F. L. L. Je me suis toujours intéressé à mes rêves, mais ila fallu que j’attende l’après-guerre pour connaître les travaux de l’Ecole de Lyon, notamment sur l’existence du sommeil paradoxal. Je me suis rendu compte alors qu’outre les périodes de sommeil profond sans rêve et les périodes de sommeil paradoxal, il y avait la période d’endormissement, très différente du sommeil paradoxal. L’endormissement peut se cultiver : quand je m’endors, je vise toujours des images visuelles, alors que je n’ai aucun pouvoir sur le sommeil paradoxal – c’est lui qui commence [commande (MA)].
Avant la guerre, j’avais constitué une belle collection de mes rêves, qui présentait de l’intérêt surtout pour moi, car lorsque je relisais un de mes rêves je ressuscitais quelque chose qui me rendait la lecture de mon compte-rendu beaucoup plus intéressante que pour quelqu’un d’autre. Mais je me rendais compte aussi que, même ressuscité à l’état de veille, cela n’avait plus la même valeur que pendant le moment où je rêvais, ni cette valeur intermédiaire du moment du réveil. C’est à ce moment – où le rêve a encore une puissance très active sur moi – que j’aimerais ne pas le perdre : en ne notant pas mes rêves à ce moment, j’ai perdu de véritables trésors qui seraient intéressants même pour l’étude du fonctionnement psychique général.
Au cours de mes rêves, j’ai créé quelques mots très intéressants et qui me paraissaient chargés de sens ; je m’en souviens une demi-heure après mon réveil, puis ils me sortent de la mémoire. Si je m’en souviens pendant une demi-heure, c’est que le mot est prononçable. Mais il y a aussi des mots imprononçables au réveilalors qu’ils l’étaient dans mon rêve.
Je fais très peu de rêves purement tactiles. Je crois que beaucoup d’entre eux naissent non pas tant de souvenirs tactiles que de sensations éprouvées au moment même. Quand je dors, mon corps existe, il existe peut-être même plus à ce moment-là qu’à d’autres.
Certaines pressions légères du drap sur les cuisses, les genoux ou les épaules suffisent à provoquer un rêve. J’ai des rêves de pratiquement toutes les sensations : des rêves olfactifs avec des odeurs merveilleuses, exquises ; des rêves gustatifs. Je n’ai pas de rêves thermiques, alors que j’ai des rêves tactiles mécaniques.
Nos rêves nous suggèrent souvent des possibilités que nous ne mettons pas en valeur ensuite, parce que si on essayait de les mettre en valeur, on serait écrasé par la société, on ne parviendrait pas à gagner sa vie. C’est un peu le problème de l’art, surtout l’art abstrait et la musique ; il nous propose des schémas d’organisation et d’activité de notre mentalité dont nous n’avons que faire pour gagner notre vie. Notre subconscient serait capable d’un grand nombre de modèles d’activité que nous avons intérêt à écarter pour faire face aux difficultés de la vie non seulement sociale mais naturelle. Une auto-mutilation est donc indispensable et s’effectue automatiquement. Mais dans la mesure où on peut dégager un peu de liberté pour l’homme, il y aurait intérêt à récupérer certains éléments dans ce qui est mutilé. Une des missions de l’art est de désautomutiler l’homme. C’est ce que le surréalisme a tenté d’atteindre, même s‘il n’y est pas parvenu.
Les tables des matières des manuels universitaires de psychologie nous proposent des sentiments, des idées, des sensations dont nous sommes capables, cent manières d’aimer, cent manières de haïr – alors qu’il y en a des milliers. Mais il y a une quantité de choses pour lesquelles nous n’avons pas de mots, et ces états mentaux se développent dans nos rêves. Quelquefois je les ressents comme si je rêvais pendant une demi-seconde dans ma vie éveillée. Nous sommes capables d’un très grand nombre d’états mentaux qui ne sont absolument pas étudiés par les psychologues, parce que même les plus intelligents d’entre eux ne sont pas aptes à étudier des questions. Je crois qu’en matière de psychologie, quelques romanciers valent toujours mieux que les psychologues. Quelques musiciens aussi ; j’ai déjà dit comment pour moi une partition est un compte-rendu psychologique. Nous avons donc les traités de psychologie, puis – beaucoup plus fins – certains romanciers ou certains poètes, puis au-dessus encore, le rêve. Non pas le rêve remémoré au moment du réveil, mais un peu avant qu’on l’ait perdu. L’un des buts de la vie en société serait de gagner sur cette part que nous perdons.