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Comment François Le Lionnais est devenu abbé

 
 
 
            Voulez-vous savoir comment François Le Lionnais, le président-fondateur de l’Oulipo, est devenu abbé ? Admettons que la réponse soit oui. Voici comment François Le Lionnais est devenu abbé – je veux dire abbé en toute mécréance, comme on va voir, abbé de l’épée, abbé de la plume, abbé des sciences, des jeux, des lettres et des échecs, abbé des lumières évidemment, abbé aussi tardif que Denis Diderot le fut précoce.
            La scène est à Boulogne. François Le Lionnais est dans son bureau. Il joue avec un sablier. Il regarde le sable, et toutes les trois minutes il retourne l’objet. Le temps n’est pas réversible, mais le sablier oui. Pourtant, trempant les mouillettes dans l’œuf à la coque que sa gouvernante Marie-Adèle vient de lui apporter, François Le Lionnais regarde vers l’avenir et dicte à l’Oulipo des devoirs et des pistes en songeant à sa conception ou-x-pienne du monde et de l’encyclopédie, et en exerçant systématiquement ce qu’il appelle sa « dictature débonnaire ».
            Or, la dictature non débonnaire, François Le Lionnais l’avait connue pour son malheur dans le camp nazi de Dora.
            On se souvient du texte intitulé justement La peinture à Dora, paru dans le n°10 de la revue Confluences au premier trimestre 1946. François Le Lionnais parle de son compagnon de détention, un certain Jean Gaillard : « Aussi intelligent que sensible [Jean Gaillard] était avide de tout ce qui touchait aux choses de l’esprit. Ensemble nous passions tout le temps dont nous pouvions disposer à faire le tour des connaissances humaines, une sorte d’inventaire de tout ce que les civilisations ont su édifier. Je retraçais pour mon ami l’histoire de la Théorie des Nombres et nous l’élargîmes bientôt en une histoire plus générale des Mathématiques. Ce fut ensuite le tour de l’Électricité, de l’Optique et de la Chimie. Nous obliquâmes vers la philosophie dont nous reconstituâmes la trajectoire depuis les théogonies primitives jusqu’à l’existentialisme et au marxisme. Le jour de la peinture arriva et Jean me demanda de lui faire part de ce que je savais et pensais sur cette question. »
            Plus tard, à une époque avancée de sa vie, François Le Lionnais avançait vers sa disparition et vers la façon rusée dont se représentent à vous si volontiers les êtres chers. En l’occurrence il reculait vers sa réapparition.
            Peu après la mort de François Le Lionnais, qui eut lieu en 1984, je décidai, je ne sais pourquoi, de relire dans Le comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas les chapitres qui se passent au Château d’If.
            Et je redécouvris, comme un fantôme en marche arrière de François Le Lionnais, cet abbé Lionnais qui, rappelez-vous, à la question d’Edmond Dantès : « Vous êtes donc chimiste ? » répond : « Un peu. J’ai connu Lavoisier. » (or, Le Lionnais était ingénieur chimiste de formation), ce François Le Faria qui sait par cœur 150 ouvrages constituant « sinon le résumé complet des connaissances humaines, du moins tout ce qu’il est utile à un homme de savoir » (je lis bien 150 ! or, François Le Lionnais lui-même se reprocha un jour de ne pas faire « les quelque 150 bouquins qu[’il avait] promis et dont [il avait] la liste » cf. p.253 du tapuscrit Un certain disparate), ce prisonnier de longue haleine incarcéré comme militant de l’unité politique italienne, qui apprend efficacement quelques langues au terme d’une utilisation raisonnée de la combinatoire… et qui commence son programme d’enseignement par les mathématiques.
            Ah, ces dialogues d’Alexandre Dumas si émouvants à une oreille oulipienne… comme par exemple celui-ci :
            « – Vous devriez m’apprendre un peu de ce que vous savez, dit Jean Gaillard, ne fût-ce que pour ne pas vous ennuyer avec moi. (…)
            François Le Lionnais sourit.
            – Hélas, mon enfant, dit-il, la science humaine est bien bornée, et quand je vous aurai appris les mathématiques, la physique, l’histoire et les trois ou quatre langues vivantes que je parle, vous saurez ce que je sais : or toute cette science, je serai deux ans à peine à la verser de mon esprit dans le vôtre.
            – Deux ans ! dit Jean Gaillard, vous croyez que je pourrais apprendre toutes ces choses en deux ans ?
            – Dans leur application, non ; dans leurs principes, oui : apprendre n’est pas savoir ; il y a les sachants et les savants : c’est la mémoire qui fait les uns, c’est la philosophie qui fait les autres.
            – Mais ne peut-on apprendre la philosophie ?
            – La philosophie ne s’apprend pas ; la philosophie est la réunion des sciences acquises au génie qui les applique (…).
            – Voyons, dit Jean Gaillard, que m’apprendrez-vous d’abord ? J’ai hâte de commencer, j’ai soif de science.
            – Tout ! dit François Le Lionnais. »
 
            En 1945, le maître est revenu de Dora, tandis que l’élève y avait péri. Au Château d’If, ce fut le contraire. Edmond Dantès s’évada, rappelez-vous, en prenant la place du mort, la place de celui qui théorisait pour lui-même les bienfaits de la captivité comme les oulipiens le font souvent des bienfaits de la contrainte, et quoique le rapprochement entre la contrainte littéraire et la coercition fasciste soit à coup sûr une monstruosité.
            Pourtant, à la question d’Edmond Dantès ébahi par le génie de l’abbé Faria : en substance « Vous êtes génial, mais alors qu’est-ce que ça aurait été si vous aviez vécu libre ? » (Dantès dit exactement : « Qu’eussiez-vous donc fait libre ? ») le vieux prisonnier répond assez monstrueusement : « Rien, peut-être : ce trop-plein de mon cerveau se fût évaporé en futilités. Il faut le malheur pour creuser certaines mines mystérieuses cachées dans l’intelligence humaine ; il faut la pression pour faire éclater la poudre. La captivité a réuni sur un seul point toutes mes facultés flottantes çà et là ; elles se sont heurtées dans un espace étroit ; et, vous le savez, du choc des nuages résulte l’électricité, de l’électricité l’éclair, de l’éclair la lumière. »
 
Paru dans La Bibliothèque oulipienne n°108 : Hinterreise et autres histoires retournées, 1999 .
 
 
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François Le Lionnais, dessin de Pierre Getzler (collection JJ) :