Préface générale à La République roman Jacques Jouet

Si j’osais toutefois penser la collection de ces romans comme un seul, La République roman, j’en verrais volontiers le programme se confondre avec la table des matières, et la table des matières se présenter sous la forme d’une carte, celle d’un pays pas tendre, la République sphérique, avec au fil de l’index ses romans citadins (des rues, des chantiers, des métiers, des égouts, des palais, des métros, des musées, des écoles, des théâtres, des usines, des faubourgs, des banlieues, des prisons, des boutiques, des marchés, des intérieurs…), ses romans montagnards (la Montagne R, l’Etna, l’Érymanthe), campagnards assez peu, quoiqu’il y ait des labours et des champs d’oliviers, ses romans itinérants (le voyage du quasi-Gauguin de Sauvage ou ceux de Mek-Ouyes et consorts) avec frontières, gares, gares routières, 2 CV, ports, passeports et aéroports, ses romans de demain, ses romans historiques, ses romans immobiles, ses romans vieillots, ses romans de couloirs et de réunions-qui…, d’audiences, ses romans de for intérieur, ses romans de rêveries, de chevalerie enquichottée, d’action et d’amour, ses dialogues, ses romans de rêves, ses romans des noms…

Et si je priais un cartographe de me dessiner la carte de ce roman avec ces romans – carte des lieux, carte des temps –, il serait évidemment contraint de les situer chacun plusieurs fois, conjurant de manière heureuse quoique bancale l’impossibilité qu’il y a à classer de façon satisfaisante, comme il appert dans La Comédie humaine que “ Un grand homme de province à Paris ” fait partie d’Illusions perdues, lui-même inclus dans les “ Scènes de la vie de province ” [c’est nous qui graissons]. Ou mieux je lui demanderais de se laisser pénétrer d’une obsession julovernienne de la carte, dont le caractère mobile, flottant, volant et dérivant n’est plus à démontrer, que ce soit dans le domaine imaginaire-plausible (voir Le Pays des fourrures, Hector Servadac, L’Île à hélice…) ou dans celui de la tectonique.

Si cette carte reste virtuelle – ce qui est sans doute souhaitable –, la table des matières, plus commune, qu’on trouvera ici, classe les titres à peu de chose près (le “ peu de chose près ” n’a guère d’importance) dans l’ordre chronologique de leur composition, qui n’est pas exactement celui de leur édition. Il n’est en aucune façon une demande insistante de lire dans cet ordre-là. Aucune mise en table, je le gage et l’espère, n’empêchera Sauvage de rimer avec L’Évasion de Rochefort par Océanie interposée ou La Scène usurpée avec La Sortie au peuple par la grâce des planches et des coulisses d’un théâtre… l’éloignement des rimes n’étant pas un obstacle à l’exercice de la mémoire active qui est une rapprocheuse. Je gage encore que les seuls classements qui vaudront seront ceux des lectrices et qu’ils seront plusieurs.

L’ambition du cycle, je le reconnais, est coupable d’unisme, ce que je ne trouve pas très glorieux. Veuillent mes amis Gonocos du Ganaca (in La République de Mek-Ouyes, II) ne pas m’en tenir rigueur ! Mais par bonheur, le cycle n’y réussit pas. Si la République tout court s’est beaucoup voulue “ Une et Indivisible ”, puisse La République roman être le contraire : poly- et divise. Ne verrait-on pas mieux l’ensemble comme un réseau proliférant, arborescent, toujours à suivre1, capable de beaucoup d’imprudence et vaguement fourre-tout ? “ Devrait toujours être scientifique ”, disait Flaubert du jouet dans son Dictionnaire des idées reçues, mais ce devoir n’est pas à ma portée du tout, ni du côté de l’histoire, ni de celui de la sociologie, ni de celui de l’économie ou de la géostratégie (liste non close)… aussi vrai, par ailleurs, que la scientificité de Balzac, celle de Zola, annoncées dans leurs préfaces générales ou ce qui en tient lieu, n’a pas conservé au fil des ans, beaucoup de pertinence — et sans en acquérir de nouvelle. Ils n’en restent pas moins parmi les lus. Ma méthode, au contraire, est clairement irresponsable. Elle est polygraphique, boulimique et accumulative. Elle ne craint aucune impureté, aucune hâte et aucun effleurement. Vous nous emmerdez avec la pureté. Le roman n’est pas pur (la poésie non plus), la langue n’est pas pure, même les origines ne sont pas pures.

De ces romans, les longueurs sont variables. J’aime que les romanciers chinois parlent de roman long, de roman moyen et de roman court. Aucune façon de distinguer le roman de la nouvelle, la nouvelle du conte, le conte du roman… ne me semble longtemps valide et respectable. Les catégorisations ne sont utiles qu’à ceux qui peuvent s’en passer.

Les personnages de ce(s) roman(s) – car il y en a, et vive les personnages ! – sont des pantins, même s’ils sont parfois doués de fausseté et font illusion. J’ai assez dit qu’ils n’avaient pas de libre arbitre et je leur ai demandé de faire ce que je voulais, tout ce que voulais, rien que ce que je voulais. Pour les fabriquer, j’ai, moins encore que le docteur Frankenstein, utilisé du vif ou du cadavre frais. Il y aura peut-être des exceptions. Comment, de manière franche, faire autrement que la “ Nature ”, qui elle-même n’est pas pure ? Puisque le roman, comme la grosse cavalerie, n’arrive toujours qu’avant ou après le réel, toute ressemblance avec la vie concrète ne serait qu’un mirage, celui de la potentialité. J’espère qu’il y en aura. Mek-Ouyes ira chez les Testut.

Si possible, donc, que toute la place soit occupée, non par je ne sais quelle autofiction centripète, mais par son contraire, le bien centrifuge altéroroman, avec son roro intérieur qui tourne comme un art.

 

On ne trouvera pas, ici, les seules histoires et les seuls personnages, quelle que soit l’importance centrale qu’ils revêtent. Si le roman n’était autre chose que les aventures passionnantes d’une personne inouïe et des histoires abracadabrantes, le dernier mot du roman serait à lire, par exemple, dans Le Flambeur, la vraie vie de Bernard Tapie, par Valérie Lecasble et Airy Routier, Paris, 1994… cet excellent livre est une enquête et un reportage au sens le plus noble du terme. Les romans agissent différemment. En amont de ceux que j’ose proposer, ils sont une longue série, avec laquelle j’espère lutter et pactiser. Toujours penser qu’il y en a à côté, qu’il y en aura aussi en aval. Le roman est une affaire collective.

J’ai commencé La République roman (conçu dès La Montagne R) en termes thématiques : le musée, la montagne, le théâtre, la réunion, le lycée… (l’hôtel-restaurant est bien là dans L’Amour comme on l’apprend à l’École Hôtelière…) et puis, peu à peu, le mode de composition centrée sur un microcosme et plutôt “ troupeau d’oies ”, c’est-à-dire à la va-comme-je-te-pousse les personnages devant soi (l’expression “ troupeau d’oies ” est de Raymond Queneau), a alterné avec des impulsions qui sont d’abord des axiomes formels : celui du dialogue sans marquage extérieur à lui-même (passim et, en particulier, Une réunion pour le nettoiement), celui du propre/commun, les noms communs deviennent noms propres (La République romaine), de la sextine et des fins provisoires (Fins), du palindrome (Annette et l’Etna), du centon2 et de l’à-la-manière-de3 (Jules), du roman-feuilleton (La République de Mek-Ouyes), du sonnet des Trois Contes, du lipogramme, du roman-documentaire4 et de l’archyper-roman (respectivement Trois pontes, Oui ou non, Enfantin, Dans les dessous, ils arrivent).

Par là, il ne s’agit pas, surtout pas, d’expérimentation ou de recherche d’un style : en fait de style, je veux surtout qu’il y en ait plusieurs, ou, s’il était possible, qu’ils y soient tous. La “ composition au modèle ”, dont parlait si volontiers Jacques Bens, de l’Oulipo, est une piste non négligeable. Faire une fois comme — ou mieux, au moins une fois démarrer comme Hans Magnus Enzensberger (Enfantin) et le coup d’après comme Georges Perec (Oui ou non) ou comme Joseph Conrad (Gulaogo, une histoire africaine) ou comme Henry James (Cinq et deux rencontres, avec Ian Monk) qui lui-même chaussait les bottes de Tourgueniev5… C’est une façon de se plonger dans une culture du roman, dans un art, si le roman en est un à part entière, et dont on dit trop qu’il ne connaît pas de lois. Pourtant, ce ne sont pas là qu’exercices de styles. Déplaçons quelque chose de la composition par la contrainte. Si une contrainte est un problème, ce roman qui l’affronte est une solution ; si cette contrainte est une question, ce roman est une réponse ; si cette contrainte est un jeu réglé, ce roman est une partie qui se joue et qu’on peut relire, c’est à souhaiter, comme une partie d’échecs mémorable. Un des moyens pour une contrainte de dépasser son stade infantile – stade que je n’ai pas l’intention de renier, au demeurant – est de devenir une forme. Le lipogramme quenouillard d’Exercices de style est une contrainte ; le lipogramme perecquien de La Disparition est une forme, c’est-à-dire participe d’un objet en même temps disparate et réconcilié dans son sens formel. Or, une forme aboutie par l’un ou l’autre de nos grands devanciers est, à mes yeux, une injonction d’avoir à la reprendre afin de ne pas être original, mais de s’inclure dans une communauté de la forme que je nommerai plus volontiers “ la République des Formes ” (j’aurais dit, autrefois, “ le communisme des formes ”). Cette démarche pour laquelle la recherche oulipienne est une aide non exclusive fait désormais partie de l’architecture de l’ensemble. J’aime que la lectrice ait les cartes en mains, ce pourquoi contraintes et formes lui sont exposées le plus ouvertement possible. Il ne s’agit plus, comme on l’a beaucoup dit, “ d’ôter les échafaudages ” à la fin du chantier puisqu’il s’agit ici d’une esthétique de l’échafaudage. Je suis encore pas mal intéressé par tout ce qui s’affirme, dès le titre ou sous-titre, comme roman qualifié : “ roman néo-scientifique, roman de l’ancienne Rome, roman moderne, roman d’un déserteur ”, chez Alfred Jarry (respectivement Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien  ; Messaline  ;  Le Surmâle  ; Les jours et les nuits), “ roman du brouillard, roman de l’expérience du corps, roman symbolico-interprétatif, roman politico-existentiel, roman clinico-brutal, roman de l’angoisse, roman logico-géométrique, roman de la perversion, roman tellurico-primordial, roman apocalyptique ”, chez Italo Calvino (les romans dans le roman Si par une nuit d’hiver un voyageur). S’il y a quelque chose à évoquer, comme à peser, du monde imparti, on peut bien multiplier les outils de la métrologie, tout en restant dans le politique, le républicain au sens le plus large, c’est-à-dire, entre soi et non-soi, ce rapport d’équilibre social, et donc de déséquilibre, qui m’a toujours été le sujet du plus grand étonnement pour ne pas dire de la plus sincère admiration.

On sait bien que des politiques peuvent être des crimes, pain bénit du romanesque qui s’y vautre beaucoup sous couvert de s’en indigner (peut-être trop), mais je ne veux pas me limiter à cette grosse corde. Il y faut du plus petit, aussi ! La matière du roman est le malheur des hommes, je veux bien. Elle est aussi l’entre-malheurs, la République, seule utopie qui vaille mieux qu’un pet de lapin, qui est de nulle part pour être de partout, qui assure toute solidité et trahit toute fragilité, ici, maintenant, ni dans un âge d’or en amont et ni dans une vie future, l’utopie omnibus : pour tous sans exception.

Oui : comment tout cela tient-il ? On a trop voulu transformer le monde, il s’agit maintenant de le réobserver. Il y a un regard à promener le long des chemins, un regard qui, surtout, ne s’emplit pas de larmes, car les larmes sont des troubles pour l’acuité du regard. Et par bonheur, la forme, lieu de la réjouissance, est douée de regard au moins autant que l’individualité du romancier rétinien.

C’est cela, mon domaine républicain : l’intime et le public, le personnel et le collectif, l’anarchique et l’organisé, le contraint et l’imprévisible, bon an mal an, marchent ensemble, avec de terribles, majoritaires et romanesques ratés, dans le cadre de l’humanitude.

 

 

Paris, le 7 novembre 2006

 

(Un premier état de ce texte est paru dans la Revue de la BNF n°20, 2005)

 

 

 Table

La République roman

 

La République préface (revue de la BNF n°20, 2005, version nouvelle inédite)

L’école Tonkin (revue Le Gué, 1977, version nouvelle inédite)

Guerre froide, Mère froide (Atelier du Gué, 1978)

Mémorable masturbation à la pièce d’eau des Suisses (revue Roman n°11, 1985)

Romillats (Ramsay, 1986)

Le directeur du Musée des Cadeaux des chefs d’État de l’Étranger (Seuil, 1994)

L’esprit de l’escalier (Le confort moderne, Autrement , Sciences et société n°10, 1994, version nouvelle inédite)

La montagne R (Seuil, 1996) traduction italienne (par Fabio Vasari, Tarará, 1998)

traduction anglaise (par Brian Evenson, Dalkey Archive Press, USA, 2004)

La scène usurpée (Le Rocher, 1997)

Une réunion pour le nettoiement (POL, 2001)

L’évasion de Rochefort (Festival de la Nouvelle de Saint-Quentin, 1997)

La République romaine (Afat voyages, 1997)

Fins (POL, 1999)

Ce que rapporte l’Envoyé (Le Verger, 1999)

La voix qui les faisait toutes (Sansonnet-VO Tec Criac, 1999, et version augmentée POL, 2004)

Annette et l’Etna (Stock, 2001)

La République de Mek-Ouyes, roman-feuilleton, I (POL, 2001)

La République de Mek-Ouyes II, Redivision de notre sphère (POL, 2001)

Sauvage (Autrement, 2001)

Mon bel autocar (POL, 2003)

Aération du prolétaire (CRP Nord Pas-de-Calais et Tec-Criac, avec des photos de Louise Oligny, 2004)

Qui a appelé les bananes “ bananes ” ? (revue Neige d’août  n°7, 2002)

traduction chinoise (par Li Jinjia, revue Tianya, 2002)

La République de Mek-Ouyes III, La Lectrice aux commandes, in Mek-Ouyes amoureux (POL, 2006)

Jules (POL, 2004)

Cognac (POL, 2004)

L’aubergiste du magasin général (POL, 2004)

Gulaogo, une histoire africaine (POL, 2004)

avec Ian Monk Cinq et deux rencontres, (revue Journal des Lointains, n°2)

Lamartine à Tyré (Actes du colloque international Lamartine, Presses de l’Université EGE, Izmir, 2004.)

La République de Mek-Ouyes IV, Mek-Ouyes chez les Testut, in Mek-Ouyes amoureux (POL, 2006)

Des affaires de Cœur (inédit)

Une mauvaise maire (inédit)

L’amour comme on l’apprend à l’École hôtelière (POL, 2006)

La République de Mek-Ouyes V, La vengeance d’Agatha (inédit)

Un rêve de Malraux mémorial (inédit)

Trois pontes (Une bonne maire   ; Héraclès sur l’Érymanthe  ; Camus (Armand-Gaston); Forme de ce livre, le sonnet des Trois Contes, paru in Mélanges Roubaud, Mezura n°49, 2001) (inédit)

 

 

Programme

Fenêtre murée sur cour interdite (en cours, publ. partielle in Petites agonies urbaines, Le bec en l’air, 2006)

Enfantin, roman documentaire (en cours)

Bodo (en cours)

Oui ou Non (en cours)

 

La Reichpublique roman (projet)

La République de Mek-Ouyes VI, Le mariage d’Agath-Ouyes (projet)

Ramon, période sombre (projet)

Listages (projet)

Lamartine à Paris (projet)

Dans les dessous, avec Enrique Walker (projet)

La sortie au peuple (projet)

Une histoire onusienne (projet)

Le cocommuniste (projet)

Ariane ta sœur (projet)

La seule fois de l’amour (projet)