Robbe-Grillet et le compte des convives
 
            Robbe-Grillet est un écrivain qui, plus qu’un autre, aime faire le point, latitude, longitude, rapport au méridien Balzac, au parallèle Flaubert, du plus près au plus loin. Ce n’est pas exceptionnel : tout écrivain dresse sa généalogie littéraire, qui aboutit à lui-même. Chez Robbe-Grillet, c’est un peu obsessionnel. On sait toujours quelle est sa position.
            Relisant La Jalousie trente ans après (avec beaucoup de plaisir), je n’ai aucun état d’âme devant la reconnaissance d’un roman remarquable. Trois assiettes et deux présences. Trois verres et deux personnages. Ce comptage inexact des convives qui exhibe en creux un personnage gommé, je l’admire. Le romancier fabrique le personnage en creux. Belle démonstration de celui qui ferraille volontiers sur le terrain de la notion de personnage prétendument obsolète. Mais quelle déception de lire, sous la plume de Robbe-Grillet lui-même, que la substance de son roman La Jalousie est la vision subjective du personnage gommé ! Non. Là, je n’y crois plus. Pourquoi une narration subjective serait-elle à ce point auto-annihilatrice ? Je préfère m’en tenir à ma lecture : un romancier-narrateur omni-décisionnel efface un personnage pour l’exhiber et le rendre en quelque façon menaçant, quoique rien de grave n’arrive.
            Robbe-Grillet n’est pas idiot : « Quand je parle de mes livres ou de mes films, ça ne peut pas être pour en donner la vérité définitive, car le principe de vérité est ce que l’œuvre refuse délibérément. » (Le Voyageur, II, Entretiens, Les Nouvelles littéraires, 1978) Ouf. Mais « ouf » seulement provisoire, car le principe de vérité est à l’œuvre, sans l’expression d’un doute, et au sein de l’œuvre même, dans par exemple Le miroir qui revient, pp. 208-216,
            Est-ce à dire, donc, que ces romans soient « nouveaux » ? Pour ma part, je ne peux plus avaler la position moderniste qui m’est trop étroite. Le roman a besoin de plus de générosité. Robbe-Grillet campe sur des positions bloquées qui me le rendent peu utile. Son Flaubert est immobile et son Balzac caricaturé. Que ne lit-il L’Histoire des Treize plutôt que de relire Le père Goriot à seule fin de conforter sa raideur anti-balzacienne ? S’il n’y a pas aussi dans Faulkner un côté Buffon (Balzac se mettait sous la double marque de Walter Scott et de Buffon), je veux bien être lynché. Robbe-Grillet rend justice à Queneau comme Nouveau Romancier, sans vouloir voir en amont la potentialité Perec… C’est la naïveté des modernes qui croient toujours écrire le livre le plus avancé, voire le dernier livre, et forcément contre d’autres. C’est attendrissant et pas toujours sympathique. Pourquoi, en art, le nouveau devrait-il forcément remplacer l’ancien ? Il l’enrichit. Pour moi qui considère une nouveauté comme quelque chose qui s’ajoute au corpus, et non qui vient prendre le pouvoir sur ce qui serait dépassé, je ne peux plus avaler ce positivisme historique, cette modernité de progrès (je les trouve encore dans le pas bon dernier livre de Pierre Bayard Le plagiat par anticipation  : il veut que Sterne soit un auteur du XXIe siècle sous prétexte qu’il serait moderne… mais pourquoi ne serait-ce pas plutôt Joyce qui serait un auteur du XVIII ?)
            Je suis convaincu de la supériorité du concept de potentialité sur celui de modernité, potentialité qui n’a strictement rien à voir avec le post-moderne.
            Bref, oui, la mise au point régulière de Robbe-Grillet, la définition de sa position, le corpus étroit qui l’aide certainement à écrire, encombrent un peu ma lecture. Qu’il me laisse donc à mon travail de lecteur m’attabler avec le nombre de convives que je souhaite, par exemple, avec Henri de Corinthe, qui, tiens, pourrait être le nom d’un personnage de Balzac. Cette petite réflexion m’a relancé dans la lecture de ses livres que j’avais un peu désertée, et qui vaut la peine, à l’évidence.
            Roland Barthes n’est pas un romancier, M. Robbe-Grillet si.
 
 
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Paru dans Alain Robbe-Grillet, balises pour le XXIe siècle, Presses de l’Université d’Ottawa, 2010.