J. M. Comment avez-vous fait votre service militaire ?
F. L. L. Là, en effet, j’ai peut-être eu quelques incidents, mais pas très graves. J’étais deuxième classe et le suis resté jusqu’à la fin de la Résistance où j’ai acquis un grade. Je ne peux pas dire que j’étais anti-militariste, sentant la nocivité de l’état anti-militaire et son inutilité. On m’a demandé ce que je pouvais faire, et quand j’ai parlé de mes études, on a décidé de me mettre dans un laboratoire d’analyses d’hôpital. Je n’étais pas qualifié pour faire des analyses de sang ou d’urine, mais ça m’a enchanté, j’ai tout de suite ajouté ça à mes cordes et j’ai fait très vite des progrès. J’ai d’ailleurs trouvé une méthode de mesure colorimétrique de je ne sais plus quoi, qui était un véritable progrès à cette époque. Immédiatement, le commandant de la pharmacie a publié un truc sous son nom sur cette méthode. C’était un très brave type, d’ailleurs. J’étais un peu protégé, car j’avais le laboratoire qui faisait les analyses médicales de la pharmacie sous ma direction, et j’avais un capitaine sous mes ordres ! Pas officiellement, c’est inconcevable, mais finalement, il l’était. Je ne connaissais rien de ces questions en entrant, mais j’ai appris très vite – je sais apprendre vite, naturellement. Les analyses d’urine, j’en ai fait des milliers, j’en ai fait des complètes, pour le plaisir ; j’ai fait des analyses de sang, j’ai même fait une analyse qu’on ne m’a jamais demandée, l’analyse d’un kyste, pour séparer les albumines des pseudo albumines. J’ai donc coulé là des jours pas malheureux, grâce à une capacité d’apprendre volontiers et vite n’importe quoi.
J’ai passé mon service militaire comme cela, ce qui m’a mis à l’abri des adjudants. J’avais aussi à faire des analyses de vin d’intendance. Le principe était le suivant : on achète une certaine quantité de vin, il est livré déjà avec de l’eau dedans ; une partie est prélevée pour le mess des officiers ; dans une autre partie, on ajoute un peu d’eau pour le mess des sous-officiers ; le reste, avec encore de l’eau, pour les simples soldats. On m’apportait donc le vin pour savoir s’il était conforme, j’ai donc appris ce qu’était un vin, et j’étais devenu assez fort dans ce domaine. J’étais devenu si fort que je pouvais faire mon analyse en goûtant un peu le vin – je vérifiais, parce que j’étais honnête – je savais dire les différents composants. J’étais aussi arrivé à faire mon analyse sur un très petit échantillon, ce qui me permettait de garder le reste : sur un litre de vin, j’en gardais facilement trois quarts de litre. Avec ce qui me restait, je faisais du Porto à offrir aux dames qui me plaisaient. Après Vincennes j’ai été envoyé à Vichy, où le laboratoire était plus important. Il y avait le casino en face du laboratoire et je voyais souvent les jeunes figurantes. Je leur offrais mon Porto – il ne valait certainement pas le Porto qu’il y avait en face, mais il avait du succès.
J’avais mis au point la fabrication complètement synthétique de Kirsch fantaisie, mais il ne valait pas mon Porto.
C’est comme ça que je suis resté à l’abri. Tout de même, pas complètement. J’en avais tout de même assez, de cette vie militaire. A Vincennes, on ne m’embêtait pas, mais je n’avais tout de même pas ma liberté, et j’avais une petite amie qui habitait à Neuilly !
J. M. La ligne est directe !
F. L. L. Oui, mais à ce moment-là, elle s’arrêtait Porte Maillot, d’une part, et à la Porte de Vincennes, d’autre part. J’allais la voir en faisant le mur. Naturellement, il me fallait arriver à temps pour prendre le dernier métro, mais la passion étant ce qu’elle est, j’arrivais pour voir filer la dernière rame.
Il me fallait donc traverser Paris à pied. Je me suis fait prendre une fois. Bon, prison. On faisait la prison dans le donjon du fort. Ce n’est pas terrible, mais c’est stupide, ce sont des petites brutalités – ce ne sont pas des tortures. J’en avais donc déjà assez quand je suis allé à Vichy, et j’ai eu suffisamment de raisons pour être dégoûté du service militaire, quoi que j’ai été vraiment un privilégié, surtout pour un deuxième classe ! J’ai été tellement heureux d’apprendre ma prochaine libération que je me suis enivré au-delà des limites. J’aurais dû y rester. J’ai bu trois litres de Pernod. Beaucoup en seraient morts. J’avais sans doute un assez bon système digestif, parce que la même aventure m’est arrivée pendant la déportation. Je suis tombé dans le coma et j’y suis resté trois jours.
Je me suis réveillé auprès d’un jeune officier très gentil, probablement un intellectuel. Je pense que ça a dû jouer en ma faveur. Il m’a appelé : “mon petit” et je n’ai pas eu de punition. Il faut dire qu’à Vincennes, mes escapades avaient été nombreuses et j’avais un matricule plein de punitions, il y avait eu des rallonges.
A part cela, de mes souvenirs militaires, celui qui m’a plus particulièrement impressionné, c’est l’ignorance profonde de certains médecins militaires. Profonde et grave. Je me souviens de l’un d’entre eux, en particulier. C’est une histoire incroyable, des amis à qui je l’ai racontée se sont demandé si je ne l’avais pas inventée : C’était à Vichy. Le laboratoire était assez grand, et la paillasse était de dix mètres au moins. Je regardais une préparation au microscope, un crachat. Un officier – qui n’était pas du service de santé – me voit par la fenêtre de la cour de la caserne, il entre dans le labo et me demande ce que j’examine. Je lui dis : “C’est un bacille de Koch.” Il regarde et me dit cette chose incroyable : “C’est vrai qu’il ressemble un peu à un coq.” Il est vrai qu’il n’était pas médecin…
Je me suis trouvé en danger une autre fois, vers la fin de la drôle de guerre, à l’hôpital de Vouziers. C’était pendant la période où les Allemands n’attaquaient pas, il y avait un petit espoir que l’on se réconcilie avec Hitler et que l’on tombe sur les Russes. Là aussi, j’étais deuxième classe, mais j’étais classé comme un intellectuel. J’ai eu des ennuis avec les autorités militaires parce qu’une de mes lettres avait paru suspecte : je continuais à jouer aux échecs par correspondance et ma partie leur avait semblé être un code, on me soupçonnait de faire de l’espionnage. J’ai été interrogé. A cette époque-là, j’étais déjà connu comme joueur d’échecs, mais ça ne prouvait rien, au contraire. Ils ont fini par me croire. Je leur ai dit : “Je peux vous apporter une preuve, à condition que vous vous penchiez sur ma preuve : cette partie est correctement jouée, demandez-le à un joueur d’échecs.” On peut se servir d’une partie correctement jouée pour dire “oui” ou “non”, par exemple, mais les différents coups de la partie ne pouvaient pas avoir un deuxième sens.
J. M. Ce serait un bel exercice !
F. L. L. J’y ai pensé, ça pourrait être utile dans un roman policier, mais pas en utilisant les coups d’une partie ; avoir deux codes, un vraiment très difficile et un plus facile – pas trop, ça mettrait la puce à l’oreille. On enverrait un message par le code facile et le véritable par le code très caché. Les autres déchiffrent le code facile – pas trop – il faut que ça veuille dire quelque chose d’intéressant, que ça justifie l’espionnage, etc. Je crois que ça n’a pas été utilisé.
J’avais eu une autre histoire pour une lettre aussi, qu’ils avaient mise de côté sans m’alerter. Quand on prend un espion, on donne un peu de mou à la laisse, naturellement. C’est une lettre que j’avais envoyée à celle qui allait devenir ma femme, qui était étudiante à ce moment-là, elle venait de sortir du lycée. Je lui avais envoyé un théorème que j’avais trouvé sur les triangles. Il y avait donc des tas de lignes et une certaine droite que j’avais inventée, et ça ressemblait un peu à des fortifications à la Vauban. Là aussi, on m’a interrogé, et là aussi, je leur ai dit : “Interrogez un mathématicien, il vous dira que c’est vrai mathématiquement.” Mais, ils ne sont pas sensibles à ces choses-là, pourquoi est-ce que ça ne serait pas en même temps une fortification à la Vauban et un théorème sur le triangle ? Finalement, on a admis que j’étais innocent.
Il s’est trouvé là-bas un jeune lieutenant qui s’appelait Casala. Il est mort en déportation. Il était de Châteauroux où il possédait une très belle pharmacie. Il était tout jeune et assez riche, très gentil, cultivé, ouvert à des idées très libérales, pas conformiste. Il m’a fréquenté, quoique deuxième classe, et je lui apprenais beaucoup de choses. Je lui ai appris notamment les livres de Spinoza autres que L’Ethique, je lui ai parlé de tous les livres bouddhistes, je lui ai parlé d’un tas de choses, biologie, sciences, etc.. Il avait beaucoup d’admiration pour moi et se mettait vraiment vis-à-vis de moi dans la position de quelqu’un qui apprend quelque chose et qui en est content. Ça m’a beaucoup protégé. Il m’avait fait mettre au magasin de l’hôpital, je n’avais rien à faire et je n’arrêtais pas de lire. Payot venait de publier mon bouquin sur les prix de beauté aux échecs et il m’envoyait tout ce que je voulais, je lisais deux ou trois livres par jour, j’étais vraiment heureux comme un roi. De temps en temps, le lieutenant Casala venait me rendre visite, on parlait beaucoup. Il était très anti-hitlérien. Il a fait ensuite de la Résistance, il a été arrêté et déporté. Il n’a pas pu tenir le coup. Il n’avait pas ma solidité morale ni physique.
Il était sympathisant du Front populaire, en gros.
Là-dessus, la drôle de guerre cesse, les Allemands commencent à envahir, ils arrivent assez vite du côté de Vouziers.
Un jour, on réunit une quinzaine d’entre nous dans la cour, les autres étaient en train d’évacuer. Il y avait parmi nous un lieutenant, deux sergents, deux caporaux et des soldats.
Le capitaine nous dit : “Mes enfants”, car nous sommes toujours les enfants du capitaine, “Mes enfants, je n’ai pas voulu cela, mais vous êtes désignés en formation antenne. On viendra vous rechercher, comptez-y, mais l’ordre est venu d’évacuer, il faut que vous restiez pour enterrer les morts – il oubliait de dire qu’il y avait quelques pas tout à fait morts, des soldats allemands. – On viendra vous chercher dès qu’on pourra, comptez sur nous.” Il le pensait peut-être, il n’imaginait pas qu’Hitler puisse aller beaucoup plus loin. Nous sommes donc restés là, une quinzaine. Là, sans que personne ne le dise, sans explication, je suis devenu le chef de notre petit groupe. Le lieutenant, les sergents, tout le monde s’est mis sous mes ordres. Je m’attendais à mourir, les obus commençaient à tomber, et j’ai dit ce qu’il fallait faire. C’est tout. Personne n’a contesté cela, j’avais réfléchi et réfléchi vite, j’ai mis chacun à sa place en laissant au lieutenant le soin de vérifier l’exécution de mes ordres. Il était au fond mon adjoint. J’ai organisé d’abord le refuge où coucher. Il y avait une très bonne cave, très bien voûtée qu’on pouvait espérer bien résister aux obus. On y a transporté des matelas. Ensuite, j’ai désigné ceux qui iraient chercher l’alimentation.
On nous avait dit : “Tout ce qui reste dans la ville est à vous.” Je leur ai fait prendre de grands paniers et je leur ai dit ce qu’il fallait, chez quels épiciers ils devaient aller et ce qu’il devaient rapporter. Certains sont revenus avec des bouteilles en me disant : “Regarde ! C’est chic, on a du mousseux !” Je leur ai dit : “Jetez-le par terre, repartez chercher du Champagne. Ne rapportez rien sans avoir lu les étiquettes : prenez le plus cher.” A partir de ce moment, on n’a mangé que du meilleur.
Puis, on a fait le tour de tous les lits de l’hôpital. Il ne restait pas beaucoup de gens, surtout des morts, mais on a trouvé quelques soldats allemands assez gravement blessés qui avaient été abandonnés là pour mourir. Je leur ai fait donner de la morphine. On n’avait pas laissé de médecin avec nous – et ils sont morts. On a commencé à enterrer les morts. C’était un travail énorme. Nous n’étions pas assez nombreux et on travaillait peut-être vingt heures par jour. Aussi, j’avais soigné les menus. Dans ces cas-là, on a une très grande capacité de buvaison. Je me souviens d’un repas particulièrement soigné : chacun avait pour commencer une petite bouteille de Porto, ensuite, on accompagnait au Bourgogne blanc, et chacun pouvait boire une bouteille entière, ensuite, Bourgogne rouge, toujours une bouteille chacun, enfin, café et alcools. Personne n’a été ivre. Tout le monde était enchanté de ma gestion. Tout a très bien marché.
C’est là que j’ai eu une vision extraordinaire. Un jour que je faisais ma tournée, je me suis trouvé dans le sous-sol d’un cinéma qui était juste à côté de l’hôpital. Il y avait des rangées de sièges soudés six par six entreposées là, serrées les unes contre les autres, et, coincé entre deux rangées, débout, tout nu, un grand Allemand mort. Ce qu’il a pu faire, je ne le sais pas. Il a fallu qu’il ait la force de descendre les escaliers, la force d’écarter les sièges, et il est mort là. C’était une vision assez curieuse.
Dernier souvenir de ce passage à Vouziers. Il faisait déjà chaud, il y avait un soleil très ardent, et, encore une fois, nous étions morts de fatigue, nous dormions à peine. Nos morts étaient enterrés, on avait à peu près fait ce qu’il y avait à faire, on n’avait plus qu’à attendre qu’on vienne nous chercher – mais nous n’en étions pas du tout sûrs.
Derrière l’hôpital, il y avait un beau jardin, un jardin potager. N’ayant rien à faire, je suis allé avec deux camarades sous une pompe, les jambes nues sous l’eau glacée, un bouquin de Spinoza qui m’a toujours accompagné pendant la guerre, tous les animaux en liberté qui se promenaient, les ânes, les coqs, les poules, les dindons, etc., les obus qui tombaient un peu partout, un soleil de plomb : je me suis endormi. C’est un assez bon souvenir, de paradis terrestre un peu spécial.
On n’espérait plus en sortir. De temps en temps, il y avait des balles qui se perdaient dans les rues. Je pense que des Allemands devaient passer à toute vitesse et tirer quelques balles, se disant qu’il y avait peut-être des francs-tireurs. Quand il s’agissait d’aller chercher des provisions, il fallait vite traverser la rue pour ne pas être tué. Ce n’était pas très dangereux, mais tout de même, il fallait faire attention. Finalement, on est venu nous chercher et le brave capitaine était heureux de nous récupérer. On nous a emmenés dans un endroit dont je me souviens comme d’un autre paradis qui s’appelait Vertevoye. C’était la fin d’une petite ligne de chemin de fer locale qui n’était plus en usage depuis cinquante ans au moins. Tout était envahi par l’herbe. C’était un petit paradis terrestre. Il n’y avait que de la verdure. Je me suis trouvé dans l’endroit idéal. J’y ai passé quelques jours et j’ai fini par atterrir à Rodez.
Voilà mes quelques souvenirs militaires, qui ne méritent pas… Là, je me suis trouvé en face de la mort. Quoi qu’inégalement, à peu près tous mes camarades avaient peur. Je me trouve assez facilement calme dans ces conditions. Je pense que c’est plutôt une question de tempérament que de culture ou de formation, si ce n’est que ma culture et ma formation Intellectuelle font que quand je me trouve dans des situations difficiles, je réfléchis dans le temps qui me parait convenable avant d’agir et j’agis fermement, avec décision. Ça, oui, c’est un effet de ma formation, mais je crois que le calme m’est naturel.
F. L. L. Là, en effet, j’ai peut-être eu quelques incidents, mais pas très graves. J’étais deuxième classe et le suis resté jusqu’à la fin de la Résistance où j’ai acquis un grade. Je ne peux pas dire que j’étais anti-militariste, sentant la nocivité de l’état anti-militaire et son inutilité. On m’a demandé ce que je pouvais faire, et quand j’ai parlé de mes études, on a décidé de me mettre dans un laboratoire d’analyses d’hôpital. Je n’étais pas qualifié pour faire des analyses de sang ou d’urine, mais ça m’a enchanté, j’ai tout de suite ajouté ça à mes cordes et j’ai fait très vite des progrès. J’ai d’ailleurs trouvé une méthode de mesure colorimétrique de je ne sais plus quoi, qui était un véritable progrès à cette époque. Immédiatement, le commandant de la pharmacie a publié un truc sous son nom sur cette méthode. C’était un très brave type, d’ailleurs. J’étais un peu protégé, car j’avais le laboratoire qui faisait les analyses médicales de la pharmacie sous ma direction, et j’avais un capitaine sous mes ordres ! Pas officiellement, c’est inconcevable, mais finalement, il l’était. Je ne connaissais rien de ces questions en entrant, mais j’ai appris très vite – je sais apprendre vite, naturellement. Les analyses d’urine, j’en ai fait des milliers, j’en ai fait des complètes, pour le plaisir ; j’ai fait des analyses de sang, j’ai même fait une analyse qu’on ne m’a jamais demandée, l’analyse d’un kyste, pour séparer les albumines des pseudo albumines. J’ai donc coulé là des jours pas malheureux, grâce à une capacité d’apprendre volontiers et vite n’importe quoi.
J’ai passé mon service militaire comme cela, ce qui m’a mis à l’abri des adjudants. J’avais aussi à faire des analyses de vin d’intendance. Le principe était le suivant : on achète une certaine quantité de vin, il est livré déjà avec de l’eau dedans ; une partie est prélevée pour le mess des officiers ; dans une autre partie, on ajoute un peu d’eau pour le mess des sous-officiers ; le reste, avec encore de l’eau, pour les simples soldats. On m’apportait donc le vin pour savoir s’il était conforme, j’ai donc appris ce qu’était un vin, et j’étais devenu assez fort dans ce domaine. J’étais devenu si fort que je pouvais faire mon analyse en goûtant un peu le vin – je vérifiais, parce que j’étais honnête – je savais dire les différents composants. J’étais aussi arrivé à faire mon analyse sur un très petit échantillon, ce qui me permettait de garder le reste : sur un litre de vin, j’en gardais facilement trois quarts de litre. Avec ce qui me restait, je faisais du Porto à offrir aux dames qui me plaisaient. Après Vincennes j’ai été envoyé à Vichy, où le laboratoire était plus important. Il y avait le casino en face du laboratoire et je voyais souvent les jeunes figurantes. Je leur offrais mon Porto – il ne valait certainement pas le Porto qu’il y avait en face, mais il avait du succès.
J’avais mis au point la fabrication complètement synthétique de Kirsch fantaisie, mais il ne valait pas mon Porto.
C’est comme ça que je suis resté à l’abri. Tout de même, pas complètement. J’en avais tout de même assez, de cette vie militaire. A Vincennes, on ne m’embêtait pas, mais je n’avais tout de même pas ma liberté, et j’avais une petite amie qui habitait à Neuilly !
J. M. La ligne est directe !
F. L. L. Oui, mais à ce moment-là, elle s’arrêtait Porte Maillot, d’une part, et à la Porte de Vincennes, d’autre part. J’allais la voir en faisant le mur. Naturellement, il me fallait arriver à temps pour prendre le dernier métro, mais la passion étant ce qu’elle est, j’arrivais pour voir filer la dernière rame.
Il me fallait donc traverser Paris à pied. Je me suis fait prendre une fois. Bon, prison. On faisait la prison dans le donjon du fort. Ce n’est pas terrible, mais c’est stupide, ce sont des petites brutalités – ce ne sont pas des tortures. J’en avais donc déjà assez quand je suis allé à Vichy, et j’ai eu suffisamment de raisons pour être dégoûté du service militaire, quoi que j’ai été vraiment un privilégié, surtout pour un deuxième classe ! J’ai été tellement heureux d’apprendre ma prochaine libération que je me suis enivré au-delà des limites. J’aurais dû y rester. J’ai bu trois litres de Pernod. Beaucoup en seraient morts. J’avais sans doute un assez bon système digestif, parce que la même aventure m’est arrivée pendant la déportation. Je suis tombé dans le coma et j’y suis resté trois jours.
Fin de la face 1 de la BANDE VI — BANDE VI, face 2 VI-2
Je me suis réveillé auprès d’un jeune officier très gentil, probablement un intellectuel. Je pense que ça a dû jouer en ma faveur. Il m’a appelé : “mon petit” et je n’ai pas eu de punition. Il faut dire qu’à Vincennes, mes escapades avaient été nombreuses et j’avais un matricule plein de punitions, il y avait eu des rallonges.
A part cela, de mes souvenirs militaires, celui qui m’a plus particulièrement impressionné, c’est l’ignorance profonde de certains médecins militaires. Profonde et grave. Je me souviens de l’un d’entre eux, en particulier. C’est une histoire incroyable, des amis à qui je l’ai racontée se sont demandé si je ne l’avais pas inventée : C’était à Vichy. Le laboratoire était assez grand, et la paillasse était de dix mètres au moins. Je regardais une préparation au microscope, un crachat. Un officier – qui n’était pas du service de santé – me voit par la fenêtre de la cour de la caserne, il entre dans le labo et me demande ce que j’examine. Je lui dis : “C’est un bacille de Koch.” Il regarde et me dit cette chose incroyable : “C’est vrai qu’il ressemble un peu à un coq.” Il est vrai qu’il n’était pas médecin…
Je me suis trouvé en danger une autre fois, vers la fin de la drôle de guerre, à l’hôpital de Vouziers. C’était pendant la période où les Allemands n’attaquaient pas, il y avait un petit espoir que l’on se réconcilie avec Hitler et que l’on tombe sur les Russes. Là aussi, j’étais deuxième classe, mais j’étais classé comme un intellectuel. J’ai eu des ennuis avec les autorités militaires parce qu’une de mes lettres avait paru suspecte : je continuais à jouer aux échecs par correspondance et ma partie leur avait semblé être un code, on me soupçonnait de faire de l’espionnage. J’ai été interrogé. A cette époque-là, j’étais déjà connu comme joueur d’échecs, mais ça ne prouvait rien, au contraire. Ils ont fini par me croire. Je leur ai dit : “Je peux vous apporter une preuve, à condition que vous vous penchiez sur ma preuve : cette partie est correctement jouée, demandez-le à un joueur d’échecs.” On peut se servir d’une partie correctement jouée pour dire “oui” ou “non”, par exemple, mais les différents coups de la partie ne pouvaient pas avoir un deuxième sens.
J. M. Ce serait un bel exercice !
F. L. L. J’y ai pensé, ça pourrait être utile dans un roman policier, mais pas en utilisant les coups d’une partie ; avoir deux codes, un vraiment très difficile et un plus facile – pas trop, ça mettrait la puce à l’oreille. On enverrait un message par le code facile et le véritable par le code très caché. Les autres déchiffrent le code facile – pas trop – il faut que ça veuille dire quelque chose d’intéressant, que ça justifie l’espionnage, etc. Je crois que ça n’a pas été utilisé.
J’avais eu une autre histoire pour une lettre aussi, qu’ils avaient mise de côté sans m’alerter. Quand on prend un espion, on donne un peu de mou à la laisse, naturellement. C’est une lettre que j’avais envoyée à celle qui allait devenir ma femme, qui était étudiante à ce moment-là, elle venait de sortir du lycée. Je lui avais envoyé un théorème que j’avais trouvé sur les triangles. Il y avait donc des tas de lignes et une certaine droite que j’avais inventée, et ça ressemblait un peu à des fortifications à la Vauban. Là aussi, on m’a interrogé, et là aussi, je leur ai dit : “Interrogez un mathématicien, il vous dira que c’est vrai mathématiquement.” Mais, ils ne sont pas sensibles à ces choses-là, pourquoi est-ce que ça ne serait pas en même temps une fortification à la Vauban et un théorème sur le triangle ? Finalement, on a admis que j’étais innocent.
Il s’est trouvé là-bas un jeune lieutenant qui s’appelait Casala. Il est mort en déportation. Il était de Châteauroux où il possédait une très belle pharmacie. Il était tout jeune et assez riche, très gentil, cultivé, ouvert à des idées très libérales, pas conformiste. Il m’a fréquenté, quoique deuxième classe, et je lui apprenais beaucoup de choses. Je lui ai appris notamment les livres de Spinoza autres que L’Ethique, je lui ai parlé de tous les livres bouddhistes, je lui ai parlé d’un tas de choses, biologie, sciences, etc.. Il avait beaucoup d’admiration pour moi et se mettait vraiment vis-à-vis de moi dans la position de quelqu’un qui apprend quelque chose et qui en est content. Ça m’a beaucoup protégé. Il m’avait fait mettre au magasin de l’hôpital, je n’avais rien à faire et je n’arrêtais pas de lire. Payot venait de publier mon bouquin sur les prix de beauté aux échecs et il m’envoyait tout ce que je voulais, je lisais deux ou trois livres par jour, j’étais vraiment heureux comme un roi. De temps en temps, le lieutenant Casala venait me rendre visite, on parlait beaucoup. Il était très anti-hitlérien. Il a fait ensuite de la Résistance, il a été arrêté et déporté. Il n’a pas pu tenir le coup. Il n’avait pas ma solidité morale ni physique.
Il était sympathisant du Front populaire, en gros.
Là-dessus, la drôle de guerre cesse, les Allemands commencent à envahir, ils arrivent assez vite du côté de Vouziers.
Un jour, on réunit une quinzaine d’entre nous dans la cour, les autres étaient en train d’évacuer. Il y avait parmi nous un lieutenant, deux sergents, deux caporaux et des soldats.
Le capitaine nous dit : “Mes enfants”, car nous sommes toujours les enfants du capitaine, “Mes enfants, je n’ai pas voulu cela, mais vous êtes désignés en formation antenne. On viendra vous rechercher, comptez-y, mais l’ordre est venu d’évacuer, il faut que vous restiez pour enterrer les morts – il oubliait de dire qu’il y avait quelques pas tout à fait morts, des soldats allemands. – On viendra vous chercher dès qu’on pourra, comptez sur nous.” Il le pensait peut-être, il n’imaginait pas qu’Hitler puisse aller beaucoup plus loin. Nous sommes donc restés là, une quinzaine. Là, sans que personne ne le dise, sans explication, je suis devenu le chef de notre petit groupe. Le lieutenant, les sergents, tout le monde s’est mis sous mes ordres. Je m’attendais à mourir, les obus commençaient à tomber, et j’ai dit ce qu’il fallait faire. C’est tout. Personne n’a contesté cela, j’avais réfléchi et réfléchi vite, j’ai mis chacun à sa place en laissant au lieutenant le soin de vérifier l’exécution de mes ordres. Il était au fond mon adjoint. J’ai organisé d’abord le refuge où coucher. Il y avait une très bonne cave, très bien voûtée qu’on pouvait espérer bien résister aux obus. On y a transporté des matelas. Ensuite, j’ai désigné ceux qui iraient chercher l’alimentation.
On nous avait dit : “Tout ce qui reste dans la ville est à vous.” Je leur ai fait prendre de grands paniers et je leur ai dit ce qu’il fallait, chez quels épiciers ils devaient aller et ce qu’il devaient rapporter. Certains sont revenus avec des bouteilles en me disant : “Regarde ! C’est chic, on a du mousseux !” Je leur ai dit : “Jetez-le par terre, repartez chercher du Champagne. Ne rapportez rien sans avoir lu les étiquettes : prenez le plus cher.” A partir de ce moment, on n’a mangé que du meilleur.
Puis, on a fait le tour de tous les lits de l’hôpital. Il ne restait pas beaucoup de gens, surtout des morts, mais on a trouvé quelques soldats allemands assez gravement blessés qui avaient été abandonnés là pour mourir. Je leur ai fait donner de la morphine. On n’avait pas laissé de médecin avec nous – et ils sont morts. On a commencé à enterrer les morts. C’était un travail énorme. Nous n’étions pas assez nombreux et on travaillait peut-être vingt heures par jour. Aussi, j’avais soigné les menus. Dans ces cas-là, on a une très grande capacité de buvaison. Je me souviens d’un repas particulièrement soigné : chacun avait pour commencer une petite bouteille de Porto, ensuite, on accompagnait au Bourgogne blanc, et chacun pouvait boire une bouteille entière, ensuite, Bourgogne rouge, toujours une bouteille chacun, enfin, café et alcools. Personne n’a été ivre. Tout le monde était enchanté de ma gestion. Tout a très bien marché.
C’est là que j’ai eu une vision extraordinaire. Un jour que je faisais ma tournée, je me suis trouvé dans le sous-sol d’un cinéma qui était juste à côté de l’hôpital. Il y avait des rangées de sièges soudés six par six entreposées là, serrées les unes contre les autres, et, coincé entre deux rangées, débout, tout nu, un grand Allemand mort. Ce qu’il a pu faire, je ne le sais pas. Il a fallu qu’il ait la force de descendre les escaliers, la force d’écarter les sièges, et il est mort là. C’était une vision assez curieuse.
Dernier souvenir de ce passage à Vouziers. Il faisait déjà chaud, il y avait un soleil très ardent, et, encore une fois, nous étions morts de fatigue, nous dormions à peine. Nos morts étaient enterrés, on avait à peu près fait ce qu’il y avait à faire, on n’avait plus qu’à attendre qu’on vienne nous chercher – mais nous n’en étions pas du tout sûrs.
Derrière l’hôpital, il y avait un beau jardin, un jardin potager. N’ayant rien à faire, je suis allé avec deux camarades sous une pompe, les jambes nues sous l’eau glacée, un bouquin de Spinoza qui m’a toujours accompagné pendant la guerre, tous les animaux en liberté qui se promenaient, les ânes, les coqs, les poules, les dindons, etc., les obus qui tombaient un peu partout, un soleil de plomb : je me suis endormi. C’est un assez bon souvenir, de paradis terrestre un peu spécial.
On n’espérait plus en sortir. De temps en temps, il y avait des balles qui se perdaient dans les rues. Je pense que des Allemands devaient passer à toute vitesse et tirer quelques balles, se disant qu’il y avait peut-être des francs-tireurs. Quand il s’agissait d’aller chercher des provisions, il fallait vite traverser la rue pour ne pas être tué. Ce n’était pas très dangereux, mais tout de même, il fallait faire attention. Finalement, on est venu nous chercher et le brave capitaine était heureux de nous récupérer. On nous a emmenés dans un endroit dont je me souviens comme d’un autre paradis qui s’appelait Vertevoye. C’était la fin d’une petite ligne de chemin de fer locale qui n’était plus en usage depuis cinquante ans au moins. Tout était envahi par l’herbe. C’était un petit paradis terrestre. Il n’y avait que de la verdure. Je me suis trouvé dans l’endroit idéal. J’y ai passé quelques jours et j’ai fini par atterrir à Rodez.
Voilà mes quelques souvenirs militaires, qui ne méritent pas… Là, je me suis trouvé en face de la mort. Quoi qu’inégalement, à peu près tous mes camarades avaient peur. Je me trouve assez facilement calme dans ces conditions. Je pense que c’est plutôt une question de tempérament que de culture ou de formation, si ce n’est que ma culture et ma formation Intellectuelle font que quand je me trouve dans des situations difficiles, je réfléchis dans le temps qui me parait convenable avant d’agir et j’agis fermement, avec décision. Ça, oui, c’est un effet de ma formation, mais je crois que le calme m’est naturel.
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Vouziers se trouve dans l’Aube, entre Reims et Sedan. C’est le genre de lieu où une telle histoire peut avoir lieu (champagne compris). MA
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