baptisaient Africains, n’hésitant pas tantôt à aller se chercher une légitimité jusque chez saint Augustin, tantôt à se présenter comme les initiateurs d’une “race nouvelle”. Souvenons seulement des premiers mots de ce qui était leur hymne, le fameux Chant des Africains  : C’est nous les Africains qui arrivons de loin… C’est ce trait qui me permit de soupçonner, pour la première fois, qu’il pouvait y avoir quelque contradiction, quelque ambiguïté aussi, dans la situation, apparemment aussi simple qu’enviable, de ce groupe. Ambiguïté et contradiction que je n’eus pas de mal à retrouver ensuite dans d’autres domaines, et particulièrement dans les rapports que, en tant que membre de la communauté juive, j’étais amené à entretenir avec eux.

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Ces Européens, quelle image avions-nous d’eux ? Nous les connaissions en fait assez mal. Il faut bien dire aussi que, pour une majorité d’entre eux, ils ne faisaient pas grand-chose pour être mieux connus. Ceux qui tentaient un effort dans ce sens, ou  qui auraient peut-être aimé le faire, n’y étaient guère encouragés par l’atmosphère générale. C’est que jouaient encore à plein les barrières ethnico-religieuses, ces deux éléments - i. e. l’origine ethnique et l’appartenance religieuse - se mêlant assez confusément dans la plupart des esprits : Européens-chrétiens, Arabes-musulmans, Juifs, formaient, dans la vie de tous les jours, trois sociétés juxtaposées, et qui ne se mêlaient guère. Cela prenait même parfois une forme assez caricaturale : à Meknès par exemple, ma ville natale, où l’accès de la piscine municipale, libre en semaine, était réservé le vendredi aux “Arabes”, le samedi aux “Juifs”, et le dimanche aux “Européens.” L’oeil exercé du gardien, posté à l’entrée de l’établissement, veillait à ce que cette règle ne fût point transgressée, surtout le dimanche… Il y avait donc fort peu de transparence entre les communautés, d’où le recours aux stéréotypes, toujours commodes pour s’éviter la tâche de s’intéresser pour de bon à l’autre.

Que la situation des Européens fût socialement la plus enviable, nul, je crois, n’en doutait. Cette simple qualité, qui ne leur avait coûté que la peine de naître (privilégiés par droit d’état civil, dit Jacques Berque), leur assurait d’emblée quantité d’avantages (administratifs, économiques, fiscaux et autres) qui leur permettaient d’accéder à un mode de vie sans commune mesure avec celui du reste de la population locale. Cela, on n’avait pas besoin de consulter de savantes statistiques pour le découvrir. Il suffisait d’ouvrir les yeux… Bien sûr, les plus en vue étaient aussi ceux dont on parlait le plus. On se racontait, de deuxième ou de troisième main, les récits, souvent fort amplifiés par la rumeur, des grandes réussites. Celle de quelques pionniers qui avaient trouvé, dans ce « Far-West africain » un pays à la mesure de leur énergie et de leur ambition : grands colons (à qui l’acquisition de leurs vastes terres n’avait pas coûté bien cher…), chefs de grosses entreprises industrielles ou commerciales (qui avaient pu se développer, avec l’aide efficace de l’administration du Protectorat, en toute liberté, grâce à une main d’oeuvre peu coûteuse et à l’absence de toute concurrence), ingénieurs aux conceptions audacieuses (à qui étaient donnés sans compter les moyens de mener à bien de grandes réalisations dont ils rêvaient), représentants de grandes banques, propriétaires de journaux. On évoquait aussi, dans le sillage de ceux-là, nombre d’affairistes et de spéculateurs de tous poils…Images d’Epinal que celle de tous ces personnages, qu’on aimait à se représenter truculents et hauts en couleurs ? Sans doute, mais pas toujours ! C’est cette minorité-là, ou ses descendants, qui, érigée en modèle, donnait le ton. Elle était suivie par le reste de la communauté, toute la cohorte des fonctionnaires, des employés, des petits commerçants. Chez ceux-là, il ne restait plus, de l’énergie constructrice qui avait pu animer certains de leurs aînés et leur avait permis de réveiller une société marocaine somnolente, que quelques maigres bribes : employées principalement à la conquête des signes extérieurs de la réussite (la voiture, la « villa  » dans les quartiers résidentiels, le « cabanon » au bord de la mer ou le chalet en montagne).

  Ainsi se présentait une communauté d’où l’élément populaire, ouvrier, prolétarien, paraissait quasiment absent. Un fait que personne ne semblait trouver surprenant, tant il allait de soi que les tâches subalternes, étaient par définition réservées aux « indigènes ». Européen était donc devenu, aux yeux de tous, synonyme de bourgeois. Une règle qui ne souffrait, dans mon souvenir, que peu d’exceptions : les quelques familles modestes, souvent d’origine espagnole, qui acceptaient d’habiter la médina et savaient parler l’arabe, cessaient précisément d’être perçues comme appartenant à la catégorie sociale des Européens.

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Quant aux Juifs, ils entretenaient avec l’Europe et les Européens des rapports qui étaient devenus, avec le temps, de moins en moins simples. Au commencement, avec l’installation du protectorat, la séduction européenne avait joué à plein. Pour une partie des Juifs, ceux qui appartenaient aux classes aisées des grandes villes, tout avait basculé  C’est qu’à la présence européenne étaient liés un certain nombre de faits perçus comme incontestablement positifs : le sentiment de la sécurité retrouvée après des siècles d’incertitude inquiète, l’ouverture vers le monde moderne et ses richesses, la possibilité d’accéder, par les « études » (mot qui prit une dimension véritablement magique dans quelques familles), et plus généralement par la culture, à une forme d’émancipation analogue à celle qu’avaient connue les Juifs d’Europe.  Tout était nouveau, tout était tentant. On aimait, pêle-mêle, Racine, le réfrigérateur et la quinine, Tino Rossi, les défilés du 14 juillet et la quatre chevaux : d’ailleurs, le bonheur même, dans sa dimension personnelle, individuelle, paraissait une de ces prestigieuses idées neuves venues d’Europe. On n’en doutait pas, l’avenir était là; d’où le désir de tout assimiler au plus vite. On changea de vêtements, on changea de langue, on changea de prénom. On se hâta même le moment venu d’oublier, comme un mauvais rêve, l’image peu reluisante que les nations de l’Europe avaient donnée d’elles-mêmes au cours des années quarante (il est vrai que les souffrances de la guerre n’avaient atteint que très indirectement le judaïsme marocain).

Ainsi, une providentielle accélération de l’histoire permit à certains de franchir, d’un seul coup, plusieurs étapes : plus de quatre siècles en moins de trois générations. Cette soudaine contraction du temps, cette concentration d’événements importants sur une période aussi brève, avait beaucoup étonné. Elle était pourtant, à la réflexion, moins surprenante qu’elle ne le semblait à première vue. Ce qui l’avait rendue possible, c’est un phénomène dont on avait mal évalué l’importance : le fait que, pour une grande partie de la communauté juive, l’effort intellectuel, même aux périodes les plus sombres, n’avait jamais vraiment cessé d’être sollicité.  Pour moi, la vie juive de la période antérieure au protectorat, telle qu’elle m’apparaissait à travers les récits de mes parents, et même à travers les quelques résidus qui subsistaient encore quasi intacts sous les yeux, ne se réduisait aucunement à ce ritualisme desséché, à ce formalisme exsangue que des « observateurs » plus ou moins bien inspirés s’étaient complu à décrire. La machine intellectuelle était donc immédiatement prête à redémarrer sur les bases nouvelles que l’Europe venait d’introduire.

Pourtant, on ne tarda pas à découvrir quelques ombres à cet idyllique tableau, et même la boulimie mimétique croissante ne put venir entièrement à bout de la traditionnelle circonspection d’une minorité très longtemps contrainte à la défiance. En fait, plus s’amenuisait la distance qui séparait Juifs et Européens, plus des problèmes nouveaux apparaissaient : émancipation et assimilation culturelle semblaient condamnées à tourner en rond, à ne pas dépasser en tout cas certaines limites. Une évolution que divers facteurs peuvent expliquer.

D’abord, bien des Européens, repliés sur eux-mêmes, sur leur conservatisme, la défense de leurs privilèges, et qui se souciaient de la culture comme d’une guigne, ne correspondaient guère à l’image, très flattée, que l’on s’était faite (que l’on continuait malgré tout à se faire) d’une Europe modèle, celle des bibliothèques, des musées et des cafés littéraires. Et l’on avait envie, de temps en temps, de les secouer, de les rappeler à leurs devoirs. Comme si cette dégradation de l’image de l’autre (image idéalisée avec excès) risquait de rejaillir négativement sur la représentation que l’on se faisait de soi. De plus, dans le type de société cloisonnée et hiérarchisée, dont ils se satisfaisaient, nous ne trouvions pas toujours, en tant que Juifs, une place à part entière.

 Pour nous, bien des choses finissaient par paraître biaisées. On nous enseignait une histoire sans rapport avec notre véritable passé, une géographie qui ne correspondait en rien à l’environnement naturel dans lequel nous étions quotidiennement immergés. Cela allait bien au-delà du fameux "nos ancêtres les Gaulois", trop énorme pour être crédible et dangereux. C’est un véritable remodelage de notre imagination, de notre sensibilité qui s’opérait. Peu à peu s’étaient installés dans nos esprits, avec le statut de modèles ultimes, des paysages, des manières de vivre  qui nous étaient en réalité étrangers. Même les noms de rues, dont beaucoup renvoyaient aux villes et aux fleuves de France, contribuaient à nourrir une sorte de géographie imaginaire. Tout ce que nous pouvions avoir sous les yeux s’en trouvait subrepticement dévalorisé. Ce qui contribuait à nourrir un sentiment permanent de nostalgie, de frustration.

Le même décalage apparaissait dans tout ce qui touchait à la vie publique, qui était sans doute le point le plus faible du système du “protectorat”. Nous vivions dans un univers sur lequel nous n’avions en réalité aucune prise. On nous décrivait en classe des institutions, un fonctionnement politique bâti sur des valeurs (liberté, démocratie, laïcité) qui n’étaient évidemment pas celles qui régissaient la société réelle autour de nous. Il y avait eu peut-être, auparavant, quelques illusions.  Mais en ce début des années cinquante, le système commençait à apparaître dans sa vérité. Et donc dans sa violence. Déchirés les voiles humanitaires. Avec la triste comédie des années Juin et Guillaume (du nom des résidents généraux qui incarnaient l’esprit colonial le plus agressivement conservateur et qui à ce titre trouvaient le plus large soutien dans l’opinion « européenne »), on voyait distinctement en plein soleil la charpente nue, les soubassements les moins engageants.

L’on se heurtait aussi à des attitudes inattendues. L’enthousiasme d’une bonne partie des Juifs pour l’Europe, sa culture et ses techniques n’était pas également prisé de tous les Européens. Certains, essentiellement des enseignants, qui se faisaient encore une haute idée de leur rôle et qui de bonne foi se croyaient chargés, auprès des “indigènes”, d’une véritable « mission », trouvaient cet enthousiasme touchant et digne d’encouragement. D’autres, persuadés de leur supériorité essentielle, feignaient de n’y voir qu’une pantomime de peu de conséquence, et s’en moquaient sans indulgence. D’autres enfin, qui se sentaient sans doute plus vulnérables, s’en inquiétaient comme d’une sournoise entreprise de dépossession, une atteinte inacceptable à leur position dominante. Ils avaient l’impression que l’on empiètait dangereusement sur un terrain qui leur appartenait par droit de naissance. En s’européanisant à l’excès, les Juifs ne risquaient-ils pas de mettre en péril les privilèges attachés à l’européanité ? Ceux-là, nostalgiques (plus ou moins consciemment) de l’idéologie du régime de Vichy,  n’auraient sans doute pas  hésité à parler “d’invasion”, de “contamination”, et n’auraient pas été fâchés que les intrus fussent tenus à distance, au besoin grâce au secours de quelque numerus clausus…Ils auraient assurément mieux aimé les exclure pour longtemps encore de l’histoire vivante, les conserver intacts, momifiés dans le pittoresque et l’exotisme.

On mesure l’inconfort d’une telle situation, et les déceptions dont elle était grosse.à plus ou moins long terme.

Elle suscita chez beaucoup une réaction qui s’apparentait fort à une forme collective de dépit amoureux. Pour éviter les risques du déracinement, la tentation était grande de retrouver certains réflexes du passé, de se replier sur les valeurs traditionnelles : chaleur incomparable des groupes familiaux, qui avaient été pendant des siècles de véritables forteresses contre les aléas du monde extérieur, solidarité communautaire .Mais ces valeurs-là aussi s’étaient effilochées, et ne suffisaient plus, comme jadis, à comler tous les manques. L’ambiguïté de la situation n’en était nullement levée.

La fin de l’ère coloniale devait précipiter les choses. En se retirant, l’Europe allait entraîner avec elle une partie de ces bâtards qu’elle avait fabriqués sans trop savoir ce qu’elle faisait. Cette fois, les choix étaient clairs : c’est sur le sol même de l’Europe qu’il fallait, pour ceux du moins qui le souhaitaient, affirmer leur européanité. Une tout autre aventure.

 

Paru dans « Les colonies rêvent de l’Europe : la métropole »,
in A. Compagnon et J. Seebacher (éd.), L’Esprit de l’Europe, 1. Dates et lieux, Flammarion 1993, 322-329 

[1]Voir note 4