Biblioclastes ou bibliodules Marcel Bénabou

 

Tout le monde ou presque a entendu parler des iconoclastes , et pour cause. Ces chrétiens d’Orient ont beaucoup fait parler d’eux au VIIIe siècle, parce qu’ils brisaient sans pitié les images saintes, celles-là mêmes que révéraient au contraire leurs contemporains, appelés, eux,  iconodules. Il fallut rien de moins qu’un concile œcuménique, le second Concile de Nicée en 787, pour mettre fin à cette querelle. Nettement moins familier à coup sûr est le mot de « biblioclastes », qui désigne ceux qui s’attaquent aux livres pour les détruire. C’est pourtant une pratique récurrente et qui ne se limite pas  à ces cas extrêmes que furent les autodafés de l’Inquisition ou bien ceux du nazisme triomphant. Qu’on en juge plutôt par ces deux singuliers exemples.

Dans un fameux article[1] intitulé « Documents sur Raymond Roussel », Michel Leiris signale ce trait, qui ne me semble pas avoir été beaucoup relevé jusqu’ici : « Lorsqu’il (il, c’est ici Raymond Roussel) voyageait en auto, il lisait, sans se soucier du paysage ; il n’emportait pas le livre entier, mais des pages arrachées qu’il mettait dans ses poches, car il détestait qu’on sût ce qu’il lisait ». Cette façon pour le moins cavalière de traiter les livres, que Leiris signale sans éprouver le besoin d’en donner une analyse sérieuse, ne peut manquer de surprendre. L’on rechigne à ranger au nombre des biblioclastes un homme dont on sait bien, par ailleurs, qu’il vouait un respect religieux à certains auteurs et à leurs livres (Jules Verne, Victor Hugo ou Pierre Loti). Quel sens peut-on donc donner à ce curieux comportement,  ? Doit-on se satisfaire de l’explication qui nous en est proposée, à savoir que Roussel agissait ainsi par souci de discrétion, une discrétion poussée jusqu’à la dissimulation (« il détestait qu’on sût ce qu’il lisait ») ? Certes, nous savons que Roussel entretenait un certain mystère sur quelques aspects de sa vie privée. Mais pourquoi aurait-il tant tenu à garder le secret sur ses lectures ? Est-ce parce qu’il les jugeait inavouables et qu’il en avait honte ? Est-ce au contraire parce qu’elles étaient porteuses de révélations qu’il eût été imprudent de dévoiler ? Je laisserai provisoirement ces questions en suspens, et je me permettrai, face au problème que pose la remarque de Leiris, d’emprunter une tout autre voie.

Je partirai pour cela d’une observation que l’on ne peut guère contester, à savoir que Roussel est avant tout un écrivain, et qu’il a joué un rôle profondément novateur dans l’histoire littéraire contemporaine. Ce rôle, il le doit à l’usage qu’il a su faire de ses « procédés », qui ressemblent d’assez près à ce que les oulipiens appellent des contraintes. C’est donc dans ce contexte très particulier qu’il faut situer notre étrange affaire de pages arrachées, si l’on veut  tenter de la comprendre. On ne peut alors s’empêcher d’y voir un « procédé », et pas n’importe lequel : un pur et simple  plagiat par anticipation d’une contrainte oulipienne bien connue, celle du prélèvement. Contrainte qui est apparue dans l’histoire de l’Oulipo sous plusieurs formes. C’est d’abord celle de l’hai-kaïsation, qui a permis à Queneau de composer de nouveaux poèmes en prélevant, sur certains  sonnets de Mallarmé, les sections rimantes, le reste des vers étant laissé de côté parce que considéré comme pure redondance[2]. Plus tard, c’est François Le Lionnais qui entreprenait de prélever les bords de certains poèmes[3], tandis que moi-même je proposais « le tête à queue ou double hai-kai », qui consiste à prélever, sur tous les vers d’un poème donné, le premier et le dernier mot[4]. Je n’insiste pas sur tout cela, qui est bien connu des familiers de l’Oulipo. Ma thèse est donc que c’est cette même technique, appliquée non plus aux vers d’un poème, mais aux pages d’un livre, qu’adopte Roussel : il isole les pages qu’il souhaite prélever et ce prélèvement prend chez lui la forme la plus concrète qui soit, celle de l’arrachage.

 Si l’on accepte cette  façon de voir, tout s’éclaire. On comprend en effet ceci, qui n’est pas sans importance pour notre propos : ce que, par le biais des pages qu’il arrache,  Roussel pratique, ce n’est pas une forme plutôt barbare de lecture, bien peu vraisemblable chez un homme comme lui, mais bel et bien une forme révolutionnaire d’écriture, une sorte de ready-made littéraire. Duchamp, Tzara, Dada ne sont évidemment pas loin. Ces pages arrachées, le geste qui les sépare matériellement de leur livre d’origine en a fait, incontestablement et définitivement, des pages de Raymond Roussel[5]. C’est d’ailleurs ce que confirme, s’il en était besoin, le geste qui suit : celui de mettre ces pages « dans ses poches » L’acte d’appropriation se trouve ici pris au pied de la lettre, incarné dans la matérialité la plus concréte. On comprend alors les raisons de la discrétion de Roussel sur ses lectures. Une fois opéré le transfert des pages du livre aux poches, plus besoin de se soucier du livre de départ. Celui-ci a accompli sa fonction, il a joué en quelque sorte le rôle de « mère-porteuse », il peut désormais être laissé en arrière, voué à l’obscurité. Il n’est pas indifférent que cette double opération d’appropriation/abandon s’accomplisse préférentiellement, si l’on en croit Leiris, dans ce moment de rupture que constitue toujours le départ en voyage.

J’en étais là de mes réflexions lorsque, me livrant à mon activité favorite, le classement de mes papiers, j’eus la chance de retrouver, dans un vieux dossier, la photocopie d’une page de Chateaubriand que j’avais complètement oubliée. C’est une page des Mémoires d’outre-tombe,  où il raconte ses activités au cours de l’année 1801. Parlant de celui qu’il appelle M. Joubert, et qui n’est autre que son ami, le philosophe et moraliste Joseph Joubert, il  relève quelques unes de ses « manies et originalités », au nombre desquelles figure celle-ci :

« Quand il lisait, il déchirait de ses livres les feuilles qui lui déplaisaient, ayant, de la sorte, une bibliothèque à son usage, composée d’ouvrages évidés, renfermés dans des couvertures trop larges[6] ».

« Encore un ! », me dis-je dans un premier temps, heureux d’avoir pu prendre quasiment en flagrant délit un nouvel et fort inattendu biblioclaste. Je tenais là, me semblait-il, un second et plus ancien plagiaire par anticipation de la contrainte oulipienne du prélèvement. Le parallèle avec Roussel s’imposait. Mais l’examen, même superficiel, de la méthode Joubert fait immédiatement apparaître une grande différence. Alors que Roussel arrachait et enfouissait dans ses poches les pages qu’il se proposait de lire,  Joubert déchirait, et apparemment détruisait, celles qui lui déplaisaient. Cela veut dire qu’il ne les déchirait qu’après les avoir lues et après les avoir trouvées mauvaises. Comment expliquer ce comportement, cette forme de censure radicale que Joubert prétend exercer sur les ouvrages de sa propre bibliothèque ? Pour le comprendre, il faut se souvenir d’un fait important : contrairement à Roussel qui, grâce à son (ou à ses) fameux procédés, était parvenu à écrire au moins certains de ses livres,  Joubert, lui, n’a réussi à en écrire aucun[7]. Il disait, assez joliment, de lui-même : « Je suis comme une harpe éolienne, qui rend quelques beaux sons et qui n’exécute aucun air ». La raison de cette paralysie, Chateaubriand nous la donne d’une simple phrase : «Il s’était fait l’idée d’une perfection qui l’empêchait de rien achever ». C’est à vrai dire un profil, celui de l’écrivain sans œuvre, dont on connaît bien d’autres exemples dans l’histoire littéraire.  Ce qui fait la singularité de Joubert, c’est que, chez lui, cette recherche obsessionnelle de la perfection littéraire n’a pu se contenir et demeurer à usage purement interne ; elle s’est tout naturellement étendue à l’ensemble de ses lectures. Joubert en a tiré la conclusion qui s’imposait : puisqu’il était décidément inapte à atteindre la perfection avec ses propres écrits, il lui fallait y parvenir en améliorant ceux des autres. L’arrachage des pages jugées mauvaises joue donc simplement chez lui le rôle d’une réécriture.

Et c’est ainsi que se rejoignent nos deux héros d’aujourd’hui, si dissemblables et pourtant si voisins : chez l’un comme chez l’autre, on l’a vu, l’arrachage de pages est mis au service de la littérature, et la biblioclastie apparaît finalement comme une forme indirecte de  bibliodulie. Mais l’on se prend tout de même à rêver, non sans un léger frisson, à ce qui resterait aujourd’hui d’une bibliothèque qui aurait appartenu successivement à ces deux-là.

 

 

[1] Paru  d’abord  dans la NRF (n° 259, avril 1935), il fut republié un bon demi-siècle plus tard dans Roussel l’ingénu, Fata Morgana, 1987, puis, une fois encore, une dizaine d’années après, dans Roussel & Co., Fata Morgana-Fayard, 1998,

[2] « La redondance chez Phane Armé, La littérature potentielle, p. 181 sqq

[3] « Un poème étant donné, nous appellerons Bords de ce  poème le premier vers, le dernier vers, la liste obtenue en prenant le premier mot de chaque vers et la liste obtenue en prenant le dernier mot de chaque vers » La littérature potentielle, p 288-289

[4] La littérature potentiell, p. 197

[5] On se souvient de ce qu’écrivait Marcel Duchamp à paopos du fameux urinoir rebaptisé Fontaine qu’il avait présenté, sous le pseudonyme de Muu, à la Sociéty for Independent Artists ; "Le fait que M. Mutt ait modèlé ou non la Fontaine de ses mains n’a aucune importance. Il l’a CHOISIE. »

[6] Chateaubriand Mémoires d’outre-tombe, livre treizième, chapitre 7, p. 450 dans l’édition de la Pléiade.

[7] Ce n’est qu’ après sa mort  que furent publiés, par le soin de quelques amis, ses carnets et sa correspondance,